Il a fallu beaucoup de courage pour entrer dans Homs. D’abord Sky News, puis la BBC, et ensuite quelques hommes et femmes courageux, qui y sont allés pour parler au monde des souffrances de la ville, et qui, au moins pour deux d’entre eux, ont eux-mêmes souffert. En revanche, la semaine dernière, je n’ai pu m’empêcher de réfléchir, et de me dire que nous avions très vite appris le nom de Paul Conroy, l’indomptable photographe britannique qui a été blessé, alors que nous n’avons rien su des treize volontaires syriens qui auraient apparemment été tués par des tireurs d’élite et des obus en tentant de le sauver. Ce qui n’est bien sûr pas de sa faute. Mais je me demande si nous connaissons les noms de ces martyrs – ou si nous avons seulement l’intention de chercher à les connaître.
Tout cela a un côté un peu colonialiste. Nous sommes désormais si habitués aux exploits de ces trompe-la-mort que sont les versions hollywoodiennes des correspondants de "guerre" qu’ils sont, d’une certaine façon, devenus plus importants que les gens au sujet desquels ils témoignent. Hemingway est censé avoir libéré Paris – enfin, surtout le Harry’s Bar – mais qui, parmi nos lecteurs, se souvient du nom de tel ou tel Français mort dans les combats pour la capitale ? Personnellement, je n’ai pas oublié Terry Lloyd, mon téméraire collègue de la télévision, tué par les Américains en Irak en 2003 – mais qui peut citer le nom de l’un des quelque 250 000 ou 500 000 Irakiens morts des suites de l’invasion (à l’exception de Saddam Hussein, évidemment) ? La même année, le correspondant d’Al-Jazira a été tué à Bagdad lors d’une frappe aérienne américaine. Que ceux qui se souviennent de son nom lèvent la main. Réponse : Tareq Ayoub. Il était palestinien, et je me trouvais avec lui la veille de sa mort.
Le gilet pare-éclats est aujourd’hui le symbole de presque tous les journalistes de la télévision présents dans des zones en guerre. Je n’ai rien contre. J’en ai porté pendant la guerre de Bosnie. Mais le spectacle de ces reporters en combinaison bleue, occupés à interviewer les victimes de la guerre, lesquelles ne bénéficient pas de ce genre de protection, suscite en moi un malaise grandissant. Je sais que les assureurs insistent pour que les correspondants et les équipes de tournage s’affublent de ces machins. Mais dans les rues, c’est une autre impression qui se dégage : celle que la vie des journalistes occidentaux a quelque part plus de valeur, qu’elle est intrinsèquement plus précieuse, plus digne d’être préservée que celle des civils "étrangers" qui souffrent autour d’eux. Il y a de cela des années, au cours d’un échange de tirs d’artillerie à Beyrouth, on m’a demandé d’enfiler un gilet pare-éclats pour un entretien télévisé mené par un journaliste lui-même engoncé dans un de ces étuis d’acier de plus de cinq kilos. J’ai refusé. Il n’y a pas eu d’interview.
A la fin des années 1990, nous avons également été témoins de l’émergence d’un phénomène comparable et tout aussi dérangeant. Comment les reporters faisaient-ils "face" à la guerre ? Fallait-il leur accorder une "aide psychologique" pour gérer leurs terribles expériences ? Devaient-ils s’efforcer de "faire leur deuil" ? Le Press Gazette m’a appelé pour me demander un commentaire à ce sujet. J’ai dit non. Le journal a quand même publié un article qui déblatérait à n’en plus finir sur les traumatismes subis par les journalistes – avant de laisser entendre que ceux qui "refusaient de l’aide" étaient des alcooliques. Il n’y avait que deux solutions : le baratin des psys ou la bouteille. Alors que l’impitoyable vérité, bien sûr, c’est que les journaleux peuvent prendre le premier avion pour chez eux dès que ça se durcit, en business class avec un verre de champagne à la main. Ce sont les pauvres gens privés de gilets pare-éclats qu’ils laissent derrière eux – avec des passeports dont personne ne veut, aucun visa pour l’étranger, qui tentent désespérément d’éviter que leurs familles vulnérables ne soient à leur tour noyées dans le sang – qui ont besoin d’aide.