La dernière porte ouverte défoncée avec grand fracas est celle qui concerne la question de la femme. Voilà plus d’un demi-siècle que la Tunisie suit la voie de la raison et de l’intelligence en faisant de la femme l’égale de l’homme. Certes, 56 ans après l’adoption du Code du statut personnel la condition de la femme tunisienne est encore loin d’être idéale, mais c’est ce qu’il y a de mieux dans cette vaste aire qui s’étend du Maroc à Bahreïn.
Même au plus fort de l’instabilité politique qui a suivi le soulèvement du 14 janvier 2011, il n’y avait pas d’inquiétudes particulières sur le sort du CSP et les acquis de la femme. Pour beaucoup de naïfs, la tranquillité de ce côté était d’autant plus justifiée que les responsables islamistes avaient tenu un discours préélectoral très rassurant, promettant non seulement de protéger tous les acquis de la femme accumulés depuis 1956, mais de les renforcer…
En fait, la volte-face des islamistes sur la question des acquis de la femme n’a pas étonné grand monde, compte tenu de la tactique du double langage que les islamistes manient avec aisance et sans le moindre problème de conscience et qui est devenue leur marque déposée si l’on peut dire.
Cette volte-face n’est donc pas extraordinaire. Le discours islamiste préélectoral encensant les acquis de la femme tunisienne et promettant de les multiplier sonnait creux, sonnait faux. La raison est simple. La base religieuse et idéologique sur laquelle est édifié le parti Ennahdha est incompatible avec la philosophie du Code du statut personnel. Cette incompatibilité est reflétée par le malaise que vivent les dirigeants de ce parti, et en particulier son chef Ghannouchi, chaque fois que la question des acquis de la femme est abordée dans un débat public.
La haine inextinguible que ressentent les islamistes envers Habib Bourguiba, le bâtisseur de la Tunisie moderne, ne s’explique pas seulement par la répression que le premier président du pays a impitoyablement engagée contre eux. Elle s’explique aussi et surtout par le fait que Bourguiba est incontestablement le libérateur de la femme tunisienne et que, comme l’a affirmé récemment Mahmoud Mestiri à l’un des quotidiens, « sans Bourguiba, il n’y aurait jamais eu de Code du statut personnel ».
Le malaise des islamistes face à l’arsenal juridique faisant de la femme l’égale de l’homme, s’est intensifié avec leur arrivée au pouvoir. Face à leur responsabilité d’appliquer les lois du pays, Ils se sont très vite trouvés en porte-à-faux avec les principes élémentaires pour lesquels ils ont milité des décennies durant et pour l’application desquels ils ont connu la répression et la prison sous Bourguiba et surtout sous Ben Ali.
Ce déchirement, les islamistes l’ont un peu cherché en voulant à tout prix exercer le pouvoir. En postulant leur candidature pour l’exercice du pouvoir en octobre dernier, les gens d’Ennahdha savaient pertinemment qu’en cas de victoire ils n’allaient pas gérer le pays avec l’arsenal juridique de l’Arabie Saoudite ou du Qatar. Ils savaient très bien qu’ils allaient être dans l’obligation de gérer des lois contraires à leurs principes et à leurs convictions.
Beaucoup de lois ont été violées par les dirigeants islamistes et leurs partisans. Les lois relatives à la gestion des mosquées, à la liberté de conscience et de pensée, à la protection des universités contre la violence et l’anarchie, à la neutralité de l’administration et la nomination des fonctionnaires et la liste est très longue.
De telles violations n’ont pas engendré de réactions virulentes de la part de la société civile, celle-ci étant déjà habituée à ce genre de violations qui constituaient la règle et non l’exception du temps du règne de Ben Ali. Tout au plus entend-on ici et là des commentaires désabusés du genre « on n’est pas sorti de l’auberge », « Ennahdha, nouveau RCD », « les islamistes, de bons élèves de Ben Ali » etc.
Les problèmes ont commencé quand les islamistes ont décidé de prendre le risque de s’attaquer à ce que l’on peut appeler les lois-symboles, les lois qui font à la fois la singularité et la fierté des Tunisiens dans le monde arabe. Les lois relatives aux droits acquis de la femme sont de celles-là.
Ce pas franchi par les islamistes a suscité une réaction virulente et légitime de la part de la société civile qui soutient inconditionnellement tous les acquis accumulés par la femme tunisienne de 1956 à nos jours. Mais ce pas imprudent a montré aussi le degré de naïveté des islamistes au pouvoir et leur grande méconnaissance de la société tunisienne et de son évolution. Cette méconnaissance est dans la logique des choses quand on sait que la quasi-totalité des gens qui exercent aujourd’hui les hautes responsabilités dans le pays étaient soit exilés à l’étranger, soit en prison.
Cette double tare des islamistes les empêche visiblement de voir clairement et d’entendre distinctement le refus assourdissant de la société tunisienne dans son écrasante majorité de la moindre remise en cause des droits acquis de la femme tunisienne.
Des milliers d’hommes et de femmes ont manifesté le 13 août dernier contre la tentative d’atteinte au Code du statut personnel par les islamistes qui veulent substituer au concept d’égalité, universellement accepté, le concept de complémentarité, imaginé en désespoir de cause par les idéologues d’Ennahdha. Au cours de cette manifestation, l’un des slogans les plus répétés par les femmes adressait un message au président du parti islamiste au pouvoir : « Ghannouchi, jette l’éponge, la femme tunisienne est trop forte ».
C’est un conseil judicieux que les gens d’Ennahdha gagneraient à appliquer à la lettre. Peut-être alors cesseraient-ils d’enfoncer les portes ouvertes et s’occuperaient-ils enfin des véritables problèmes du pays. Il n’y a rien de plus épuisant que de nager à contre-courant. Et dans ce sens, le conseil des femmes à Rached Ghannouchi est dans l’intérêt bien compris d’Ennahdha.