Le pouvoir et ses invariants
Dans ladite mondialisation capitaliste actuelle, le dispositif du pouvoir, organisé autour de grandes oligarchies économiques et de puissantes structures étatiques, reste ancré sur un certain nombre de principes. Les États actuels passent à travers un processus qu’on pourrait appeler de « dé-démocratisation ». Les acquis des grandes revendications démocratiques du siècle dernier sont érodés, à travers les manipulations croissantes des processus politiques (on pourrait appeler cela pour simplifier la « trumpisation » du politique) et le durcissement des inégalités. Dans tout cela s’exprime partout et fort la négation des droits à tous les niveaux. C’est le cas, entre autres, de l’aspiration à l’autodétermination. Les grands États capitalistes, qu’on soit au Canada, en Espagne, en Angleterre et ailleurs, restent résolument hostiles aux revendications populaires liées à cette aspiration. Il n’est pas question de reconstruire des structures politiques pour laisser place à cette aspiration, que cela soit dans le cadre de la mise en place de nouveaux États, ou que cela se fasse sous le drapeau de la décentralisation ou de la fédéralisation. L’État fort veut dire l’État autoritaire sinon austéritaire, défini comme unitaire, homogène, quitte à concéder quelques pouvoirs subsidiaires, provinciaux si on peut dire, dans des domaines comme la culture. Remettre cela en question signifie une confrontation totale et presqu’immédiate, comme on l’a vu récemment en Catalogne.
Le projet canadien
Au Canada, la restructuration de l’État se fait dans le sillon d’un nouvel axe « Toronto-Calgary » autour de la domination de la haute finance et des ressources. Les deux grands partis, conservateur et libéral, partagent en substance sinon en apparence la conviction que la subalternisation du Québec est une des garanties pour assurer la stabilité du capitalisme « made in Canada ». Cette mise au pas de la province récalcitrante est nécessaire, non seulement pour s’approprier des ressources, mais aussi (et surtout), pour empêcher toute forme de rupture sérieuse avec un État centralisateur qui assure la reproduction du système dans son ensemble. Il en va de même pour les peuples autochtones, qu’on veut apaiser par un discours trompeur sur la réconciliation, alors qu’on nie leurs revendications fondamentales sur leurs territoires. Par ailleurs, la reconnaissance de la nécessité de poursuivre cet encadrement contraignant est largement intégré par les couches moyennes et populaires au Canada dit anglais, ce qui explique que le NPD est en gros toujours demeuré dans le giron du fédéralisme centralisateur. Pour le moment en tout cas, cette organisation du pouvoir reste solide, évacuant totalement la possibilité d’une transformation même timide.
Le Québec en mutation
Devant la montée d’un nouveau projet républicain, la scène politique québécoise a été rudement secouée pendant quelques décennies. Même le PQ apparaissait comme une coalition plutôt de centre-gauche, avec derrière le rêve de Jacques Parizeau de s’appuyer sur une bourgeoisie québécoise « montante ». Mais à part quelques exceptions marginales, cette « bourgeoisie » s’est contenté de prospérer comme un groupe subalterne au sein du capitalisme canadien (et nord-américain). Plus tard dans les années 1980 et 1990, le virage à droite du PQ s’est accentué de manière à se conformer aux projets néolibéraux que Lucien Bouchard et ses copains « lucides » ont porté à un niveau inégalé. Aujourd’hui, le consensus a été dans une large mesure rétabli. L’alignement sur les grandes politiques canadiennes sur des dossiers prioritaires comme la politique économique et l’insertion dans le capitalisme états-unien est présenté comme incontournable. Les modalités de cet alignement sont ce qui est en jeu. L’autonomisme provincial de la CAQ, qui a mis le PQ restructuré vers le centre-droit en dehors du circuit peut se maintenir avec une inclinaison encore plus prononcée vers les politiques néolibérales : attaques contre le secteur public et le mouvement syndical, refus obstiné de considérer le défi environnemental, etc. Le Parti Libéral, le grand rempart contre le nationalisme québécois, apparaît également dépassé, ethnicisé.
La bataille des idées
Il devient alors très important pour consolider ce tournant de réorienter les débats de société en dehors des aspirations de changement exprimées dans les décennies antérieures. Pour faire cela, il faut jouer sur divers registres dont celui du nationalisme identitaire. L’acharnement contre les immigrants facilite cela, comme cela avait été le cas durant la période de la grande noirceur. Le fait que cela se présente sous des valeurs progressistes comme la laïcité et même les droits des femmes n’y change rien, fondamentalement. Le projet néolibéral va continuer de ravager nos écoles et nos établissements publics, qu’on enlève des droits aux femmes musulmanes ou non. Raviver des tensions, produire une ambiance de tout-le-monde-contre-tout-le-monde permet d’affaiblir les mouvements et de réduire encore plus l’idée de l’émancipation.
La « grande transition »
Heureusement, la réorganisation en cours ne se limite pas seulement aux dominants. De nouvelles générations, de nouvelles propositions, de nouvelles articulations, découlent des luttes récentes et en cours. La « génération de 2012 » prend sa place et plus encore, les plus jeunes se retrouvent sollicités par un vaste élan de résistance sur les questions environnementales. Les exclus, les peuples autochtones, les minorités discriminées et racisées, prennent la parole, de sorte que des mouvements populaires ouvrent leurs portes et leur cœur. Des résistants, il y en partout, comme les braves travailleurs d’ABI par exemple. Cette restructuration est encore embryonnaire, contradictoire, hésitante. Dans tout cela, la relance de la lutte d’émancipation ne peut pas se faire sur une base identitaire, ni même autour d’un projet d’indépendance « tranquille » comme l’avait pensé le PQ. Elle est totalement impensable sans repenser les liens entre l’émancipation nationale et les aspirations autochtones. En bref, cette relance n’est pas même imaginable en dehors d’un projet ambitieux, d’une « grande transition », aussi bien sociale qu’économique et écologique. Et oui, ce n’est pas un « petit » projet, d’autant plus qu’il doit se définir d’une manière totalement différente de ce qu’on a appelé le « socialisme », du moins dans ses incarnations contemporaines. L’ancienne social-démocratie, les projets socialistes dits révolutionnaires, ne sont plus en mesure de proposer et d’articuler les mobilisations en cours.
Ne pas avoir peur
Cela donne à des expérimentations comme Québec Solidaire un certain espace, si on peut réinventer la manière de faire non seulement « de » la politique, mais surtout « du politique ». Pour renforcer cette élan, il ne faut pas avoir peur de se démarquer de certaines obsessions passées. Gagner des élections, administrer des parcelles de pouvoir, est une bonne chose, pour créer une nouvelle dynamique, pour raviver l’espoir. C’est un moyen, et non une fin, encore qu’il faut comprendre qu’il y en a plusieurs moyens, qui peuvent être complémentaires, pour confronter, isoler et éventuellement vaincre un dispositif de pouvoir encore très puissant. Comment faire cela ? Poser comme fondement incontournable une citoyenneté autoorganisée et confiante. Aller dans le sens de grandes convergences entre les mouvements populaires et avec les forces politiques progressistes. Insister sur le caractère internationaliste et inclusif des grandes batailles à faire, en commençant par nos sœurs et frères autochtones. Mettre de l’avant, inlassablement, l’éducation et l’organisation populaire, l’« empowerment ». Rester vigilants pour que nos structures s’adaptent à ces nécessités plutôt que de rester trop enfermées dans leurs propres logiques. Oui c’est vrai, c’est un beau défi.
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