Platon prône donc l’eugénisme. Les enfants difformes doivent être écartés pour que « le troupeau atteigne la plus haute perfection » (p. 214). La Cité idéale imaginée par Platon est fondée pour l’élite dirigeante sur un mode de vie communautaire qui ne laisse que très peu de liberté aux relations entre les hommes et les femmes. Une politique eugéniste drastique est mise en œuvre et chaque union sexuelle doit être obligatoirement approuvée par les instances dirigeantes. Cependant, à l’extérieur des périodes dédiées à la procréation, les hommes et les femmes bénéficient d’une liberté sexuelle sans restriction. Avec le livre V s’amorce une réflexion autour de l’éducation appropriée des gardiens de la Cité, réflexion qui sera conduite jusqu’au livre VII.
L’éducation des femmes
Socrate défend l’éducation des femmes :
« — Si donc nous exigeons des femmes les mêmes services que des hommes nous devons les former aux mêmes disciplines.
— Certes.
— Mais nous avons enseigné à ces derniers la musique et la gymnastique.
— Oui.
— Aux femmes, par conséquent, il faut apprendre ces deux arts ainsi que ce qui concerne la guerre, et exiger d’elles les mêmes services.
— Cela ressort de ce que tu viens de dire.
— Il se peut pourtant qu’à l’égard de l’usage reçu beaucoup de ces choses paraissent ridicules, si l’on passe de la parole à l’action.
— Très certainement » (p. 206).
Si cet aspect de son programme peut sembler ridicule, c’est, selon lui, le destin de toute idée qui à travers le temps parvient à s’imposer. Il donne l’exemple de la nudité qui est devenue normale :
« Donc, puisque nous avons commencé de parler, il faut avancer jusqu’aux aspérités que présente notre loi, après avoir prié les railleurs de renoncer à leur rôle et d’être sérieux, et leur avoir rappelé que le temps n’est pas bien lointain où les Grecs croyaient, comme le croient encore la plupart des barbares, que la vue d’un homme nu est un spectacle honteux et ridicule ; et que, quand les exercices gymniques furent pratiqués pour la première fois par les Crétois, puis par les Lacédémoniens, les citadins d’alors eurent beau jeu de se moquer de tout cela. » (p. 206).
Pourquoi en effet railler sur la nudité humaine, alors qu’elle est commune à tous et à toutes ? Socrate tente ici de rappeler cette nature qui caractérise tout être humain et qui ne doit pas faire défaut à sa communauté.
Platon précise ensuite que c’est souvent faute de définir rigoureusement les termes de la discussion, et plus généralement d’user de la dialectique, que les hommes se disputent :
« Parce que beaucoup de gens, ce me semble, y tombent sans le vouloir et croient raisonner alors qu’ils disputent. Cela vient de ce qu’ils sont incapables de traiter leur sujet en l’analysant sous ses différents aspects : ils procèdent à la contradiction en ne s’attachant qu’aux mots, et usent entre eux de chicane et non de dialectique » (p. 208).
Comme pour la nudité, la difficulté à débattre expose encore les limites d’une population n’ayant pas appris. Voilà en quoi, notamment, l’éducation devient chose utile, afin d’élever l’âme de ceux et celles appelé-e-s à faire partie de la Cité idéale.
Revenant à l’éducation des femmes, il la justifie en posant qu’une différence de nature doit avoir un rapport avec la fonction pour justifier une différence de fonction. L’exemple va en étonner plusieurs, la différence capillaire entre un homme chauve et un homme chevelu n’a rien à voir avec leurs possibles rôles politiques – ils peuvent donc exercer la même fonction (p. 208). C’est la même chose pour la femme et l’homme, selon Platon.
« Par suite, mon ami, il n’est aucun emploi concernant l’administration de la cité qui appartienne à la femme en tant que femme, ou à l’homme en tant qu’homme ; au contraire, les aptitudes naturelles sont également réparties entre les deux sexes, et il est conforme à la nature que la femme, aussi bien que l’homme, participe à tous les emplois, encore qu’en tous elle soit plus faible que l’homme (p. 210). »
En résumé, certaines femmes ont un naturel de gardiennes comme certains hommes ont un naturel de gardiens. La répartition des fonctions doit donc être identique chez les deux sexes : dirigeantes, guerrières et productrices. Toutefois, étant donné la faiblesse de leur sexe (tout particulièrement du point de vue de la force), elles prendront une part plus légère que les hommes, prédit Platon.
Cette communauté des biens que met de l’avant Platon est susceptible d’être avantageuse pour la cité en raison du fait que le plus grand mal pour elle c’est ce qui la divise (ce qui la rend multiple au lieu d’une) et le plus grand bien, ce qui l’unit (donc la rend une). La cité la mieux organisée est celle dans laquelle « la plupart des citoyens disent à propos des mêmes choses : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, cette cité est excellemment organisée », selon lui (p. 217). C’est dans cette optique que la communauté des femmes et des enfants s’inscrit et participe à cette unité.
Platon se prononce donc en faveur non pas de la suppression de la famille, mais plutôt du mode de classification oncle/tante, cousin/cousine, neveu/nièce (p. 212). Il entend plutôt cacher la vérité au sujet des liens familiaux. Tout individu devient par conséquent virtuellement le vrai père, le vrai frère ou le vrai fils d’un individu Face à cette éventualité, chacun est par conséquent amené à considérer l’autre comme s’il était un membre de sa famille. La vérité cachée des liens familiaux impose des devoirs de solidarité. Appartenant tous à une même et unique famille, liés entre eux par des liens de parenté fictifs, mais d’une efficacité réelle ils sont « délivrés de toutes les querelles dont l’argent, les enfants et les proches sont l’occasion » (p. 220).
L’unité visée se trouve dans une situation comparable à celle d’un homme : « une cité bien gouvernée se trouve dans une condition très voisine de l’homme. Qu’il arrive donc à un citoyen un bien ou un mal quelconque, ce sera surtout une pareille cité qui fera siens les sentiments qu’il éprouvera, et qui, tout entière, partagera sa joie ou sa peine » (p. 217). Autre avantage à la communauté des biens : la disparition des « procès et accusations réciproques d’une cité où chacun n’aura à soi que son corps, et où tout le reste sera commun » (p. 220).
Quel est le meilleur régime politique selon Platon ? La monarchie. Qui doit exercer le pouvoir au sein de cette monarchie ? Le philosophe-roi :
« Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois et souverains ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes ; tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet ; tant que les nombreuses natures qui poursuivent actuellement l’un ou l’autre de ces buts de façon exclusive ne seront pas mises dans l’impossibilité d’agir ainsi, il n’y aura de cesse, mon cher Glaucon, aux maux des cités, ni, ce me semble, à ceux du genre humain, et jamais la cité que nous avons décrite tantôt ne sera réalisée, autant qu’elle peut l’être, et ne verra la lumière du jour. » (p. 229).
N’y a-t-il pas dichotomie à vouloir créer une Cité idéale communiste toutefois gouvernée par unE monarque, seulE et unique ? Bien entendu, la Cité idéale voit siéger à sa tête un philosophe-roi, donc unE dirigeantE supérieurE, unE dirigeantE équilibréE, capable de modération et de sagesse, capable d’imposer le pouvoir des armes, lorsqu’il le faut… Mais peut-on assurer une perpétuité de ces dirigeantEs supérieurEs, presque immuniséEs contre les bassesses de l’ego ? Oui, s’ils-elles sont bien forméEs pour la tâche, s’ils-elles ont été triéEs dès l’enfance. Voilà pourquoi il est si important de mettre en place un système de reconnaissance des talents.
Platon distingue deux types d’hommes ici : « […] d’une part ceux qui aiment les spectacles, les arts, et sont des hommes pratiques, et d’autre part ceux dont il s’agit dans notre discours, les seuls qu’on puisse à bon droit appeler philosophes » (p. 232). Le philosophe est fait pour l’exercice du pouvoir et le pratique est fait pour obéir au chef : « Donc, il me semble nécessaire […] de distinguer quels sont les philosophes dont nous parlons quand nous osons dire qu’il faut leur confier le gouvernement, afin — cette distinction faite — d’être à même de nous défendre, en montrant qu’aux uns il convient par nature de se mêler de philosophie et de gouverner dans la cité, aux autres, de ne pas se mêler de philosophie, et d’obéir au chef » (p. 230) . Les hommes qui appartiennent à la catégorie de la pratique aiment les arts. Leur curiosité se concentre dans leurs yeux et leurs oreilles et sont incapables « de voir et d’aimer la nature du beau lui-même » (p. 232). Le philosophe, pour sa part, est en mesure d’accéder à la connaissance et est en mesure de « s’élever jusqu’au beau lui-même et de le voir dans son essence » (p. 232).
La distinction établie ici par Platon entre l’homme pratique et le philosophe l’amène à établir une différence entre l’opinion et la connaissance. Les choses se distinguent, selon Platon, par leur manière d’être : « Dès lors […] nous sommes suffisamment sûrs de ceci : que ce qui est parfaitement peut être parfaitement connu, et ce qui n’est nullement ne peut être nullement connu » (p. 233). Entre les deux se situe quelque chose qui est absolument et qui n’est pas du tout. Les opinions correspondent à quelque chose qui occupe une position intermédiaire et se situent entre la science et l’ignorance (p. 235). L’objet d’étude de la science est « ce qui est » alors que l’objet d’étude de l’opinion est « l’apparence » (p. 234). L’opinion n’est ni science et ni ignorance. L’objet de l’opinion porte sur « la multitude des belles choses » (p. 235). Platon appellera « philodoxes » les hommes de l’opinion et « philosophes » ceux qui en tout « s’attachent à la vérité ». Cette dichotomie, à ses yeux, est conforme à la « vérité » (p. 237). Et c’est ainsi que la foi aux dieux n’est pas remise en doute par la suprématie accordée à la raison dans la recherche de la sagesse.
Yvan Perrier
Guylain Bernier
18 octobre 2020
yvan_perrier@hotmail.com
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