Tiré de Reporterre.
COP24 — Pendant trois semaines, Reporterre devient « le quotidien du climat ». Tous les jours, à partir du 26 novembre, une enquête ou un reportage sur ce phénomène qui commence à bouleverser la vie de l’humanité et définit son avenir. Tous nos articles sont à retrouver ici !
« Il n’a pas plu cette année ni l’année dernière. Mon champ de maïs n’a rien produit. Il n’y a pas eu de récolte, nous n’avions plus de revenus. Ce n’est plus comme avant, cela nous force à émigrer. » Interrogé par The Guardian, Jesús Canan fait partie de ces milliers de Latino-Américains en « caravane » pour les États-Unis. Si cette caravane de migrants, vilipendée par Donald Trump, est généralement décrite comme une foule fuyant la violence et la misère, plusieurs experts mettent en avant un autre facteur : le changement climatique.
« Le dérèglement climatique n’est pas en soi créateur de migrations, tempère Alice Baillat, chercheuse à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques). Mais il est un multiplicateur de menaces. Il vient aggraver les tensions et s’ajouter à d’autres facteurs préexistants. » Ce qui est certain en revanche, c’est que « de plus en plus de personnes sont et seront amenées à se déplacer à cause des conséquences du changement climatique ».
S’il est difficile de mesurer le nombre de « migrants environnementaux », plusieurs instituts se sont attachés à chiffrer les mouvements de populations provoqués par des catastrophes naturelles. Quatre millions de Philippins déplacés par le typhon Haiyan en 2013. Au nord-est de l’Inde en 2012, les inondations dues à la mousson ont forcé 6,9 millions de personnes à quitter leur maison dans l’État d’Assam. L’ouragan Katrina qui a frappé La Nouvelle-Orléans en 2005 a jeté 400.000 Étasuniens hors de leur foyer, tandis que sept ans plus tard, la tempête Sandy entraînait le déplacement de 776.000 personnes dans vingt-quatre États de la côte est. Le mois dernier près de Sacramento, plus de 50.000 habitants ont dû évacuer leur domicile sous la menace des flammes. Dans le sud de la Californie, l’incendie a déplacé près de 200.000 personnes.
Les inégalités de revenus sous-tendent ces migrations forcées
Au total, d’après l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les catastrophes climatiques déplacent entre 21 et 24 millions d’êtres humains par an. Soit plus de 60.000 personnes chaque jour. Or, à en croire les scientifiques, les événements extrêmes comme les pluies « se sont intensifiés au cours des dernières décennies et continueront à s’intensifier dans le futur sous l’effet du réchauffement mondial ». Ainsi, dans le monde, les risques de déplacement des populations fuyant les catastrophes ont doublé depuis les années 1970.
« Il y a plus de personnes déplacées par un événement climatique extrême que par un conflit », rappelle pour sa part Oxfam. Dans un rapport publié l’an dernier, l’ONG relève par ailleurs les inégalités de revenus sous-tendant ces migrations forcées : « Entre 2008 et 2016, les populations des pays à faible revenu et des pays à revenu intermédiaire faible ont été cinq fois plus susceptibles d’être déplacées à cause de ces catastrophes que les habitants de pays à revenu élevé. »
Autre conséquence directe du dérèglement climatique, la montée des eaux menace des dizaines de millions d’habitants. En 2015, Reporterre s’était rendu au Bangladesh, dont les deux tiers du territoire sont à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Au moment de la mousson, une eau boueuse envahit maisons, écoles, routes et champs. Chaque année, 60.000 hectares de terres disparaissent, emportés par les fleuves en crue et 50.000 personnes abandonnent leur logement et migrent ailleurs.
Même constat implacable dans les îles du Pacifique, comme à Ouvéa. L’océan s’élève, l’eau potable des puits se salinise… et « un jour, l’île va disparaître, s’émouvait un chef kanak rencontré par Reporterre. Ce ne sera pas pour notre génération, mais pour celle de nos enfants ou de nos petits-enfants ».
Selon Oxfam, à long terme, la montée du niveau des mers résultant d’un réchauffement de 2 °C pourrait entraîner la submersion de terres où vivent actuellement 280 millions de personnes. En Asie, les grands deltas — du Gange, du Yangtze, du Mékong —, où se concentre la majorité de la population, sont presque tous concernés par le risque de submersion. Les mégalopoles côtières, comme Jakarta, Tokyo, Shanghai ou Bombay, mais également Londres, Istanbul et l’ensemble des villes des Flandres et des Pays-Bas, pourraient durement souffrir de la montée des eaux.
« Outre les catastrophes climatiques, il existe des processus lents de dégradation des écosystèmes, comme la désertification, précise Daria Mokhnacheva, membre de l’OIM et corédactrice de l’Atlas des migrations environnementales. Ces dégradations fragilisent les ressources en eau ou en alimentation, et peuvent conduire à des migrations. » Notamment si un épisode particulièrement sévère de sécheresse survient ou se prolonge, comme ce fut le cas dans la Corne de l’Afrique il y a près de deux ans.
« Des migrations temporaires peuvent aussi constituer une stratégie d’adaptation au changement climatique »
Oxfam s’était alors rendu dans un camp de déplacés, afin de recueillir des témoignages, dont celui d’Ibado, 60 ans : « De toute ma vie, je n’avais jamais vu cela. Nous avions 700 moutons et chèvres, avait raconté la grand-mère. Il ne nous en reste que sept. Je n’ai jamais vécu dans un camp avant, c’est cette sécheresse qui m’a obligée à le faire. » D’après l’ONG, le changement climatique a exacerbé les effets de la sécheresse, qui, cumulée au conflit, à la pauvreté chronique et à la vulnérabilité, a provoqué le déplacement de 3,7 millions de personnes en Éthiopie, en Somalie et au Kenya. « Une grande part des personnes déplacées sont des enfants particulièrement vulnérables à la violence et aux abus, écrit l’association. Lors du précédent épisode de sécheresse de 2010–2011, le nombre de mariages de filles mineures “échangées” contre du bétail a augmenté tandis que les familles luttaient pour leur survie. »
« Mais des migrations temporaires peuvent aussi constituer une stratégie d’adaptation au changement climatique, ajoute Daria Mokhnacheva. Lors de la saison aride, les habitants des zones rurales affectées se rendent en ville pour y travailler, puis rentrent chez eux quand la sécheresse se termine. » Adaptation des modes de vie plus ou moins contrainte et bien vécue. Dans les régions sahéliennes, les pasteurs transhumants ont dû changer leur trajectoire du fait du changement climatique, car les points d’eau pour le bétail se raréfient ou bougent. Ils se déplacent notamment vers des zones utilisées par des populations sédentaires, suscitant ainsi des dissensions.
Si le changement climatique peut s’ajouter, voire accentuer des tensions préexistantes, la chercheuse Alice Baillat reste très prudente quant au lien entre conflit, terrorisme et dérèglement climatique. « Dans le conflit syrien, l’importance des facteurs climatiques est très difficile à démontrer, avance-t-elle. En 2010 et 2011, le nord-est de la Syrie a souffert d’une sécheresse, exacerbée par une très mauvaise gestion de la ressource en eau par le gouvernement de Bachar Al-Assad. 1,5 million de Syriens sont partis des campagnes pour les grandes villes. Cette pression redoublée, dans un contexte de mécontentement et d’inaction du gouvernement, a participé à l’émergence des premières révoltes. »
Autre exemple, au Tchad. « Pour répondre aux besoins d’une population grandissante, l’extraction croissante d’eau couplée au changement climatique a asséché le lac Tchad à un dixième de sa superficie initiale, ce qui a engendré une concurrence féroce et des conflits sur les terres et les ressources en eau », raconte Oxfam dans son rapport. « Les groupes armés, notamment Boko Haram, en ont profité pour étendre leur influence dans cette région fragilisée, en promettant des salaires importants à ceux qui s’engageaient », développe Alice Baillat. D’après un décompte de l’ONG, en 2017, 2,6 millions de personnes ont été déplacées par la crise humanitaire dans et autour du bassin du lac Tchad.
Combien serons-nous sur les routes, à fuir la chaleur, les tempêtes ou la montée des eaux ?
« Nous entrons dans un siècle de migration, expliquait à Reporterre François Gemenne. Les migrations vont augmenter mais vont aussi changer de nature, notamment devenir de plus en plus contraintes. De plus en plus de gens vont être forcés de migrer. Et de plus en plus de gens, les populations rurales les plus vulnérables, vont être incapables de migrer, parce que l’émigration demande beaucoup de ressources. »
Combien serons-nous sur les routes, à fuir la chaleur, les tempêtes ou la montée des eaux ? Le chiffre de 200 millions de déplacés d’ici à 2050, souvent avancé, ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté scientifique. « Il s’agit d’un ordre de grandeur plutôt que d’une donnée scientifiquement rigoureuse, résume Alice Baillat. Mais il permet d’interpeller les États. »
Car une chose est certaine, les gouvernements, pour beaucoup englués dans une vision sécuritaire et politicienne des migrations, n’ont pas pris la mesure des bouleversements à venir. « Il faut mettre en place des mécanismes d’assistance et de gestion des déplacements en vue de la multiplication des catastrophes climatiques, détaille Daria Mokhnacheva. Et prévoir des réponses adaptées à chaque territoire, avec des mesures d’adaptation au changement climatique pour que les gens puissent au maximum rester chez eux, mais également aider d’autres à se relocaliser. Nous devons nous préparer. »
Au sein de l’Union africaine, les États ont mis en place des mécanismes de coopération en cas de déplacements de populations. Depuis la COP21, une plateforme internationale, la Platform on Disaster Displacement, promeut un agenda de protection en faveur des migrants climatiques. L’accord de Paris a mis en place une task force scientifique sur les questions de mobilité. De nombreux pays, notamment insulaires, réfléchissent à leur adaptation à venir. Le Pacte mondial pour les migrations actuellement en discussion dispose d’un article entier sur les facteurs environnementaux. « Bien sûr, rien de tout cela n’est contraignant, et il n’existe aucun mécanisme juridique global pour protéger ces réfugiés, conclut Alice Baillat. Mais des initiatives régionales, bilatérales se multiplient, et c’est un début. »
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