Platon. 1993. Le sophiste. Paris : GF- Flammarion, 324 p.
Le sophiste est une œuvre de la troisième période (370-347). Les personnages sont : Théodore (un mathématicien), Socrate, un étranger d’Élée (disciple de Parménide et de Zénon) et Théétète (un mathématicien et philosophe). Le philosophe et le sophiste revendiquent la même chose : la sagesse. Ils se ressemblent, affirme Platon, de la même manière que le chien ressemble au loup. Le philosophe est, selon Platon, très différent du sophiste. Le philosophe, à l’instar de « l’homme libre » évolue dans la lumière de la vérité alors que le sophiste se réfugie dans l’obscurité du non-être. Dans le présent livre, Platon présente le sophiste comme étant une personne qui ne cherche qu’à tirer profit de son art de persuader. Le sophiste est un marchand de discours : « un marchand de connaissances à l’usage de l’âme » (p. 110). Socrate, se prétend ignorant (« Je sais que je ne sais pas »), le sophiste pour sa part affirme tout savoir, mais son savoir est souvent un faux savoir. Dans Le sophiste, Platon présente les cinq genres de l‘Être : l’Être, le Repos, le Mouvement, le Même et l’Autre. Parménide soutient que seul l’Être existe et que le Non-Être n’existe pas. Dans le présent livre, au-delà de la critique de la sophistique, c’est le problème de l’être et du non-être qui est débattu, avec pour conclusion l’effondrement de l’axiome de Parménide. Pour arriver à ce résultat, Platon montre que l’Autre est Non-Être de l’Être et donc, par conséquent, que le Non-Être existe. Il prouve l’existence du Non-Être à travers le discours suivant :
« Théétète est assis […] Théétète […] vole » (p. 194).
Le premier discours : « Quand il y a discours, ce doit être un discours qui porte sur quelque chose ; un discours qui ne porte sur aucune chose, est impossible » (p. 193) est vrai. L’étranger est bien assis à côté de son interlocuteur du nom de Théétète. Le deuxième discours porte sur quelque chose qui n’existe pas. Théétète est un humain, il est incapable de voler. Ce discours est faux parce qu’il fait allusion à quelque chose qui relève du Non-Être. Le sophiste affirme que le faux discours est vrai. Il affirmera que Théétète peut voler, parce qu’il soutient que le Non-Être (le faux) ne peut pas exister.
« L’Étranger
Faisons d’abord une pause, afin de reprendre haleine, et pendant le repos, récapitulons tous les aspects sous lesquels le sophiste nous est apparu. Il me semble que les traits que nous lui avons donnés en premier lieu étaient ceux d’un chasseur de jeunes gens riches, en quête d’un salaire.
Théétète
Oui.
L’Étranger
En second lieu, il nous est apparu comme un marchand de connaissances à l’usage de l’âme.
Théétète
Absolument.
L’Étranger
Ne s’est-il pas montré, en troisième lieu, comme quelqu’un qui fait le commerce de détail de ces mêmes objets ?
Théétète
Oui, et en quatrième lieu, comme un fabricant des connaissances qu’il vendait.
L’Étranger
Ta mémoire est sans faille. J’essaierai de me souvenir de son cinquième aspect. C’était une sorte d’athlète en matière de lutte dans les raisonnements, s’arrangeant à merveille dans la technique de la dispute.
Théétète
C’était bien ainsi.
L’Étranger
Son sixième aspect était contestable, mais nous nous sommes accordés à dire qu’il purifiait l’âme des opinions qui l’entravent dans l’acquisition des connaissances.
Théétète
Absolument » (p. 110-111).
Le sophiste est « une sorte de contradicteur » (p. 112) point à la ligne.
Un contradicteur qui « s’enfouit dans l’obscurité du non-être et, attaché à celle-ci, se camoufle ; c’est l’obscurité de l’endroit qui rend difficile sa reconnaissance » ; ajoutons : « Le philosophe, à son tour, toujours attaché par les raisonnements à la forme de l’être, n’est pas absolument facile à percevoir, mais, dans son cas, la difficulté résulte de la clarté propre à son domaine : les yeux de l’âme de la plupart, en effet, sont incapables de faire des efforts pour fixer leur regard sur le divin » (p. 170).
Comment éviter la méprise de Parménide au sujet de l’Être et du Non-Être :
« L’Étranger
Alors, qu’on ne dise pas que lorsque nous avons eu le courage d’affirmer que le non-être existe, nous pensions mettre en évidence le contraire de l’être. En ce qui nous concerne, il y a déjà longtemps que nous avons envoyé promener n’importe quel contraire de l’être, soit qu’il existe, soit qu’il n’existe pas, qu’il possède un certain sens ou qu’il soit complètement irrationnel. A propos de ce que nous venons de dire sur l’existence du non-être, ou bien il faut que quelqu’un nous réfute en nous convainquant que nous n’avons pas parlé comme il fallait, ou bien, si cela n’est pas possible, que l’on dise sur lui les mêmes choses que nous disons, c’est-à-dire, que les genres se mélangent mutuellement, que l’être et l’autre passent à travers tous les genres, et réciproquement, l’un par rapport à l’autre ; que l’autre participe à l’être et qu’il existe grâce à cette participation, mais qu’il n’est pas ce à quoi il participe, mais autre, et, comme il est autre que l’être, il est nécessairement et de toute évidence, non-être. L’être, à son tour, comme il participe à l’autre, est différent de tous, il n’est pas chacun d’eux ni la totalité des autres, mais lui-même, et de cette manière il n’est pas, incontestablement, des milliers et des milliers de choses, et les autres choses, soit individuellement, soit dans leur ensemble, à plusieurs reprises, sont, et un grand nombre de fois, ne sont pas » (p. 184-185).
L’Étranger
Quand il y a discours, ce doit être un discours qui porte sur quelque chose ; un discours qui ne porte sur aucune chose, est impossible.
Théétète
C’est ainsi.
L’Étranger
Ne faut-il pas aussi qu’il soit d’un certain type ?
Théétète
Comment ne le serait-il pas ?
L’Étranger
Appliquons notre pensée à nous-mêmes.
Théétète
Soit.
L’Étranger
Je te dirai un discours unissant une chose et une action par le moyen d’un nom et d’un verbe ; tu me diras sur qui portera le discours.
Théétète
Qu’il en soit ainsi, dans la mesure de mes possibilités.
L’Étranger
« Théétète est assis. » Est-ce là un long discours ?
Théétète
Non. Il est d’une longueur modérée.
L’Étranger
Ta tâche consiste à dire à propos de quoi, et sur quoi porte le discours.
Théétète
C’est évident : à propos de moi et sur moi.
L’Étranger
Et celui-ci ?
Théétète
Lequel ?
L’Étranger
« Théétète, avec lequel je parle, vole. »
Théétète
Encore une fois, la seule réponse possible est celle-ci : sur moi et à propos de moi.
L’Étranger
Mais nous avons dit qu’il était nécessaire que tout discours soit d’un type déterminé.
Théétète
Oui.
L’Étranger
Que pouvons-nous dire du type de chacun d’eux ?
Théétète
Que l’un est, je pense, faux, et que l’autre est vrai.
L’Étranger
Celui qui est vrai dit les choses comme elles sont, à propos de toi.
Théétète
Bien sûr.
L’Étranger
Le faux, en revanche, dit quelque chose de différent de ce qui est.
Théétète
Oui.
L’Étranger
C’est ainsi qu’il dit des choses qui ne sont pas, comme si elles étaient.
Théétète
A peu près.
L’Étranger
Il dit, à propos de toi, des choses différentes, mais, qui existent réellement. Nous avons affirmé, en effet, qu’il y avait beaucoup d’êtres qui étaient en rapport avec chaque chose, mais aussi beaucoup de non-êtres.
Théétète
Assurément.
L’Étranger
Eh bien, le second discours que j’ai énoncé à propos de toi était nécessairement, en premier lieu – et selon la définition que nous avons proposée du discours- l’un des plus brefs.
Théétète
Oui. Nous étions tombés d’accord là-dessus.
L’Étranger
Et en second lieu, il portait sur quelqu’un.
Théétète
C’est ainsi.
L’Étranger
S’il ne porte pas sur toi, il ne porte sur personne d’autre.
Théétète
C’est impossible autrement.
L’Étranger
S’il ne portait pas sur personne, il ne serait absolument pas un discours, car nous avons déjà montré qu’il était impossible qu’il y ait un discours qui soit un discours de rien.
Théétète
C’est très juste.
L’Étranger
Eh bien ! Quand on dit, à propos de toi, des choses différentes comme si elles étaient les mêmes, et des choses qui ne sont pas comme elles étaient, c’est — il me semble — à partir de cette composition des verbes et des noms, que surgit réellement et véritablement le discours faux.
Théétète
C’est tout à fait vrai » (p. 193-197).
Où mène ce dialogue ? Sert-il « véritablement » d’instrument de dialectique à propos d’une confrontation entre l’Être et le Non-Être ou plutôt entre le vrai et le faux, sinon entre la vérité et le mensonge ? Se réduit-il « véritablement » à une condamnation des sophistes ? Sans vouloir mettre des paroles supplémentaires dans la bouche de Platon ou ajouter de nouvelles lignes à son dialogue, osons reconnaître qu’il a déjà posé un pied chez les sophistes, une et peut-être plusieurs fois, au point de se fâcher contre lui-même et de vouloir avoir sous la main un enseignement utile. Mais s’il a été en défaut, si cette tendance aux sophismes ne concerne pas seulement les pratiquants de longue date qui en font même une profession, alors nous sommes accusés d’avoir été à notre tour « sophistes », selon les moments. Et qui de mieux placé pour nous enseigner et plaider contre le sophisme qu’un « Étranger », c’est-à-dire quelqu’un qui ne vit pas parmi nous, au sein de notre groupe, qui semble immunisé contre cette inclination, qui a donc su s’élever au-dessus de cette manie. D’où proviendrait-il ? Existerait-il réellement ? Serions-nous plutôt enclin à en faire un être de fiction ou un non-être, justement parce que même dans la plus folle imagination cet étranger n’aurait aucune emprise dans la réalité ? Voilà vers où mène ce dialogue, c’est-à-dire vers un idéal platonicien de la vérité, car jugé bon dans la recherche d’une harmonie collective.
Conclusion
Il faut non seulement se méfier mais aussi combattre les sophistes. Pourquoi ? Parce qu’ils manipulent le langage et préfèrent l’efficacité du discours à la vérité.
Pourtant, dans le Livre III de La République, Platon voit le mensonge comme étant « inutile aux dieux, mais utile aux hommes ». Il fait dire à Socrate que « le mensonge est inutile aux dieux, mais utile aux hommes sous forme de remède […] l’emploi d’un tel remède doit être réservé aux médecins, et que les profanes ne doivent point y toucher, […] Et s’il appartient à d’autres de mentir, c’est aux chefs de la cité, pour tromper, dans l’intérêt de la cité, les ennemis ou les citoyens ; à toute autre personne le mensonge est interdit » (p. 140). Dans la Cité idéale de Platon, il est donc permis aux chefs de mentir au peuple.
L’œuvre de Platon comporte elle aussi, ici et là, des contradictions.
Nous retenons du livre Le sophiste que Platon affirme avec force l’idée que l’art de persuader, pour le simple plaisir de la persuasion, est vil. Il préfère les exigences de la démarche de la dialectique de Socrate pour atteindre les voies de la connaissance. Nous sommes donc ici en présence d’un bouquin qui consacre la rupture entre le logos et la dialectique.
Yvan Perrier
Guylain Bernier
15 novembre 2020
yvan_perrier@hotmail.com
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