Le piège culturaliste
Oui, le peuple Tunisien, dans ces différentes catégories sociales, est cultivé et moderne dans le sens universel du terme. Ceux et celles qui ont voté Ennahada sont aussi cultivés et modernes que ceux et celles qui ont voté au « centre-droite » ou au « centre-gauche » que ceux et celles qui ont boycotté.
L’attitude politique devant une situation de crise n’est pas l’expression d’une culture dans sa définition essentialiste, celle qui prône des comportements a-historiques des peuples. Les Algériens, selon cette vision culturaliste, seraient violents et agressifs par définition. Ce trait de caractère leur viendrait de leurs ancêtres incrédules berbères qui ne baissaient pas l’échine. Les Tunisiens seraient doux comme du Jasmin. On oublie ainsi que les ancêtres des Tunisiens sont aussi pour une grande partie berbères et ils ont mené des guerres violentes et « barbares » contre Rome derrière Hannibal pour défendre Carthage.
Non, l’expression violente des Algériens de ces dernières années a pris racine dans une réaction de survie devant la violente et barbare colonisation qu’ils ont subie et elle a pris la forme qu’on lui connaît aujourd’hui dans le combat pour leur indépendance aussi violent que l’était l’oppression subie. Les « islamisants » algériens de ce temps là étaient aussi doux que le jasmin vis-à-vis de la colonisation. Ils réclamaient, rappelons-le, la simple reconnaissance de leur identité arabe et musulmane sous la protection de la France coloniale. La violence n’est donc pas culturellement liée à l’islam. La « douceur à l’odeur du jasmin » supposée des Tunisiens et des Tunisiennes est peut être aussi liée à leur histoire contemporaine moins violente et moins chahutée : une colonisation soft suivie d’un mouvement pour l’indépendance soft.
Un peu comme la France et l’Angleterre. Parlant des expressions de la culture classique de la bourgeoisie occidentale, Lucien Goldmann explique la pensée « empiriste, sensualiste, plus réaliste et moins radicale que celle du continent » des anglais par le « compromis entre la bourgeoisie et la noblesse qui a sanctionné la première révolution démocratique bourgeoise européenne » dont est issue l’Angleterre d’aujourd’hui. Une sorte de révolution soft.
Contrairement aux Français selon l’auteur, la pensée rationaliste et radicale est l’expression d’un ascendant bourgeois sur la noblesse. Donc pas de compromis, ni avec l’église ni avec la royauté au moment de la grande rupture. Peut-on rajouter la pensée allemande dans le sillage de l’auteur ! « Tous les grands systèmes philosophiques allemands partent du problème de la morale, du problème pratique », écrit-il. « Elle est due », toujours selon l’auteur « au grand retard économique et social, à l’absence presque complète d’une puissante bourgeoisie commerciale et industrielle pendant presque deux siècles ayant empêché l’éclosion d’une pensée humaniste et rationaliste ». Le mysticisme, et les débordements intuitifs et affectifs de la culture allemande au 19° siècle, est donc selon cette clé de lecture liée à l’absence d’une révolution démocratique à la manière anglaise, française ou hollandaise. Ce fut l’œuvre de Bismark par en haut.
C’est donc dans l’existence et l’histoire réelle que les individus et les sociétés construisent leurs cultures, leurs comportements et leurs traits de caractère et non dans la soi-disant essence culturelle. Ce n’est pas l’islam qui est violent par définition. Il a connu à travers son histoire des expressions violentes et barbares et des périodes de paix et des attitudes de compromis dans le règlement des contradictions qui ont traversé les sociétés qu’il a influencées et dominées. Vu sous cet angle, la violence subie sous le régime Ben Ali et les agressions qu’une majorité du peuple tunisien vit sous les attaques du libéralisme capitaliste, aujourd’hui en crise, sont tous les deux les terreaux idéals pour l’expression de la violence. Il appartient aux élites politiques de lui donner un sens et un objectif démocratique, progressiste et révolutionnaire.
Une peur exploitée
Dans le contexte actuel, la peur que suscite la victoire islamiste est légitime. L’image angélique de la Turquie d’Erdogan qu’essayent de vendre les dirigeants du parti Ennahdha n’efface pas totalement le fantôme du « diable » algérien. Mais ce qui est redouté sans le nommer, c’est un possible processus de « fascisation » de la société tunisienne, c’est-à-dire le règlement des contradictions sociales et économiques et la modification des conditions de la reproduction du capital par la force et la mise au pas politique de la société, que dirigerait le parti islamiste comme ce fut le cas dans la tentative avortée algérienne avec le FIS. Or, pour que ceci se réalise, deux conditions sont nécessaires.
Le première est dans l’expression claire sur les intentions politiques des dirigeants concernés. C’était le cas des dirigeants islamistes algériens. Bien avant leur première victoire électorale, celle des municipales, ils proclamaient sans ambages leur rejet de la démocratie considérée « kofr » (hérésie) et contraire à la religion. « La mithaq, la doustour, qal ellah, qal errassoul » (Pas de république constitutionnelle, seule existe la loi de Dieu) scandaient-ils. Ils agressaient les femmes à qui ils imposaient le voile dans les espaces publics par intimidation ou par la force, et ils joignaient l’acte à la parole. Ils ont instauré la séparation des femmes et des hommes dans les transports publics dans la ville de Blida et dans d’autres localités du pays, rappelons-le. Et ils se sont fait élire sur un programme avec une référence explicite à la charia et au coran. Autrement-dit, le processus de fascisation était l’expression de l’adhésion d’une partie de la population en pleine crise et désarroi à leur programme. Un peu comme Hitler qui s’est fait élire bien après avoir dévoilé ses intentions politiques et idéologiques dans « mein kampf », ou encore Le Pen en France qui ne cache pas trop son extrémisme droitier.
Or ce n’est pas le cas d’Ennahdha tunisien. Les dirigeants de ce parti s’inscrivent dans les règles définies par le processus constituant en vigueur. Ils se proposent de gérer le pays à l’aide d’une Constitution que les Tunisiens et les Tunisiennes vont pouvoir élaborer d’ici une année. Vont-ils s’éloigner de la religion dans l’élaboration de cette Constitution ? Une chose qui est sûre ; ils garderont l’article « 1 » de l’actuelle Constitution qui stipule que l’Islam est la religion d’Etat, un peu comme la Constitution turque, considérée pourtant laïque, ou encore comme la Constitution algérienne. Mais, aucun parti tunisien, y compris ceux qui se considèrent de gauche et laïque, n’envisage de supprimer cet article ! Vont-ils imposer le voile aux femmes ? Ce n’est pas dans leur programme. Mais même les partis de gauche et laïques n’envisagent pas d’interdire le voile ! Il n y a aucun élément tangible qui nous permet aujourd’hui de considérer la situation tunisienne comme porteuse d’un projet fasciste. C’est le processus révolutionnaire ouvert par Bouazizi qui continue.
La simple référence à l’islam ne pas suffit pour traiter un parti de fasciste dangereux. Les oulémas algériens des années 1950 faisaient référence à l’Islam, Malcom X aussi. À moins que l’on voie dans leur démarche une ruse de guerre ? Un repli tactique ! Ce qui est du domaine du possible. Dans ce cas là, les populations tunisiennes qui ont porté leurs espoirs de changement sur Ennahdha ne sont ni dupes ni naïves. Le changement peut s’opérer dans le cas où la crise économique et sociale que vit la Tunisie ne trouve pas d’issue heureuse. À ce moment là, une métamorphose peut se produire dans les rangs d’Ennahadha, ou sur une poussée d’un intégrisme salafiste qui attend comme une bête immonde. Mais cette mutation n’est possible que s’il y a une aggravation de la crise et qu’une importante partie de la population rentre dans un désespoir et un désarroi total. C’est ici où intervient la deuxième condition.
Cette deuxième condition, et c’est la plus importante, réside dans la manière de résoudre la crise économique que traverse la société tunisienne et qui est la raison même de la révolte et du processus en cours. Il est donc nécessaire de rappeler le drame algérien.
La percée des islamistes en Algérie à la fin des années 80 et au début des années 90 s’est nourrie du désarroi des couches moyennes urbaines durement touchées par la crise économique liée à la chute des prix pétroliers, principale source financière du capitalisme algérien. Cette crise est associée aux contradictions politiques et sociales qu’a connu la bureaucratie bourgeoise au pouvoir depuis l’indépendance du pays. Dans un contexte mondial caractérisé par un libéralisme triomphant, le réajustement structurel de l’économie algérienne aidant, avec une Europe aux aguets pour récupérer les sources énergétiques en aiguisant les contradictions, l’édifice mis en place par le capitalisme d’Etat au lendemain de l’indépendance coule.
Le vide idéologique laissé par la crise des forces politiques qui ont structuré les sociétés du monde arabe post indépendance dans leur version arabo-baathiste ou arabo-musulmane ou encore dans son expression de gauche nassérienne ou de gauche stalinienne et l’incapacité de nouveaux courants démocratiques et progressistes à diriger la révolte a permis aux courants les plus conservateurs de se constituer en force alternative. L’islam, travaillé entre temps par les pétrodollars du salafisme wahabite, boosté par la révolution iranienne et nourri par le front ouvert et encore chaud en Afghanistan en lutte contre l’URSS finissant, a servi de support culturel et idéologique. Rien de nouveau dans le registre des luttes d’émancipation des peuples. L’Europe démocratique d’aujourd’hui peut facilement vivre le même phénomène comme elle a vécue les années 1930.
Les mêmes habits mais pas la même fonction
Mais l’histoire ne se répète pas, ni dans les mêmes lieux et encore moins dans d’autres endroits, surtout quand elle s’accélère. Elle peut seulement prendre les mêmes habits. Dans ces liens avec les puissances économiques mondiales, l’Europe d’aujourd’hui œuvre pour sauver ce qui reste de la Tunisie de Ben Ali. D’où l’image soft de la Tunisie qu’on nous vend. L’Europe est le seul débouché pour l’économie tunisienne, essentiellement centrée sur le tourisme, le textile et l’agroalimentaire. Or le marché européen est en pleine déconfiture. La Turquie avec son « islam modéré » sert dans ce contexte à faire miroiter des débouchés heureux pour cette économie. C’est dans ce terreau que la bête immonde des salafistes peut faire pression dès demain jusqu’à la nouvelle Constitution. D’ici une année tout peut arriver.
Qu’elle est la capacité de résistance de la société tunisienne et de ses travailleurs en particulier ? L’aile moderniste risque de chercher l’exil. Les fameuses couches moyennes qu’on présentait comme garantes de la démocratie peuvent basculer dans un sens ou l’autre. Avec la douceur du jasmin, les Tunisiens peuvent aussi choisir une douce république musulmane pour parer un état islamique. Ce qui vient de se passer n’est qu’un premier acte d’une pièce de théâtre sans scénario, une sorte de comedia dell’arte. Espérons qu’elle ne se transforme pas en tragédie grecque. Il est impératif que toutes celles et tous ceux épris de liberté, de justice sociale et de démocratie participent à tous les combats. Et comme le dit Jallal Zoghlami, « la révolution ne s’est pas arrêtée. Elle n’a pas donné une réponse politique, mais elle a donné un peuple vigilant ».
Nadir Djermoune, le 26/10/2011