Tiré du site de la revue Contretemps.
De fait, des millions de personnes obligées de fuir les guerres vivent actuellement dans des camps de réfugiés. Les fractures confessionnelles et les pouvoirs autoritaires semblent relever du destin inexorable, les acteurs non étatiques tendent à traduire leur gain militaire en gain politique, et chacun exige sa part du gâteau alors qu’il n’y a quasiment plus rien à phagocyter. Le Liban traverse une crise économique sans précédent après des années de politiques néolibérales menées par une hypothétique « démocratie consociative » qui n’est en pratique rien d’autre qu’un système basé sur la collusion mafieuse entre une finance corrompue et une classe politique composée d’anciens chefs de guerre.
En Irak, l’invasion étasunienne en 2003 avait sciemment détruit l’État sous prétexte de le « débaathiser » selon la volonté du « proconsul » de l’époque, Paul Bremer, qui fit adopter une Constitution dans laquelle les institutions et les citoyens ne sont rattachés à l’État que par l’appartenance confessionnelle. L’occupation américaine y a provoqué une guerre civile de plusieurs années et a consacré au pouvoir une élite qui a détourné des milliards de dollars[1]. Quant à la Syrie, son rêve de Printemps se transforma en long hiver d’une guerre régionale et internationale par Syriens interposés, tandis que le Yémen est la victime des ambitions folles de l’héritier du trône saoudien.
C’est dans ce contexte que la crise sanitaire du coronavirus a vu le jour : des pays épuisés par les guerres, des structures publiques quasi inexistantes et des populations démunies.
Quelques chiffres…
Selon les données de l’OMS, plus de 1500 personnes ont été infectées en Irak, environ 620 au Liban, et 320 en Palestine, alors que les statistiques pour la Syrie et le Yémen sont difficilement vérifiables. Si les chiffres peuvent sembler dérisoires en comparaison avec l’hécatombe en Occident, la catastrophe n’en demeure pas moins grande compte tenu de l’état des institutions sanitaires.
L’Irak a moins de 1,2 lit pour 1000 habitants[2] alors qu’au Liban, les hôpitaux gouvernementaux et privés disposent seulement de 500 lits dotés d’équipements respiratoires (ministère de l’Information). Concernant le cas syrien où officiellement il y a moins de dix cas, un collectif de médecins a publié une tribune dans Libération dans laquelle est décrite une situation catastrophique :
« Le système de santé est sinistré et peu équipé. Il n’y a que 201 lits de soins intensifs et 95 respirateurs disponibles dans tout le Nord-Ouest syrien. Hors soins intensifs, on comptabilise un lit médicalisé pour 1 363 habitants. Beaucoup moins que toutes les normes internationales, et moins que les normes humanitaires. 600 médecins seulement sont présents dans la région pour 4,2 millions de personnes. Soit 1,4 médecin pour 10 000 habitants »[3].
Au Yémen, à l’heure où ces lignes sont écrites, un seul cas aurait été détecté. Néanmoins, la guerre a détruit une grande partie du parc hospitalier[4]. Selon Xavier Joubert, directeur de l’ONG Save the Children au Yémen, il n’y a que « 700 lits disponibles en unité de soins intensifs et 500 ventilateurs pour une population de quelque 30 millions de personnes »[5].
Ces chiffres montrent l’ampleur de la fragilité des structures médicales. L’état de décrépitude du secteur médical n’est, en réalité, que le miroir d’États au bord du gouffre. Dans ce contexte de manque cruel de moyens, si l’épidémie devenait incontrôlable, des millions de victimes seraient à craindre.
La malédiction de trop : le cas de l’Irak
La crise sanitaire s’est déclarée alors que l’Irak traverse l’une des crises les plus graves depuis l’occupation américaine en 2003. En effet, la période post-guerre contre l’« État Islamique » (2014-2017) a été marquée par des tensions intrachiites durant la phase préélectorale en mai 2018. Se disputaient d’un côté les factions intégrées aux Forces de Mobilisations Populaires (FMP)[6] estimant leur représentation politique en deçà de leurs sacrifices, eux qui avaient fait reculer Daech durant l’été 2014, et de l’autre côté, Moqtada Sadr, fils de l’ayatollah Mohammad Sadeq al-Sadr exécuté en 1999 par Saddam Hussein[7], qui se considère comme le porte-parole légitime des franges sociales les plus pauvres en raison de son fort ancrage à Sadr City et dans le Sud du pays, ainsi que les partis au pouvoir depuis 2005, notamment le parti Daawa.
Les élections législatives en mai 2018 consacrent Saeroun, la coalition menée par Moqtada Sadr et le parti communiste comme les principaux vainqueurs du scrutin. Or, c’était sans compter sur les jeux des alliances postélectorales qui se font sur la base d’une répartition des dividendes au sein de l’État. Après des mois de tractations pour la désignation d’un nouveau Premier ministre, et un été durant lequel le sud du pays s’est révolté contre le chômage, la pauvreté et le manque d’infrastructures (notamment un très faible rationnement électrique), un gouvernement voit le jour en octobre 2018.
Cependant, l’accalmie n’est que de courte durée. Face à l’incapacité du nouveau Cabinet mené par Adel Abdel Mahdi à entamer de réelles réformes, des manifestations reprennent en été 2019, se répandant dans le sud du pays avant d’atteindre Baghdad. La répression est féroce : plus de six cents morts. Abdel Mahdi est poussé à la démission alors que Saeroun qui faisait partie de la coalition gouvernementale prenait part aux manifestations et que certaines factions du Hachd sont accusées d’avoir participé à la répression. L’Irak semblait donc sur le point de s’embourber dans un nouvel affrontement interchiites, alors que les candidats au poste de Premier Ministre se suivaient et échouaient à former un gouvernement[8]. La vacance de l’exécutif a ainsi conduit l’État irakien à une paralysie quasi totale.
Dans le même temps, l’administration Trump adopte une stratégie plus agressive en Irak dans un contexte de plus en plus tendu entre les États-Unis et l’Iran et d’attaques multipliées contre des positions du Hachd par Washington et Tel-Aviv. Le point de non-retour est atteint le 3 janvier 2020, lorsqu’un nouveau raid américain tuera Qassem Suleimani, commandant de la Force Al Quds (corps des Gardiens de la Révolution islamique) et Abu Mahdi Al-Mohandis, commandant militaire du Hachd perçu comme le « héros de la victoire contre Daech »[9] par l’ensemble des Irakiens.
L’assassinat d’Abu Mahdi est considéré comme une atteinte grave à la souveraineté du pays par l’ensemble du spectre politique irakien. En conséquence, le Parlement irakien vote le 5 janvier 2020 une résolution appelant à mettre fin à la présence des troupes étrangères sur le territoire national, alors que des milliers de personnes étaient descendues dans les rues pour dénoncer l’assassinat de Suleimani et Mohandis. Moktada Sadr demande à ses partisans de se retirer des manifestations antigouvernementales et rejoint les funérailles, exigeant à son tour le retrait des troupes américaines d’Irak. Ce à quoi le président américain réagit alors en menaçant de fortes sanctions :
« S’ils nous demandent effectivement de partir, si nous ne le faisons pas sur une base très amicale, nous leur imposerons des sanctions comme ils n’en ont jamais vu auparavant »[10].
À la mi-janvier, Washington ira jusqu’à menacer de restreindre l’accès à l’Irak à ses réserves de change qui sont conservées à New York, symbole ultime de la subordination de Bagdad.
C’est dans ce contexte que l’épidémie du Corona s’est déclarée fin février 2020. Le ministre de la Santé a fait une demande de 5 millions de dollars en urgence pour y faire face et 150 millions supplémentaires pour l’achat de tests et d’équipements médicaux[11]. Or, le gouvernement ne peut toujours pas y répondre, le nouveau budget n’ayant pas été voté par le Parlement. Les mesures de confinement ayant aggravé la crise économique, l’Irak qui dépend à plus de 85 % de la rente pétrolière risque de perdre plus de la moitié de ses revenus[12].
Le Liban en faillite
Le Pays du Cèdre, comme son voisin mésopotamien, a sombré dans une des plus graves crises économiques de son histoire. Le modèle économique du pays mis en place durant la période d’après-guerre repose sur un secteur bancaire dépendant de l’afflux des capitaux étrangers grâce à des taux d’intérêt très attractifs[13] et sur un secteur de services tournés vers le luxe, l’immobilier et la restauration pour satisfaire une clientèle exigeante originaire des pays du Golfe. Mais la guerre en Syrie s’est faite sentir au Liban, et les tensions politiques suite à la polarisation entre les pro-Damas et pro-opposition ont aggravé l’instabilité d’un pays qui ne tient que par l’intermédiaire d’un consensus régional :
« Avec la chute des prix du pétrole en 2014, les flux financiers provenant des pays du Golfe se sont taris – tout comme le tourisme saoudien, qatari ou émirati au Liban »[14].
Les revenus s’effondrent alors que le déficit public devient abyssal. La Banque du Liban alimente le circuit en dollars via des montages économiques de plus en plus douteux et des taux d’intérêt exceptionnels[15]. Aussi, les disparités économiques deviennent insupportables alors que
« les inégalités de revenus sont également considérables : 0,1 % des Libanais les plus aisés — environ 3 000 individus — gagnent autant que les 50 % les plus pauvres des Libanais, qui ne captent que 10 % du revenu national. Ces ultrariches ont par ailleurs un revenu moyen supérieur à ceux de leurs homologues d’Europe de l’Ouest »[16].
En contrepartie d’une promesse d’aide de la communauté internationale[17], le gouvernement adopte en mai 2019 un plan d’austérité qui prévoit entre autres le gel des recrutements, y compris dans l’armée, et l’arrêt des départs anticipés à la retraite pendant trois ans. S’en suivront plusieurs mobilisations, notamment des retraités de l’armée, des instituteurs et professeurs vacataires, et des fonctionnaires de l’hôpital gouvernemental Rafik Hariri qui demandaient une réévaluation de leurs salaires depuis 2017.
De la crise de la gestion des ordures en 2015 aux pénuries croissantes d’électricité dans un pays où certaines régions connaissent jusqu’à douze heures de coupure par jour, en passant par les scandales liés à la pollution des eaux, l’explosion sociale de l’automne dernier n’est que la conséquence d’une accumulation d’échecs des pouvoirs publics. À l’instar de l’Irak, le Liban pataugera des mois avant qu’un nouveau gouvernement ne voie le jour, tandis que les citoyens ont perdu confiance dans l’élite au pouvoir.
Partant, les premiers cas de malades du Covid-19 ont été diagnostiqués alors que le Liban déclarait son premier défaut de paiement sur sa dette[18]. Les banques avaient depuis des mois limité les retraits en dollars et restreint l’accès des dépositaires à leur épargne pour éviter un défaut de liquidité. Face à l’incertitude, la livre libanaise indexée officiellement à parité fixe au dollar depuis 1997 (en réalité la parité à 1507,5 livres le dollar était une réalité depuis 1992) a atteint 3000 livres le dollar[19], ce qui lui a fait perdre 100 % de sa valeur.
Dans un pays où l’économie est dollarisée, l’inflation atteint une moyenne de plus de 10 %[20]. En tout état de cause, les mesures de confinement fragilisent encore plus les franges les plus pauvres de la société, notamment les travailleurs journaliers, les petits commerces et les employés du secteur des services.
Le Covid et ses conséquences sociales
La plupart des pays de la région ont pris des mesures relativement rapides face à l’épidémie, en raison de l’état des infrastructures sanitaires qui ne tiendraient pas si l’épidémie se répandait.
Au Liban, le secteur hospitalier est largement privatisé, « on dénombre 138 hôpitaux privés, dont 11 CHU, c’est-à-dire environ 85 % des lits hospitaliers »[21]. Mais la crise du Covid-19 a été l’occasion pour le CHU Rafiq Hariri, plus grand hôpital public du pays, de redorer le blason du secteur public, étant le seul à être habilité et équipé pour traiter les patients notamment les cas les plus graves[22]. Par ailleurs, les tests y sont gratuits alors que les hôpitaux privés continuent de les facturer, en infraction avec la décision du Ministère de la Santé.
Les autorités publiques sont conscientes qu’il faut maîtriser coûte que coûte la courbe de contamination afin d’éviter une saturation des hôpitaux alors que le secteur de la santé a reçu moins de 7 % des dépenses budgétaires en 2018. Les inégalités entre les régions sont importantes et les nouveaux cas dans les casa de Bshareh dans le Nord-Est, et à Tripoli dans le Nord, deuxième plus grande ville du pays et dont la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté selon un rapport du PNUD, font craindre le pire. Le pays redoute de ne pas être en mesure de se fournir en équipements non seulement en raison de la pénurie mondiale, mais également à cause de sa crise économique et financière :
« Les équipements de protection ne sont pas produits au Liban. Avec la crise économique, les importer s’avère très difficile »[23].
Pour faire face à cette situation, le nouveau gouvernement qui a vu le jour le 21 janvier 2020 a pris plusieurs mesures :
1) Le 18 mars l’État a décidé la fermeture de toutes les frontières terrestres, maritimes et aériennes, ce qui a conduit à l’isolement total du pays, une première dans son histoire.
2) La mobilisation générale a été décrétée par le président de la République et le Conseil supérieur de défense,
« elle permet aux autorités de prendre des mesures d’exception pour endiguer l’épidémie. Les mesures de confinement ont depuis été renforcées par l’armée. Au matin du 22 mars, des hélicoptères militaires sillonnent Beyrouth avec des haut-parleurs, appelant les citoyens à rester chez eux »[24].
3) Le gouvernement a demandé à la Banque Mondiale un fonds d’urgence de 40 millions de dollars qui a été octroyé sous forme de prêt[25].
Outre des mesures de confinement, un couvre-feu a été imposé sur l’ensemble du territoire de 19h à 5h du matin, et la circulation a été alternée durant la journée. Mais le respect des mesures de confinement varie selon les conditions objectives des populations affectées. À Tripoli, où une grande partie de la population survit depuis des années grâce à l’économie informelle et le travail journalier, les mesures de confinement ont aggravé une situation qui était déjà calamiteuse. Il en est de même dans la Bekaa, les zones périurbaines et les banlieues pauvres de Beyrouth. Des manifestations de la faim ont vu le jour dans la banlieue sud de Beyrouth, à Tripoli et dans le Nord. Le Premier Ministre a promis une distribution de chèques de trente euros par famille et des paniers alimentaires, mais pas avant plusieurs semaines[26]. En attendant, les partis politiques se sont mobilisés pour compenser les défaillances de l’État dont ils sont en bonne partie responsables.
En Irak, la situation n’est guère meilleure et l’inquiétude est grande. En effet, le gouvernement démissionnaire avait adopté le 6 mars 2020 une fermeture totale des lieux publics (centres commerciaux, cinémas, cafés, restaurants, piscines), ainsi que celles des établissements scolaires et universitaires. Les ministères ont réduit leur activité de moitié, à l’exception des services de sécurité et de santé. Le gouvernement irakien a instauré le 16 mars un couvre-feu (interdiction complète et permanente de circulation) à Bagdad. Les vols à destination de l’Irak ont été suspendus dès le 17 mars, ainsi que l’interdiction des déplacements entre gouvernorats.
« À cause de cette dernière guerre, mais aussi de toutes les violences ayant ravagé l’Irak depuis les années 1980, les infrastructures de ce pays de 40 millions d’habitants sont à genoux, et les hôpitaux sont en pénurie chronique de lits, de médecins et de médicaments »[27].
Alors qu’officiellement le nombre de malades est de 1500, Reuters a publié un article dans lequel l’agence affirmait qu’il y aurait entre 3000 et 9000 cas[28]. Il est vrai que le respect des mesures de confinement a tardé, alors qu’elles avaient été décrétées début mars : elles n’ont guère empêché des milliers de pèlerins de prendre part à la commémoration de la mort de l’Imam Moussa Al-Kadhem, à Baghdad, le 21 mars dernier. Les forces de sécurité tentent tant bien que mal d’imposer le confinement alors que tous les lieux saints ont été fermés et que les autorités religieuses demandent aux citoyens de s’y soumettre.
L’État compte sur ces mesures pour contrôler l’épidémie, conscient que les infrastructures du pays ne tiendront pas autrement. Le secteur de la santé ne représente que 2,5 % des dépenses budgétaires, les nombreuses guerres dont a souffert le pays ont eu raison d’un des systèmes de santé qui comptaient parmi les plus développés dans la région dans les années 1990. Selon un rapport de l’UNICEF, 97 % de la population urbaine et 71 % de la population rurale avaient accès aux soins en 1990, grâce à la gratuité des soins et à un réseau important de médecins. Selon les Nations Unis, environ 20 000 médecins irakiens ont quitté le pays depuis 2003.
Deuxième exportateur de pétrole dans le monde, l’État n’a pas aujourd’hui la possibilité de généraliser les tests. À Mosul, seconde plus grande ville du pays, neuf hôpitaux sur les treize que comptait la ville ont été détruits lors de la guerre contre Daech, tandis qu’une grande partie de la ville n’a pas accès à l’eau et aux infrastructures élémentaires. Selon Médecin Sans Frontières, il n’y aurait que 1000 lits pour 1.8 millions de personnes alors que 70 % des structures médicales de la ville ont été détruites[29]. À Sadr City, on ne compte que quatre hôpitaux pour 3,5 millions d’habitants[30] et un manque chronique de personnel médical.
Si la crise économique du pays avait poussé des milliers de manifestants dans les rues le 25 octobre 2019, la crise sanitaire vient aggraver les conditions de vie précaires de la population. Selon les Nations Unis, quatre millions d’Irakiens survivent grâce à l’aide internationale qui risque, à cause de la crise mondiale du Covid, de baisser drastiquement. Il y a encore 1,4 million de déplacés dont 200 000 vivent toujours dans des camps de réfugiés. Alors que l’État envisage de baisser les salaires des fonctionnaires (soit 30 % de la population active), une grande partie de la population a perdu ses sources de revenus à cause des mesures de confinement dans un pays où les deux tiers des actifs travaillent dans le secteur informel[31].
« Ici, il y a deux choix. Sois tu prends le risque de sortir, tu contractes le coronavirus et tu peux, potentiellement, rester en vie ; soit tu meurs de faim ou de malnutrition chez toi »[32], résume un médecin irakien.
C’est à l’évidence le dilemme qui se pose aux peuples du Moyen-Orient.
Les sanctions ou la continuation de la guerre par d’autres moyens
La Syrie, le Yémen et l’Iran doivent affronter la pandémie en même temps que les sanctions internationales. Selon un rapport de l’ONU datant de 2019,
« 33 % de la population souffre d’insécurité alimentaire et environ 11,7 millions de Syriens ont besoin d’une des différentes formes d’aide humanitaire, comme de la nourriture, de l’eau potable, un logement, ou de services de santé »[33].
Les sanctions contre Damas restreignent l’importation d’équipements médicaux pour faire face à l’épidémie.
« Toutes ces mesures entravent nos efforts contre le virus », explique un médecin à Hama, « j’essaie depuis des semaines de faire venir du matériel de laboratoire, même la Croix-Rouge internationale n’arrive pas à m’aider »[34].
En 2018, le rapporteur spécial auprès des Nations Unis avait déjà considéré que les sanctions constituaient une punition collective pour la population.
Frappé par la famine, le choléra et la dengue, le Yémen vit depuis plus de cinq ans une des plus terribles crises humanitaires au monde. En septembre 2019, vingt-quatre organisations internationales ont lancé un appel commun pour sonner l’alerte et mobiliser la communauté internationale.
« L’utilisation de la faim comme arme de guerre aggrave une situation humanitaire déjà catastrophique. Environ 17 millions de personnes, soit plus de 60 % de la population, souffrent d’insécurité alimentaire. Parmi elles, un million de femmes enceintes et allaitantes et deux millions d’enfants souffrent de malnutrition aiguë »[35].
Alors que le Conseil de Sécurité des Nations Unis avait prolongé les sanctions contre le Yémen, un premier cas de Covid a été détecté, mais les conditions sanitaires du pays ne permettent pas de connaître pour l’instant les chiffres réels du nombre de malades. Dans un entretien accordé à RFI[36], Yann Josses, coordinateur général de Médecins du monde dans le pays, a déclaré :
« Le Yémen, ces dernières années, a fait face à de nombreuses épidémies, l’épidémie de dengue, mais surtout celle de choléra, très meurtrière. […] Il y a un manque d’eau partout dans le Yémen. Enfin il y a une économie majoritairement informelle, donc ça va être compliqué pour les autorités de fermer tous les commerces. On a peur qu’il n’y ait pas de possibilités de confinement dans les semaines ou les mois à venir ».
Enfin, l’Iran est l’un des foyers les plus actifs de la pandémie de la région avec plus de 70 000 personnes touchées, et 4300 morts à l’heure où ces lignes sont écrites. Subissant un régime de sanctions parmi les plus sévères de l’histoire contemporaine imposé par Washington, Téhéran a hésité à fermer ses frontières de peur d’une asphyxie totale. Les sanctions entravent les efforts de l’Iran pour maîtriser l’épidémie. Alors que les hôpitaux sont au bord de la saturation, il y a déjà des pénuries de
« fournitures de base, notamment des blouses, des gants, des masques, des lingettes à base d’alcool et des désinfectants pour les mains, pour aider à traiter les victimes. La combinaison de sanctions sévères, de la chute des prix du pétrole et du COVID-19 a forcé l’Iran à demander au Fonds monétaire international un prêt d’urgence de 5 milliards de dollars, sa première demande depuis 1962 »[37].
Malgré l’approbation des pays européens, le FMI a refusé ce prêt à cause des pressions de Washington. En outre, les sanctions secondaires empêchent toutes transactions bancaires entre l’Iran et le reste du monde,
« la puissance des sanctions américaines ne peut être contournée que de manière marginale. De fait, la capacité de l’Iran à acquérir les équipements dont ses soignants ont besoin dépend du bon vouloir de Washington et des gestes d’assouplissement que l’administration Trump à le pouvoir de mettre en œuvre »[38].
Signe des temps qui changent ? Un appel pour alléger les sanctions contre Téhéran a été signé par plusieurs ex-diplomates, dont Madeleine Albright, ex-Secrétaire d’État aux Affaires étrangères sous l’administration de Bill Clinton, quand les sanctions contre l’Irak faisaient un million et demi de morts.
*
Au Moyen-Orient, la crise du Covid-19 s’inscrit dans un contexte de crises multidimensionnelles. Si les populations de la région trouvent souvent un appui précieux dans les solidarités familiales et communautaires, celles-ci ne peuvent se substituer à l’État, seul capable de prendre des mesures de protection à grande échelle. Or, les guerres coloniales et impérialistes commencées le siècle dernier et qui se poursuivent aujourd’hui encore ont conduit à la décomposition des États. Même si les conséquences socio-économiques de la pandémie ne sont pas encore quantifiables, elles viendront sans conteste aggraver une situation déjà insoutenable.
Notes
[1]Les scandales pour corruption ont fait l’objet d’une couverture médiatique très extensive depuis les affaires du programme « Pétrole contre nourriture ». Voir « Pétrole contre nourriture, un scandale mondial », le Monde, le 5 août 2011. Voir également les scandales sous le gouvernement de Nouri Al-Maliki : « Par sa politique, Nouri al-Maliki a contribué à favoriser la montée de l’EI en Irak », France 24, le17 août 2015. Pour les lecteurs arabophones, voire l’excellente enquête menée par la chaîne allemande Deutche Welle : https://www.youtube.com/watch?v=Mp7Hi28iDps&list=PL39hwvCrmCxstGtCVOJqTY_Lrb55QIZ-f&index=56&t=0s
[2]« The medical crisis that’s aggravating Iraq’s unrest », Reuters, 2 mars 2020
[3]« Covid-19 en Syrie : sur tous les fronts, quoi qu’il en coûte ! », Libération, Collectif, le 9 avril 2020.
[4]Le 8 avril 2020, l’Arabie Saoudite a décrété un cessez-le-feu unilatéral.
[5]« Les humanitaires s’inquiètent du premier cas de coronavirus au Yémen en guerre », France 24, le 11 avril 2020.
[6]Les FMP dites Hachd Al-Chaabi ont vu le jour suite à une fatwa de la plus haute autorité religieuse chiite irakienne, l’ayatollah Ali Al-Sistani en juin 2014, après que Mosul soit tombée sous le contrôle de l’ « État Islamique » et en réponse à l’échec de l’armée irakienne à tenir le front. Les FMP sont une coalition de plusieurs factions armées, certaines nées sous l’occupation américaine alors que d’autres ont été créées à l’occasion.
[7]Son héritage familial et son opposition à l’occupation américaine lui valent une forte popularité, notamment dans les zones pauvres, telles que la banlieue nord-est de Bagdad nommée Sadr City et dans certaines villes du sud du pays.
[8]« Pentagon Order to Plan for Escalation in Iraq Meets Warning From Top Commander », New York Times, le 27 mars 2020.
[9]« Abou Mehdi Al-Mouhandis, l’autre victime du raid contre Soleimani », Libération, 3 janvier 2020.
[10]« Donald Trump menace l’Irak de sanctions », BBC, 6 janvier 2020.
[11]« Oil Prices Crash, Virus Hits, Commerce Stops : Iraq Is in Trouble, New York Times », le 29 mars 2020.
[12]« Is another economic crisis looming in Iraq, with dropping oil prices ? », Al Monitor, le 26 mars 2020.
[13]« Entre 1994 et 1998, les banques libanaises attiraient les dépôts en les rémunérant largement au-dessus des taux internationaux, avec un différentiel allant parfois jusqu’à 10 %, et les plaçaient dans des bons du Trésor qui rapportaient entre 18 et 42 % », Riad Salamé : l’ingénieur du système, Le Commerce du Levant, 2 Juin 2017.
[14]« Aux racines économiques du soulèvement libanais », Le Monde Diplomatique, janvier 2020.
[15]« Vu les taux d’intérêt, jusqu’à 12 % pour les dépôts en livres libanaises et 8 % pour ceux en dollars proposés par les banques, ceux qui ont un peu d’argent préfèrent le bloquer en dépôt », Le Monde, le 24 septembre 2019.
[16]« 3000 individus gagnent autant que 50 % des Libanais les plus pauvres », Le Commerce du Levant, novembre 2019.
[17]Conférence dite de CEDRE tenue à Paris en avril 2018.
[18]« Le Liban en défaut de paiement : et maintenant ? », L’Orient-Le Jour, le 8 mars 2020.
[19]« Taux constaté sur le marché de change informel », le 9 avril 2020.
[20]« Lebanon’s Inflation Rate Rose Aggressively, Hitting 10.04% in January 2020 », BlomInvest Report, 24 fev 2020.
[21]« État » de santé au Liban : une médecine à deux vitesses ?, L’IFPO, le 5 Mai 2015.
[22]La plupart des hôpitaux privés avaient refusé dans un premier temps d’accueillir les malades, avant de se rétracter sous la pression du Ministre de la Santé et de l’opinion publique.
[23]« Covid-19 : le système de santé libanais peut-il affronter l’épidémie ? », Le Commerce du Levant, le 14 mars 2020.
[24]« Le Liban de tous les maux », Orient XXI, le 21 mars 2020.
[25]« L’épidémie du Covid-19 met à rude épreuve un secteur de la santé déjà tendu et freine les efforts du Liban dans sa lutte contre la pauvreté. On craint que l’épidémie ne touche particulièrement les pauvres et la population de réfugiés », peut-on lire dans ce communiqué de l’institution financière qui salue les efforts du gouvernement libanais dans la lutte contre la pandémie ». L’Orient-Le Jour, le 4 avril 2020.
[26]« Coronavirus : au Liban, manifestation de la faim en plein confinement », RFI, le 31 mars 2020.
[27]« Dans l’Irak confiné, soupe populaire et masques faits maison », France 24, le 5 avril 2020.
[28]« Iraq has confirmed thousands more COVID-19 cases than reported », medics say, Reuters, le 2 Avril 2020.
[29]« IRAK, Mossoul : Un an après, un système de santé toujours en ruines », MSF, le 9 Juillet 2018.
[30]« Irak : à Sadr City, 4 hôpitaux pour 3,5 millions d’habitants », MSF, le 8 avril 2019.
[31]« COVID-19 in Iraq : the virus of social inequality », Open Democracy, le 1 avril 2020.
[32]« L’État irakien au bord de l’effondrement », L’Orient-Le Jour, le 7 avril 2020.
[33]Le régime syrien face à la crise du Covid-19, L’Orient-Le Jour, le 8 avril 2020.
[34]Coronavirus : en Syrie, l’effet boomerang des sanctions américaines, Le Monde, le 4 avril 2020.
[35]Yémen : la crise humanitaire s’aggrave dans un pays dévasté, alertent 24 ONG, site de l’association CARE, septembre 2019.
[36]Coronavirus : le Yémen confronté à une nouvelle guerre, RFI, le 10 Avril 2020.
[37]Iran’s Coronavirus Disaster, Carnegie Endowment for International Peace, le 25 Mars 2020.
[38]En raison du coronavirus, l’Iran demande la levée des sanctions américaines, Le Monde, le 4 avril 2020.
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