« Mais, […] la question se pose-t-elle de savoir si c’est à un aveugle ou à un clairvoyant qu’il faut confier la garde d’un objet quelconque ? […] [E]n quoi diffèrent-ils […] des aveugles ceux qui sont privés de la connaissance de l’Être réel de chaque chose, qui n’ont dans leur même aucun modèle lumineux, ni ne peuvent, à la manière des peintres, tourner leurs regards vers le vrai absolu, et après l’avoir contemplé avec la plus grande attention, s’y rapporter pour établir ici-bas les lois du beau, du juste et du bon, s’il est besoin de les établir, ou veiller à leur sauvegarde, si elles existent déjà ? […] Les prendrons-nous donc comme gardiens, de préférence à ceux qui connaissent l’Être de chaque chose, et qui, d’ailleurs, ne le leur cèdent ni en expérience ni en aucun genre de mérite ? Il serait absurde d’en choisir d’autres que ces derniers, si, pour le reste, ils ne le cèdent en rien aux premiers ; car sur le point qui est peut-être le plus important ils détiennent la supériorité » (p. 241-242).
Pour Socrate, c’est grâce à la contemplation des idées que les dirigeants peuvent créer les bonnes lois donc, grâce à la philosophie. Le philosophe se consacre à la philosophie avec une telle intensité qu’il néglige tout le reste, en particulier le corps. Il est si concentré qu’il n’admet pas la bassesse des sentiments. Il jouit aussi d’une bonne mémoire.
La caractéristique fondamentale de son esprit est la mesure car, la vérité étant liée à la mesure, le philosophe a « un esprit plein de mesure et de grâce, […] ses dispositions innées porteront aisément vers l’Idée de chaque être » (p. 244). Il faut perfectionner cet esprit par l’éducation et l’expérience.
Adimante intervient alors pour exprimer la méfiance que lui inspire l’habileté oratoire de Socrate :
« Voici ce qu’on éprouve toutes les fois que l’on t’entend discourir comme tu viens de le faire : on s’imagine que par inexpérience dans l’art d’interroger et de répondre on s’est laissé fourvoyer un peu à chaque question en question, et ces petits écarts s’accumulant, apparaissent à la fin de l’entretien, sous la forme d’une grosse erreur, toute contraire à ce qu’on avait accordé au début ; de même qu’au trictrac, les joueurs inhabiles finissent par être bloqués par les habiles au point de ne savoir quelle pièce avancer, de même ton interlocuteur est bloqué et ne sait que dire, en cette sorte de trictrac où l’on joue, non avec des pions, mais avec des arguments ; et cependant il n’incline pas plus à penser que la vérité soit dans tes discours » (p. 244-245).
Mais, au fait, qui sont les philosophes et ne s’agit-il pas de personnages bizarres et pervers se demande Adimante ?
« On voit bien que ceux qui s’appliquent à la philosophie, et qui, après l’avoir étudiée dans la jeunesse pour leur d’instruction, ne l’abandonnent pas, mais y restent attachés, deviennent la plupart des personnages tout à fait bizarres, pour ne pas dire tout à fait pervers, tandis que ceux qui semblent les meilleurs, gâtés néanmoins par cette étude que tu vantes, sont inutiles aux cités » (p. 245).
Et Socrate de répondre à cette remarque : « Le traitement que les États font subir aux hommes les plus sages est si dur qu’il n’est personne au monde qui en subisse de semblable ». Pour illustrer son propos, Socrate utilise une métaphore. Il invite son interlocuteur à imaginer un navire sur lequel les membres de l’équipage qui se disputent le gouvernail sans rien connaître à l’art de naviguer et allant jusqu’à prétendre que « ce n’est point un art qui s’apprenne » (p. 246). Ces matelots « s’approprient alors tout ce qu’il renferme et, buvant et festoyant, naviguent comme peuvent naviguer de pareilles gens » (p. 246). Ils conduisent le bateau à sa perte. Platon cible ici les meneurs du peuple et les démagogues qui préparent la ruine de l’État. Il existe un art de gouverner au même titre qu’il en existe un « du vrai pilote » : « Ils ne se doutent même pas qu’il doit étudier le temps, les saisons, le ciel, les astres, les vents, s’il veut réellement devenir capable de diriger un vaisseau ; quant à la manière de commander, avec ou sans l’assentiment de telle ou telle partie de l’équipage, ils ne croient pas qu’il soit possible de l’apprendre, par l’étude ou par la pratique, et en même temps l’art du pilotage ». Sur ce bateau, le « vrai pilote » qui tentera de raisonner le reste de l’équipage « sera traité par les matelots de bayeur aux étoiles, de vain discoureur et de propre à rien ? » (p. 246). Idem, selon Platon, pour le philosophe qui est mal traité dans la cité. Il reste inutile à la cité parce qu’on ne l’utilise pas à bon escient. Étant inutilisé, il devient « pervers ». Platon précise : « Il est donc conforme à la raison qu’une nature excellente, soumise à un régime contraire, devienne pire qu’une nature médiocre » (p. 249).
La caricature qu’on se fait d’eux est à l’effet que les philosophes sont soit des individus bizarres, soit des éléments complètement inutiles à la société. Comment expliquer un tel paradoxe ? Socrate est d’avis ici que les hommes ne comprennent pas la fonction du philosophe. Il compare la société à un navire, où les simples marins ne conçoivent pas qu’une science (connaissance des temps, des saisons, du ciel, des astres, des vents) soit nécessaire pour être capable de piloter. Il renverse donc le rapport de dépendance que suggère la caricature. Puisque c’est au malade de frapper à la porte du médecin, c’est aux hommes de demander aux philosophes de prendre en main le destin de la société.
Seule une minorité des hommes sont d’authentiques philosophes. Ils ont pour eux les qualités suivantes : la force, la grandeur d’âme, la facilité à apprendre, la mémoire – et ils cherchent la vérité de toute leur âme. Voici, selon Platon, ce qui pervertit les âmes philosophiques : la corruption des qualités naturelles ; l’attachement aux biens des hommes ordinaires : la beauté, la richesse, les forces du corps, les grandes alliances ; un milieu avec de mauvaises influences (l’âme qui se dégrade est comme une plante ou un animal qui dépérit dans un environnement pour lequel il n’est pas fait) ; une mauvaise éducation ; les discours des sophistes qui corrompent les foules (en plus, ils prennent des mesures contre ceux qu’ils n’arrivent pas à persuader).
Socrate accuse les sophistes d’enseigner la manipulation :
« Tous ces particuliers mercenaires, que le peuple appelle sophistes et regarde comme ses rivaux, n’enseignent pas d’autres maximes que celles que le peuple lui-même professe dans ses assemblées, et c’est là ce qu’ils appellent sagesse. On dirait un homme qui, après avoir observé les mouvements instinctifs et les appétits d’un animal grand et robuste, par où il faut l’approcher et par où le toucher, quand et pourquoi il s’irrite ou s’apaise, quels cris il a coutume de pousser en chaque occasion, et quel ton de voix l’adoucit ou l’effarouche, après avoir appris tout cela par une longue expérience, l’appelant sagesse, et l’ayant systématisé en une sorte d’art, se mettrait à enseigner, bien qu’il ne sache vraiment ce qui, de ces habitudes et de ces appétits, est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste ; se conformant dans l’emploi de ces termes aux instincts du grand animal ; appelant bon ce qui le réjouit, et mauvais ce qui l’importune, sans pouvoir légitimer autrement ces qualifications ; nommant juste et beau le nécessaire, parce qu’il n’a pas vu et n’est point capable de montrer aux autres combien la nature du nécessaire diffère, en réalité de celle du bon » (p. 250-251).
Chez les sophistes, la sagesse se résume à connaître les goûts de la foule. Or, si on s’adresse à la multitude, on se soumet nécessairement à ses volontés. Contrairement au philosophe, la foule est incapable de distinguer l’apparence et l’essence : « Il est impossible que le peuple soit philosophe. […] Et il est nécessaire que les philosophes soient blâmés » (p. 251). Les sophistes font partie de ceux qui caricaturent les philosophes parce qu’ils veulent plaire au peuple. Les authentiques philosophes, eux, restent à distance du peuple. La sagesse selon Platon réside dans celui qui pratique la philosophie et il « est impossible que le peuple soit philosophe » (p. 251).
Les authentiques philosophes sont donc bien rares :
« Le nombre de ceux qui peuvent avoir dignement commerce avec la philosophie ; peut-être quelque noble caractère formé par une bonne éducation, et sauvé par l’exil, qui, en l’absence de toute influence corruptrice, demeure fidèle à sa nature et à sa vocation ; ou quelque grande âme qui, née dans une humble cité, qui méprise et dédaigne les charges publiques ; peut-être encore quelque rare et heureux naturel qui déserte, pour aller à la philosophie, une autre profession, qu’à bon droit il estime inférieure » (p. 253).
Socrate fait allusion à son signe démonique, dont l’existence serait la preuve qu’il est, lui, un philosophe authentique. Il affirme que la folie de la multitude justifie que le philosophe reste à l’écart :
« Il se tient en repos et s’occupe de ses propres affaires : semblable au voyageur qui, pendant un orage, alors que le vent soulève des tourbillons de poussière et de pluie, s’abrite derrière un petit mur, il voit les autres souillés d’iniquités, et il est heureux s’il peut vivre sa vie d’ici-bas pur lui-même d’injustice et d’actions impies, et la quitter souriant et tranquille, avec une belle espérance » (p 254).
Mais comment quelqu’un se disant philosophe authentique, étant ainsi un simple voyageur, qui s’occupe de lui-même en parfait individualiste, peut-il devenir un guide pour le peuple ? Parce qu’il est désintéressé à la concupiscence qui flatte l’ego. Il n’en a que faire des richesses matérielles du monde, puisqu’il aspire surtout à l’élévation de l’âme sur terre.
Voilà pourquoi la monarchie est le meilleur régime. Une foule disparate, aux talents divers et souvent éloignés de la sagesse, ne peut se gouverner elle-même. Sa soif de plaisir et de luxure des suites de comparaisons autant avec des semblables que des privilégiés nourrit d’ailleurs cette quête venimeuse pour l’âme. Pour s’en sortir, elle doit conséquemment faire appel à ceux et celles qui possèdent l’aptitude recherchée, voire le « don » grâce auquel ils et elles sauront développer plus aisément la pratique de la philosophie.
Associer la philosophie et le pouvoir politique
À ce moment-ci, aucun gouvernement, par conséquent, ne semble convenir au naturel philosophique : « De même qu’une semence exotique, confiée au sol hors de son pays d’origine, perd d’ordinaire sa force et passe, sous l’influence de ce sol, de son type propre au type indigène, ainsi le caractère philosophe perd sa vertu et se transforme en un caractère tout différent. Mais s’il venait à rencontrer un gouvernement dont l’excellence répondît à la sienne, on verrait alors qu’il est vraiment divin » (p. 254). Pour réaliser ce gouvernement parfait il faut convertir par « la douceur » le peuple au programme de Platon. Le philosophe dispose, selon lui, d’un atout qui lui permet de prétendre légitiment au pouvoir. Il jouit de la science la plus élevée, celle de l’idée du bien : « l’idée du bien est la plus haute des connaissances, celle à qui la justice et les autres vertus empruntent leur utilité et leurs avantages » (p. 262).
C’est dans un gouvernement parfait que la perfection du philosophe pourra s’exprimer. Puisqu’il en est ainsi, la préparation des futur-e-s dirigeant-e-s est une entreprise sérieuse. Voilà pourquoi Socrate n’accepte pas que la philosophie soit enseignée comme un loisir :
« Aujourd’hui, ceux qui s’appliquent à la philosophie sont des jeunes gens à peine sortis de l’enfance ; dans l’intervalle qui les sépare du temps où ils s’adonneront l’économie et au commerce, ils abordent sa partie la plus difficile — je veux dire la dialectique — puis abandonnent ce genre d’études : et ce sont ceux-là qu’on regarde comme des philosophes accomplis. Par la suite, ils croient faire beaucoup d’assister à des entretiens philosophiques, lorsqu’ils en sont priés, estimant qu’il ne saurait s’agir là que d’un passe-temps. » (p. 255).
Selon Socrate, les enfants destinés à devenir les gardiens doivent philosopher toute leur vie durant. Mais ils ne pourront se consacrer à l’exercice de cette discipline qu’une fois qu’ils n’auront plus la force d’exercer leur responsabilité politique. Imaginant la mise en œuvre pratique de sa théorie, Socrate voit deux scénarios imaginables ici : « nous avons dit qu’il ne fallait point s’attendre à voir de cité, de gouvernement, ni même d’homme parfaits avant qu’une heureuse nécessité ne contraigne, bon gré mal gré, ce petit nombre de philosophes qu’on nomme non pas pervers, mais inutiles, à se charger du gouvernement de l’État, et à répondre à son appel – ou qu’une inspiration divine ne remplisse les fils des souverains ou des rois, ou ces princes eux-mêmes, d’un sincère amour de la vraie philosophie » (p. 256). Si la foule se pose comme un obstacle à l’union ou à la fusion de la philosophie et du pouvoir politique, il ne faut pas lui en vouloir en raison de sa versatilité.
Socrate répète que la mauvaise réputation de la philosophie est l’œuvre des sophistes qui ont envahi la philosophie et se complaisent dans la haine et les insultes. Le philosophe authentique ne perd pas son temps avec de telles personnes :
« celui dont la pensée s’applique vraiment à la contemplation des essences n’a-t-il pas le loisir d’abaisser ses regards vers les occupations des hommes, de partir en guerre contre eux, et de s’emplir de haine et d’animosité » (p. 257).
Socrate essaie de reproduire dans ses pensées l’ordre harmonieux des Idées qu’il contemple. Leur divinité imprègne partiellement son âme étant donné qu’il reste un homme. Il avance que le philosophe ne pourra former spirituellement le citoyen qu’à condition que son âme soit rendue nette (p. 258). Il est donc nécessaire de la purger des influences précédentes. Tel est le sens de la métaphore de la toile : « Prenant comme toile une cité et des caractères humains, ils commenceront par les rendre nets — ce qui n’est point facile du tout » (p. 259).
Socrate défend son projet qui ne semble pas, à ses yeux, si utopique qu’il n’y paraît. Dans la classe dirigeante, il existe bien, selon lui, des enfants qui jouissent d’un naturel de philosophe. Il en suffit d’un et d’un seul dont les dispositions ne se corrompent pas. On peut dès lors espérer que les citoyens se soumettront à l’établissement de l’État Idéal parfait par ce Roi-philosophe. Socrate insiste sur la rareté du profil de philosophe. Ceci étant dit, Socrate affirme : « je déclare que les meilleurs gardiens de la cité doivent être des philosophes » (p. 260).
Cette idée du bien est de beaucoup trop méconnue et, de ce fait, les autres connaissances nous sont d’aucune utilité. Selon Platon, il est inutile « de posséder beaucoup de choses, si elles ne sont pas bonnes, ou de tout connaître, à l’exception du bien, et de ne rien connaître de beau ni de bon » (p. 262). Ici, Platon pose la question de la nature du bien. C’est à cette interrogation fondamentale de sa démarche analytique autour de la notion de la nature du bien et de la « production du bien en soi » (p. 264) qu’il consacre l’essentiel de ses réflexions.
Selon Socrate, « les sujets les plus élevés » sont dignes et demandent « la plus grande application » ; cette science la plus élevée a pour objet « l’idée du bien » et c’est cette idée du bien qui « est la plus haute des connaissances » (p. 262). « Les autres vertus empruntent » à l’idée du bien « leur utilité et leur avantage » puisque certains hommes (la plupart) localise l’idée du bien « dans le plaisir » et d’autres (les plus raffinés) « dans l’intelligence » (p. 262).
Glaucon demande à Socrate de préciser ce qu’il entend par « la nature du bien » (p. 264). Socrate commence par distinguer deux choses : les choses qui sont l’objet des sens et ensuite les idées qui « sont pensées et ne sont pas vues » (p. 264) (les choses de l’esprit). Pour comprendre le rôle de l’idée du bien, il faut s’intéresser un peu plus longuement au sens de la « vue » (p. 264-265). Il s’agit d’un sens particulier qui est entièrement dépendant de la lumière du soleil pour être efficace. L’idée du bien est à la connaissance ce que le soleil est aux objets à percevoir par la vue : « Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien » ; « Ce que le bien est dans le domaine de l’intelligible à l’égard de la pensée et de ses objets, le soleil l’est dans le domaine du visible à l’égard de la vue et de ses objets » (p 266).
Pour Platon, les choses belles le sont parce qu’elles participent à l’idée du beau et « les idées sont pensées et ne sont pas vues » ; « Et nous appelons beau en soi, bien en soi et ainsi de suite, l’être réel de chacune des choses que nous posions d’abord comme multiples, mais que nous rangeons ensuite sous leur idée propre, postulant l’unité de cette dernière » (p. 264). Le « bien en soi » se retrouve dans la multitude des choses belles et bonnes. Pour y accéder, pour le voir, un troisième terme, intermédiaire entre la chose et l’œil est nécessaire : la lumière du « soleil » (p. 265). L’idée du bien est dans le monde intelligible ce que le soleil est dans le monde visible à l’égard de la vue des objets : « Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien » (p. 266). Puisque l’idée du bien est « le principe de la science et de la vérité » il est possible de « la concevoir comme objet de connaissance » (p. 266). Mais, le bien n’est ni la vérité ni la science elles-mêmes. Tout comme d’ailleurs, le soleil n’est pas la lumière elle-même. Le bien les surpasse.
Bref, il existe quelque chose qui correspond au souverain bien : « Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité, mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l’essence »
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