Tiré de Orient XXI.
Beyrouth. C’est peu dire que la démission de Saad Hariri, premier ministre libanais, annoncée le 4 novembre depuis Riyad a pris tout le monde de court ici. L’effet de sidération est total, aussi bien chez les gens ordinaires qui se mettent à suivre à nouveau les chaînes d’information en continu que chez les responsables politiques et les journalistes, embarrassés à déchiffrer les raisons de cette crise inattendue. Mais l’inquiétude est palpable, alors que certaines banques refusent à leurs clients de retirer leur épargne avant terme et que l’on parle de sanctions économiques saoudiennes ou arabes, voire de l’expulsion des centaines de milliers de Libanais travaillant dans le Golfe.
Certes, la stabilité du Liban relevait d’une alchimie complexe, incertaine, miraculeuse disaient certains, qui surprenait tous les observateurs extérieurs et les Libanais eux-mêmes. Pourtant, malgré la guerre en Syrie, l’afflux de centaines de milliers de réfugiés, et une situation économique plus que préoccupante, le Liban maintenait une apparence de paix. L’accord pour l’élection à la présidence de la République de Michel Aoun le 31 octobre 2016, suivie de l’accession au poste de premier ministre de Saad Hariri, ainsi que la formation d’un gouvernement où cohabitaient les forces politiques essentielles — y compris le Hezbollah —, tout cela semblait garantir que le pays resterait à l’abri des turbulences régionales, et surtout de la guerre froide entre Téhéran et Riyad. Et ceci, même si l’économie était à la peine, dans une situation bien plus préoccupante que n’ont l’air de le réaliser les analystes locaux ou extérieurs.
Assigné à résidence, sans son portable
Que s’est-il donc passé ? On commence à en savoir un peu plus sur le déroulement des événements qui ont conduit à cette nouvelle crise1. C’est le 2 novembre que Saad Hariri est convoqué en Arabie saoudite pour rencontrer le roi. Rien d’étonnant à cette invitation : Hariri — qui possède la double nationalité libanaise et saoudienne — est un fréquent visiteur du royaume où il s’était encore rendu le 31 octobre. Les autorités lui avaient alors fait part de leurs préoccupations concernant l’influence du Hezbollah. Pourtant, à son retour, Hariri semblait selon ses proches plutôt rassuré, ayant expliqué à ses interlocuteurs qu’il ne pouvait pas se débarrasser de ce parti, une grande force politique, mais aussi militaire. Rien ne présageait ce qui allait suivre.
C’est donc sans inquiétude particulière qu’il s’envole pour Riyad le 3 novembre. Mais, dès son arrivée, il se voit accorder un traitement hors norme : alors que les Saoudiens lui ont demandé de venir sans aucun conseiller, il est assigné à sa villa à Riyad, privé de son téléphone portable et de tout moyen de communication avec le monde extérieur. Le lendemain, il est convoqué par Mohammed Ben Salman (MBS), le prince hériter et fils du roi, et sommé de démissionner. Il est contraint de lire un discours écrit à l’avance. Hariri dénonce la mainmise de l’Iran sur le Liban, le poids du Hezbollah et les risques qui pèseraient sur sa vie. Ce discours prend de court et stupéfie même ses partisans, aucune de ses déclarations antérieures n’ayant laissé entendre une menace récente sur sa vie. Il est vrai que jamais dans l’histoire de la diplomatie internationale on n’avait vu un chef de gouvernement retenu dans un pays étranger et y annoncer sa démission.
Pourquoi ce changement de cap des Saoudiens, apparemment résignés à l’accord de 2016 pour le gouvernement d’union nationale au Liban ? Il faut y voir la griffe de l’homme fort du royaume qui, au même moment, consolidait son pouvoir en se débarrassant de ses rivaux, dans une entreprise d’une brutalité sans précédent que certains ont comparée (de manière très exagérée) à une « nuit des longs couteaux ». Mais quel est le rapport — s’il y en a un — entre la purge en Arabie saoudite et la démission de Hariri ? Tout le monde paraît l’ignorer.
La nouvelle présidence des États-Unis, qui fait de la lutte contre l’Iran le seul axe relativement clair de sa politique étrangère, a été perçue par Riyad comme un encouragement. MBS a développé des relations fortes avec le président Donald Trump et son entourage, et quelques jours avant la crise, le gendre de ce dernier Jared Kushner s’était rendu dans le royaume. Désormais, pour MBS, il ne s’agit plus seulement d’endiguer la poussée iranienne mais de mener une politique de rollback, un terme utilisé par les Américains durant la guerre froide pour indiquer leur volonté de repousser le communisme partout où il était installé.
Le soutien israélien
Cette entreprise saoudienne entamée au Yémen en mars 2015 sans grand succès jusqu’à présent et avec des conséquences catastrophiques pour la population civile s’est poursuivie par la rupture des relations diplomatiques avec le Qatar en juin 2017. Le royaume aurait décidé de faire du Liban son troisième terrain de bataille, au moment même où il développe une offensive de charme en direction de Bagdad, tentant de contrebalancer l’influence de Téhéran. Pour l’instant, les résultats sont peu probants et on a l’impression que les échecs du prince héritier le poussent toujours plus loin, sans qu’il ait mesuré les rapports de forces réels. Même l’administration américaine semble réticente à le suivre partout, comme elle l’a prouvé en observant une certaine neutralité dans la crise du Qatar et en ne cachant pas son embarras devant le départ de Hariri, qu’elle recevait encore à la Maison Blanche en juillet. Dans un communiqué du 10 novembre, le secrétaire d’État a d’ailleurs salué Hariri comme « un solide partenaire » de son pays.
En revanche, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou ne dissimule pas son appui aux Saoudiens. Dès le 4 novembre, il twittait que la démission de Hariri devait sonner comme un réveil pour la communauté internationale et une invitation à prendre des mesures « contre l’agression de l’Iran qui vise à transformer aussi la Syrie en un deuxième Liban ». Dans un câble envoyé à toutes les missions à l’étranger, Israël appelait ses diplomates à soutenir l’Arabie saoudite. Pourtant, un certain nombre de voix mettent en garde contre un aventurisme exagéré, d’autant que l’Arabie saoudite n’a pas les moyens militaires pour une confrontation, qui serait du seul ressort israélien. Dans un article publié dans Haaretz, l’ancien ambassadeur des États-Unis en Israël Daniel Shapiro publiait un texte au titre éloquent : « L’Arabie saoudite ouvre un nouveau front contre l’Iran et veut qu’Israël fasse le sale boulot ». Une conclusion partagée par le journaliste Amos Harel qui note le risque d’une escalade possible à partir d’un incident non planifié. « Si l’Arabie saoudite attise les flammes entre les parties, le danger devient tangible. »
Si Israël peut, à un moment donné, décider d’engager un nouveau conflit avec le Hezbollah, ce ne sera pas pour plaire aux Saoudiens, même si le secrétaire général de l’organisation Hassan Nasrallah a affirmé que Riyad a promis des milliards de dollars à Tel-Aviv s’il déclenchait une guerre. Un affrontement avec le Hezbollah pourrait déborder largement en Syrie où l’organisation comme l’Iran ont renforcé leurs positions et où la Russie est active. Ce ne serait donc pas sans risque majeur pour Israël, d’autant que le Hezbollah a fait clairement savoir que, dans l’hypothèse de bombardements des villes libanaises, aucune métropole, pas même Tel-Aviv, ne serait à l’abri. Des menaces qui ne sont pas prises à la légère à Tel-Aviv.
« Nous sommes tous Saad »
Ces derniers jours, la capitale libanaise s’est couverte d’affiches « Nous sommes tous Saad » qui ne sont pas sans rappeler celles qui avaient été placardées à la veille de la révolution de janvier 2011 en Égypte : « Nous sommes tous Khaled Said, » un jeune enlevé par la police et mort sous la torture dans les prisons de Hosni Moubarak. Les participants au marathon du 12 novembre portaient des brassards « Nous courons pour toi ». Quelques affiches de MBS placardées à Tripoli, la grande ville sunnite du nord et bastion de groupes radicaux ont dû être retirées, nombre d’entre elles ayant été brûlées. Le président Michel Aoun a demandé le retour du premier ministre au Liban, et il aurait même déclaré à des ambassadeurs étrangers qu’il a été « kidnappé ».
Les différents partis politiques formulent cette même exigence à travers le spectre politique, dans une unité nationale assez rare. Tout en condamnant les campagnes anti-saoudiennes, Le Courant du futur (formation du premier ministre) affirmait la nécessité de voir Saad Hariri rentrer au pays — une question de « dignité » était-il précisé. Et refusait d’envisager un autre leader, quand plusieurs médias écrivaient que les Saoudiens voulaient remplacer Saad par son frère aîné Bahaa. Le ministre saoudien des affaires du Golfe et ancien général et ancien ambassadeur en Irak Thamer Sabhan a répondu sur Twitter que cette « passion » pour Saad Hariri était bien étonnante venant de ceux qui selon lui « avaient assassiné son père Rafic et l’espoir du Liban pour une vie pacifique et modérée ».
Cette unité nationale entrave les projets saoudiens. La majorité des Libanais, pourtant habitués aux interventions étrangères, ont pris comme une insulte à leur dignité une ingérence aussi flagrante dans les affaires intérieures du pays. Et, tout le monde le sait, le Courant du futur, principale formation sunnite très affaiblie est bien incapable (même s’il le désire) de construire une coalition assez large pour exclure le Hezbollah du pouvoir, sans même parler de l’affronter militairement. Combien de temps les Saoudiens pourront-ils garder Saad Hariri chez eux ? Dans son interview du 12 novembre, il a annoncé son retour prochain au pays. S’il est apparu comme un homme à bout de nerfs, fatigué, nerveux, il a laissé entendre qu’il pourrait revenir sur sa démission.
Quels seront les prochains mouvements des Saoudiens, alors qu’une réunion de la Ligue arabe se tiendra cette semaine au Caire ? Que feront les puissances extérieures, notamment les États-Unis, mais aussi la Russie impliquée en Syrie ? Que fera la France, inquiète pour le sort du Liban et qui tente de jouer les intermédiaires ? Nul ne peut le dire. Cependant, comme l’écrit Peter Harling dans une tribune du 10 novembre du quotidien Le Monde, « Le Liban fait l’effet d’un avion dont le pilote a sauté en parachute ». Et la question que tout le monde se pose est : où va s’écraser l’avion ?
Alain Gresh
1- Lire, notamment, Samia Nakhoul, Laila Bassam, Tom Perry, « How Saudi Arabia turned on Lebanon’s Hariri », Reuters, 10 novembre 2017.
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