D’abord une faute politique, parce que le nouveau président de la République prend le risque, dès le début de son quinquennat, de décevoir les milieux sociaux les plus modestes, ceux qui, en bonne partie, ont assuré sa victoire lors de la présidentielle et sur lesquels il devrait s’appuyer pour réussir son quinquennat. Une faute économique ensuite, parce que la conjoncture française devrait l’inciter à changer de cap et à conduire une politique économique audacieuse, favorable à la demande et au pouvoir d’achat. Et enfin une faute sociale, car le salaire minimum est un levier majeur pour réduire les inégalités d’un pays rongé par la pauvreté et la précarité.
De ces fautes, on peut d’ailleurs prendre la mesure. Il suffit de lire entre les lignes la dernière Note de conjoncture que l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a publiée mardi 26 juin dans la soirée. Si elle n’est certes d’aucun secours pour apprécier le risque politique que prend le chef de l’État en suscitant une aussi forte déception, sitôt après son élection et l’installation du nouveau gouvernement de gauche, elle donne toutes les indications chiffrées pour comprendre les enjeux économiques et sociaux de ce débat.
Une faute politique
D’abord, donc, la faute politique. C’est peu dire en effet que le choix fait par l’Élysée et Matignon de ne relever le salaire minimum que de 2 % va logiquement faire l’effet d’une douche froide sur l’électorat populaire. Les chiffres parlent de même. Actuellement fixé à 1 398,37 euros bruts mensuels, le Smic passera donc à 1 425,67 euros à partir du 1er juillet, soit un gain mensuel de 21,50 euros nets par mois pour un salarié à plein temps.
Mais cette hausse a plusieurs ressorts. D’abord le gouvernement a décidé d’appliquer par anticipation le relèvement du Smic généré par la hausse des prix, qui aurait dû entrer en vigueur le 1er janvier 2013. Ce relèvement automatique – mais anticipé – est de 1,4 %. Autrement dit, le « coup de pouce » accordé par le gouvernement est seulement de 0,6 %, ce qui correspond donc à un gain net pour les smicards de l’ordre de 6,45 euros par mois, ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour !
À cette aune-là, on comprend mieux qu’il s’agit d’une hausse riquiqui. Presque une aumône. Avec ce ridicule surplus, les smicards ne pourront pas s’acheter grand chose de plus : peut-être un Carambar, et encore… Par comparaison, le gouvernement de Lionel Jospin avait décidé en 1997 une hausse du Smic proche de 4 %, ce qui correspondait à un « coup de pouce » de près de 2,26 %, dans un contexte économique il est vrai sensiblement différent.
La faute était certes prévisible. Car depuis un an, François Hollande a clairement fait comprendre à de nombreuses reprises qu’il n’était pas un chaud partisan des « coups de pouce » en faveur du Smic. Alors que le projet socialiste, élaboré au printemps 2011, se prononçait en faveur d’une relance du salarie minimum, François Hollande n’a pas retenu la mesure dans son projet présidentiel, publié en janvier 2012. Et ce n’est que dans la joute face à Nicolas Sarkozy, presque à reculons, qu’il a finalement concédé qu’en cas de victoire, il ferait un geste sur le salaire minimum.
Il n’empêche ! Sans doute l’opinion ne s’est-elle pas arrêtée à ces réticences ou précautions du candidat socialiste. À bon droit, elle n’a retenu que la promesse finale : oui, le Smic fera l’objet d’un coup de pouce ! Et si elle l’a retenue, c’est aussi pour une bonne raison : c’est qu’elle aspirait à en finir avec les inégalités sans précédent qui ont marqué le quinquennat de Nicolas Sarkozy, avec d’un côté des cadeaux à n’en plus finir pour les plus riches sous la forme d’allègements d’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou de droits de succession, et de l’autre côté une austérité sociale sans discontinuer pour les plus faibles et notamment, pour la première fois depuis que le Smic existe, le refus de tout « coup de pouce » pendant cinq ans de suite.
Oui, cinq années de suite sans le moindre « coup de pouce » ! Assez logiquement, le pays a donc retenu la promesse du candidat, seriné sur tous les tons : « Le changement, c’est maintenant ! » Et du même coup, l’opinion en a logiquement déduit que la gauche tournerait le dos à la politique d’austérité dont le Smic avait trop longtemps fait les frais.
François Hollande et Jean-Marc Ayrault prennent donc un risque politique lourd en décidant, d’emblée, d’annoncer une mesure qui va créer de la déception. Pas d’état de grâce, pas de dynamique de la victoire ! Brutal retour sur terre… Le risque est d’autant plus grand que le nouveau gouvernement s’est mis au travail dans un contexte singulier et n’envoie, pour l’heure, à l’opinion que des messages inquiétants. Recherche en urgence de 7 à 10 milliards d’euros d’économies pour le budget en exécution de 2012 ; recherches de nouvelles économies pour le budget de 2013, avec en perspective une stabilité en valeur des dépenses de l’État jusqu’en 2015 – en clair, un gel durant trois ans – et une réduction des effectifs publics dans de nombreux ministères pour compenser les créations de postes dans l’enseignement, la police, la gendarmerie et la police : on ne peut pas dire que les priorités annoncées par le premier ministre (elles sont consignées dans ce communiqué de presse) sont de nature à soulever l’enthousiasme.
Résultat : tous les membres du gouvernement passent leur temps depuis quelques jours à courir micros et caméras pour jurer leurs grands dieux que l’austérité de gauche n’a pas grand-chose à voir avec l’austérité de droite. Ce qui est peut-être exact mais ce qui crée envers et contre tout un climat politique étrange pour ne pas dire délétère : le changement, c’est maintenant ? Non, pas encore vraiment. Ou si peu…
Une faute économique
On objectera, certes, qu’il y a des explications à ces prudences socialistes. C’est ce que le gouvernement fait valoir, en soulignant que ses marges de manœuvre sont par la force des choses – et de la crise – contraintes. En résumé, il aurait voulu faire un geste en direction des smicards, mais sans mettre en cause la compétitivité des entreprises, et notamment des PME. L’arbitrage sur le Smic serait donc équilibré et tiendrait compte tout à la fois des souffrances sociales du pays et des contraintes économiques qui pèsent sur les entreprises. En quelque sorte, ce serait la politique économique du juste milieu…
Et pourtant non ! De nombreux arguments plaident pour une politique économique beaucoup plus audacieuse, favorable à une relance de la demande. Et c’est en cela, précisément, que la Note de conjoncture de l’Insee est précieuse : elle dessine, en creux, la faute économique que constitue ce geste a minima en faveur du Smic. Que l’on observe bien, en effet, le tableau ci-dessous, qui résume les prévisions économiques de l’Institut à l’horizon de la fin 2012 : il dessine le tableau d’une économie en panne, au bord de la récession, déstabilisée par une crise qui se creuse chaque jour davantage et qui a besoin d’un électrochoc.
Terribles perspectives, en effet que celles dessinées par l’Institut : elles indiquent d’abord que la France est quasiment sans discontinuer dans une situation de croissance zéro depuis la fin du premier de 2011. Et la fin de 2012 s’annonce sous les mêmes auspices, avec une croissance du produit intérieur brut qui pourrait être de seulement 0 % au deuxième trimestre, avant 0,1 % au troisième et 0,2 % au quatrième. Au total, la croissance française pourrait s’effondrer pour ne plus être que de +0,4 % sur l’ensemble de l’année 2012. Autant dire que le gouvernement est face à une équation terrible : s’il conduit une politique restrictive, il risque d’asphyxier plus encore l’économie et d’avoir, en retour, des cascades de difficultés nouvelles à surmonter. Avec à la clef de nouvelles mesures de rigueur budgétaires à prendre, davantage d’austérité. Sans fin, la vis infernale…
Ces chiffres plaident donc clairement pour un changement de cap économique. D’autant qu’ils indiquent très clairement l’origine de cette atonie de l’économie : elle provient pour une grande part d’un effondrement de la consommation des ménages, lui-même généré par un phénomène nouveau et massif, un effondrement… du pouvoir d’achat des ménages.
Là encore, observons en effet les chiffres qui figurent dans le tableau ci-dessus : ils révèlent que la consommation des ménages est en train de décrocher. Elle qui, depuis des lustres, est le principal moteur de la croissance française a baissé de -0,2 % au deuxième trimestre de 2012 et devrait progresser seulement de 0,2 % sur l’ensemble de l’année. En clair, le moteur de la croissance a calé net.
Et s’il a calé, c’est effectivement pour une raison très précise : le pouvoir d’achat des ménages est en chute libre, ce qui est sans précédent depuis de longues années. Dans le même tableau ci-dessus, l’Insee relève ainsi une tendance majeure, sans précédent depuis de longues années : le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages devrait baisser de -0,6 % sur l’ensemble de l’année 2012, après des hausses modestes de +0,9 % en 2010 et +0,5 % en 2011. Ce chiffre de -0,6 % est considérable.
Encore faut-il bien mesurer que cet indicateur du pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages, le plus fréquemment utilisé dans les débats économiques, est trompeur car il n’est pas corrigé des évolutions démographiques. Pour donner un indicateur qui se rapproche plus du « ressenti » des Français, l’Insee calcule donc un autre indicateur, hors évolutions démographiques, celui du pouvoir d’achat par unité de consommation. Et dans ce cas, l’effondrement est encore plus spectaculaire : comme l’établit le tableau ci-dessous, le pouvoir d’achat par unité de consommation devrait s’effondrer de -1,2 % en 2012, après -0,1 % en 2011 et +0,2 % en 2010. Cette baisse de -1,2 % est sans précdent depuis 1984.
Selon d’autres calculs de l’Insee, la baisse serait de 1,1 % par habitant et de 1,6 % par ménage. Du jamais vu, donc, depuis plusieurs décennies.
Au regard de ces chiffres, on comprend donc la question à laquelle le gouvernement de gauche est confronté et qu’il élude partiellement : dans un contexte de croissance zéro, sinon de récession, marqué par une atonie de la consommation, n’était-il pas urgent de relancer le pouvoir d’achat des ménages en prenant une mesure qui ne soit pas seulement symbolique ? Pour conduire une politique de relance et de croissance, la première urgence n’était-elle pas de relever le salaire minimum ? Et quand bien même le gouvernement voudrait-il prendre en compte le problème de la compétivité des entreprises, ce qui est légitime, la hausse du Smic n’aurait-elle pas dû être plus conséquente, dans un contexte de baisse historique du pouvoir d’achat ?
Les évolutions détaillées dont il est fait mention ici figurent dans un document plus détaillé de l’Insee que l’on peut consulter ci-dessous :
La faute sociale
Du même coup, on comprend mieux qu’en tournant le dos à une authentique politique de relance, le gouvernement commet aussi une faute sociale. Car c’est le tableau inquiétant d’un pays laminé par plusieurs années de crise que dresse l’Insee, un pays où les fractures sociales se sont gravement accentuées.
Car, il n’y a pas que le pouvoir d’achat que s’effondre, il y a aussi l’emploi qui pique du nez, et le chômage qui est parti vers de nouveaux sommets.
Dans les secteurs marchands, l’économie française perdrait ainsi près de 37 000 emplois au cours du second semestre de 2012, dont 29 000 dans les seuls secteurs industriels. Résultat implacable : le taux de chômage va donc continuer, de mois en mois, d’établir de nouveaux et tristes records, comme le montre le graphique ci-dessous :
D’ici à la fin de l’année, le taux de chômage devrait ainsi grimper jusqu’à 9,9 % de la population active en France métropolitaine contre 9,2 % deux ans plus tôt. Et pour la France entière, DOM compris, le taux de chômage pourrait même atteindre un sommet à 10,3 % d’ici fin décembre.
Pour la gauche, les mauvaises nouvelles ont d’ailleurs commencé ce même mardi 26 juin, puisque en fin de journée, Pôle emploi a annoncé des chiffres catastrophiques pour le mois de mai : +33 000 demandeurs d’emplois en plus, soit +1,2 %.
Et encore, il faut bien mesurer que cette traditionnelle Note de conjoncture de l’Insee, qui est publiée chaque semestre, ne donne qu’un tableau incomplet de la situation sociale du pays, qui fait l’objet périodiquement d’autres études plus détaillées. On de nombreuses autres indications font clairement apparaître que les souffrances sociales sont encore beaucoup plus lourdes que ne le suggère cette note.
À preuve, le taux de chômage, aussi élevé soit-il, ne prend en compte qu’une seule catégorie de demandeurs d’emplois, soit 2,9 millions de personnes. Mais si on agrège la totalité des demandeurs d’emplois, on arrive à un nombre beaucoup plus considérable, qui dépasse 4,9 millions de personnes. (...)
La pauvreté, elle-même, ne cesse de ronger le pays. Pour la seule année 2010, elle a ainsi augmenté de plus de 400 000 personnes, portant le nombre de pauvres en France à plus de 8,2 millions de personnes, un niveau historique. Et pour 2011 et 2012, les chiffres ne sont pas encore connus, mais ils seront naturellement en hausse spectaculaire, compte tenu de l’envolée du chômage. Et pour ceux qui ont un travail, cela vaut à peine mieux, puisque le revenu médian des Français est actuellement de 1 584 euros par mois. Autrement dit, 50 % des Français ont un revenu inférieur à ce seuil.
Par quelque bout que l’on prenne ces statistiques, elles conduisent donc toutes au même constat : depuis 2007, pour traverser la crise, la France a fait le choix d’un ajustement social. En clair, ce sont l’emploi et les salaires qui ont été ajustés pour permettre aux entreprises de traverser la crise du mieux possible.
Les évolutions sont même beaucoup plus lourdes et plus anciennes que cela. Car bien avant que la crie économique ne commence, en 2007, des mutations profondes étaient déjà à l’oeuvre au sein du capitalisme français, le poussant à importer de plus en plus nettement les règles du capitalisme anglo-saxon et à délaisser celles du capitalisme rhénan. En clair, sous les coups de boutoir des marchés financiers, la France s’est convertie aux règles d’un capitalisme beaucoup plus intransigeant, un capitalisme d’actionnaires, faisant la part belle au capital au détriment du travail, un capitalisme beaucoup égoïste que le précédent.
C’est surtout en cela que la décision prise sur le Smic est de mauvais augure. Pour les salariés modestes, qui sont très nombreux, c’est une très mauvaise nouvelle. Et puis au-delà, de la part du nouveau gouvernement qui vient de s’installer, c’est une sorte d’aveu d’impuissance : ce partage entre capital et travail, qui n’a cessé de se déformer depuis plus de deux décennies, est-il vraiment possible de le rééquilibrer ? En somme, ce n’est pas vraiment un reniement ; c’est plutôt la preuve d’un manque de détermination ou de pugnacité…