On rêvait d’un peu d’équilibre
Entre les pauvres et les nantis
Mais désormais pour être libre
Il faut la cote de crédit
– Sylvain Lelièvre
Quiconque ne rattache pas le problème de l’éducation à l’ensemble du problème social se condamne à des efforts et à des rêves stériles.
– Jean Jaurès
Au printemps 2012, des centaines de milliers de jeunes Québécois ont envahi les rues du Québec, refusant l’augmentation de 75 % des frais de scolarité universitaire annoncée par le gouvernement libéral de Jean Charest. Au moment d’écrire ces lignes, cette grève étudiante, qui s’est étendue sur plus de six mois, reste la mobilisation sociale la plus importante de l’histoire du Québec et du Canada. En termes quantitatifs, aucune grève ouvrière ou mobilisation citoyenne n’a atteint une telle ampleur.
Au coeur de ce soulèvement historique, une valeur fondamentale : l’accessibilité aux études supérieures pour tous et toutes, sans égard à la condition socioéconomique.
À l’époque, les trois principales organisations étudiantes de la province (1) mettent de l’avant une revendication commune : l’annulation de la hausse libérale et l’instauration immédiate du gel des frais de scolarité (2). Rappelons qu’entre 2007 et 2012, ces frais avaient déjà progressé de 30 %. Dans le contexte de l’austère « révolution culturelle » promise par le ministre des Finances de l’époque Raymond Bachand, un retour à la politique du gel des frais de scolarité fut qualifié d’irréaliste par nombre de chroniqueurs et d’éditorialistes. Rapidement, une portion significative de l’opinion publique adhère à leur argument principal, selon lequel le gel est tout simplement injustifiable quand on considère que l’augmentation du coût de la vie génère un accroissement constant du coût de la formation de chaque étudiant. Autrement dit, pourquoi la part que doivent assumer les étudiants dans le financement de leur diplôme resterait au beau fixe, alors que le coût de la formation augmente sans cesse ? En réalité, fait-on valoir avec vigueur, une politique de gel des frais de scolarité revient à faire diminuer la portion du financement des universités assumée par les étudiants.
Au terme d’une lutte acharnée, les associations étudiantes obtiennent gain de cause, alors que le Parti québécois de Pauline Marois, élu à la suite de la mobilisation, annule la hausse vertigineuse décrétée par le gouvernement précédent. Quelques mois plus tard, à l’aube du Sommet sur l’enseignement supérieur que son gouvernement met en place, la première ministre se confie à un journaliste de la Presse canadienne : « Pour moi, indexation égale gel. Parce que indexation veut dire que, le coût de la vie augmentant d’une année à l’autre, si on gèle [...], à ce moment-là, on réduit les frais de scolarité (3). » Deux semaines plus tard, le gouvernement Marois annonce qu’il opte pour une indexation mesurée selon la croissance du revenu disponible des familles.
Économiquement, la logique est implacable. Prises au dépourvu, les deux fédérations étudiantes s’étant prêté au jeu du Sommet (FEUQ et FECQ), se contentent d’exprimer leur « déception » (4). Politiquement, elles peuvent difficilement contester le résultat d’un processus qu’elles ont largement contribué à légitimer dans l’espace public. Plus largement, l’ensemble des acteurs ayant pris position en faveur d’un gel strict des frais de scolarité sont dans une posture impossible, puisqu’en indexant ceux-ci au revenu disponible, le gouvernement péquiste réalise un gel effectif. Le geste est habile.
Comment un tel revirement a-t-il été rendu possible ? Les hommes et les femmes politiques d’hier, ceux qui ont instauré la politique de gel des frais universitaires, auraient-ils été si nuls en économie qu’ils n’auraient jamais réalisé que leur décision entraînerait une augmentation constante du coût des universités pour l’État ? Bien sûr que non. En réalité, comme l’a souvent fait remarquer le sociologue Guy Rocher, cela était précisément leur intention. Lorsqu’il a initialement été implanté au Québec à la suite de la publication du rapport Parent en 1966, le gel à long terme des frais de scolarité était en effet compris comme une façon de réduire progressivement la contribution des étudiants au financement des universités. On augmentait ainsi constamment l’accessibilité financière aux études supérieures, sans pour autant imposer un choc important aux finances publiques de la province. Au bout de ce processus : la gratuité scolaire intégrale, moyen par excellence pour éliminer les obstacles financiers à l’accessibilité à nos universités.
Si, en 2012, la revendication du gel des frais de scolarité est apparue comme incompréhensible aux yeux de plusieurs de nos concitoyens, c’est parce qu’elle a été dissociée du projet qui lui conférait son sens : l’abolition des frais de scolarité. Quelque part entre 1960 et 2012, nous avons oublié ce projet. Le point de départ de cet ouvrage est une tentative de comprendre cet oubli. Comment en est-on arrivé là ?
L’histoire politique de la gratuité : d’un consensus à une idée marginale
La situation actuelle est d’autant plus surprenante que, jusqu’au début des années 1970, la gratuité scolaire à tous les niveaux faisait l’objet d’un large consensus au sein de la classe politique québécoise. On évoque souvent la promesse de Jean Lesage, mais on oublie généralement que l’Union nationale elle-même, après le décès de Maurice Duplessis en 1959, inscrit elle aussi cet engagement dans son programme. Dans le cas des universités, la formation politique conservatrice précise que l’abolition des frais de scolarité se fera « par étapes suivant les besoins prioritaires du Québec ». Une promesse qui sera réitérée par le parti jusqu’à la défaite de Jean-Jacques Bertrand en 1970.
Parallèlement, le Parti libéral du Québec en fait lui aussi une de ses promesses phares. En 1960, dans son célèbre programme en 53 points intitulé C’est l’temps que ça change, l’instauration de la gratuité scolaire de la maternelle à l’université figure au deuxième rang. Lorsque Jean Lesage est élu sur la base de cet engagement, nous sommes six ans avant même le dépôt du rapport Parent. En 1966, le programme libéral réitère la volonté d’atteindre cet objectif « aussi rapidement que le permettent les ressources de notre société » et fixe, comme « prochaine étape » vers sa réalisation, la gratuité de l’enseignement pré-universitaire et professionnel ainsi que l’instauration d’un régime de prêts et de bourses pour les étudiants. Le début de l’ère Bourassa changera la donne. En effet, dans le programme de 1970, on ne retrouve plus aucune mention de l’accessibilité aux études, encore moins de la gratuité scolaire. Idem dans la mouture de 1973. La page est bel et bien tournée, et le Parti libéral ne regardera plus jamais en arrière.
À partir des années 1970, c’est le Parti québécois de René Lévesque qui reprend à son compte l’idée d’une démocratisation des universités de la province. Lorsque Lévesque fonde son parti, en 1968, la gratuité scolaire fait l’unanimité au Québec et le parti l’inclut naturellement dans ses propositions principales. Tant et si bien qu’en 1969, le programme intérimaire du PQ ne mentionne la gratuité scolaire qu’au détour d’une phrase, comme s’il s’agissait d’une évidence, en insistant plutôt sur la nécessité d’aller encore plus loin en instaurant une forme de salariat étudiant ! On peut en effet y lire que « l’accès effectif de tous les jeunes aux divers niveaux d’enseignement, en tenant compte de l’aptitude intellectuelle, suppose, outre la gratuité générale (5), l’institution d’un système cohérent de subsistance et éventuellement d’un régime d’allocation et de pré-salaire pour compenser, tant dans l’intérêt des familles que des étudiants, le manque à gagner ». Cette formulation sera reprise quasi intégralement dans les programmes de la formation politique nationaliste jusqu’en 1985. Avec le départ de René Lévesque, le programme est remanié en profondeur. Ainsi, dans la mouture de 1987, le projet de gratuité scolaire disparaît subitement. On n’y retrouve plus qu’une vague allusion à la nécessité « d’élargir l’accessibilité des couches défavorisées aux études supérieures ». Depuis, la position du parti sur les frais de scolarité est passée du gel à l’indexation, en passant par l’augmentation pure et simple. Il faudra donc attendre 2006, lors de la fondation de Québec solidaire, pour qu’un parti politique majeur inscrive à nouveau la gratuité scolaire dans son programme officiel. Cela étant dit, l’idée ne reviendra réellement au coeur du débat public que dans la foulée de la mobilisation étudiante de 2012. En résumé, après avoir été l’objet d’un consensus politique large et d’une discussion sociale intense pendant près de deux décennies, le projet de gratuité scolaire est pratiquement disparu du débat public québécois pendant 25 ans.
Au regard de cette trajectoire historique, il n’est pas étonnant qu’en 2012 les revendications du mouvement étudiant aient été reçues avec autant d’incrédulité. Rappelons en effet que la CLASSE, plus grande organisation étudiante lors des événements, articulait sa revendication conjoncturelle de gel des frais de scolarité à une perspective à long terme de gratuité scolaire. Ce faisant, elle renouait avec le sens réel de la politique du gel des frais de scolarité. Il s’agissait donc, me semble-t-il, de la position la plus cohérente. Mais l’étroitesse d’esprit de la plupart des observateurs politiques a empêché que cette vérité soit discutée sérieusement. Cette prise de position en faveur d’une gratuité scolaire à long terme a plutôt été réduite au mieux à une curiosité, le plus souvent à une grossière absurdité. Étudier gratuitement ? Pour les gens sérieux qui commentent l’actualité politique, c’était une proposition farfelue.
Il ne faut pas sous-estimer le rôle joué par les médias dans le déploiement de cette amnésie collective. Un chercheur de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) a montré comment l’annonce de la hausse des frais de scolarité a été précédée d’une offensive médiatique colossale. Il a passé en revue l’ensemble des textes d’opinion traitant de l’augmentation des frais de scolarité parus dans les trois grands quotidiens francophones entre le 1er mai 2005 (soit la fin de la grève étudiante sur les prêts et bourses) et le 17 mars 2010 (la veille du dépôt du budget libéral annonçant la hausse de 2012). Les résultats sont d’une limpidité troublante (6). Sur les 143 chroniques et éditoriaux publiés durant cette période, 125 (87 %) ont clairement pris position en faveur d’une augmentation et 14 autres (10 %) ont offert un appui nuancé ou conditionnel aux intentions libérales. Quatre (3 %) textes seulement se sont déclarés contre la proposition. À la lumière de ces chiffres, doit-on se surprendre que plusieurs Québécois aient été hostiles aux demandes étudiantes en 2012 ?
Désavoué par les principaux partis politiques, largement réprouvé dans l’espace public, le projet de gratuité scolaire se trouvait, à l’aube de la grève de 2012, à son creux historique de popularité. Heureusement, grâce à un travail acharné de mobilisation et de sensibilisation de la part du mouvement étudiant, l’idée refait surface dans la foulée de la mobilisation sociale qui signera la fin du règne de Jean Charest. Cette situation reflète bien l’évolution historique des politiques en éducation supérieure au Québec. En effet, au cours des 40 dernières années, les associations étudiantes ont été les principales défenseures de l’accessibilité aux études. Leur combativité explique en grande partie pourquoi l’éducation postsecondaire québécoise est la plus accessible au Canada pour les enfants des familles de classes moyenne et populaire. À chaque fois que la classe politique a semblé abandonner le projet de démocratisation de l’éducation supérieure, ce sont les étudiantes qui l’ont rappelée à l’ordre.
Des luttes incessantes
Si, comme on l’a vu, les principaux partis politiques ayant marqué l’histoire du Québec moderne ont tour à tour défendu et abandonné le projet de gratuité scolaire, le mouvement étudiant, quant à lui, l’a sans cesse mis de l’avant, que ce soit pour forcer le respect de promesses électorales, réagir à leur abandon ou combattre des mesures restreignant l’accessibilité aux études. À cet égard, l’histoire du mouvement est un long tressage de victoires et de défaites.
La première mobilisation digne de mention est sans doute celle de mars 1958. Quelque 21 000 étudiants des universités de Montréal, Laval, Bishop’s, McGill et Sir-George-Williams (qui deviendra Concordia) font grève pendant une journée, revendiquant l’abolition des frais de scolarité. Malgré cette mobilisation massive et l’action originale des « Trois braves (7) », le premier ministre Maurice Duplessis reste de marbre.
Dix ans plus tard, la vague internationale de mobilisations étudiantes atteint aussi le Québec. En octobre 1968, des milliers de collégiens et d’universitaires débraient et réclament la création d’une deuxième université francophone à Montréal, une réforme du régime d’aide financière aux études et l’abolition de l’obligation des présences dans les cégeps récemment créés. Quelques mois plus tard, le gouvernement unioniste de Daniel Johnson réalise sa promesse électorale et accède par le fait même à l’une des demandes étudiantes en créant le réseau de l’Université du Québec. Dès septembre 1969, les premiers campus sont ouverts à Montréal, Chicoutimi et Trois-Rivières. Le gel des frais de scolarité est adopté.
En octobre 1974, un an presque jour pour jour après le triomphal retour au pouvoir des libéraux de Robert Bourassa, une nouvelle grève étudiante s’enclenche. Les étudiants des cégeps de Joliette, Rosemont, Saint-Jean-sur-Richelieu, Rouyn- Noranda et Saint-Hyacinthe réclament l’abolition des Tests d’aptitudes pour les études universitaires (TAEU) (8). Ils obtiennent rapidement gain de cause, mais le mouvement redémarre en novembre, réclamant cette fois une bonification des prêts et bourses. Dans la foulée, l’ancêtre de l’ASSÉ, l’Association nationale des étudiants et étudiantes du Québec (ANEEQ) (9), voit le jour, mais la répression policière et les lock-out des administrations
collégiales viendront à bout du mouvement.
En 1976, le Parti québécois dirigé par René Lévesque prend le pouvoir. Deux ans plus tard, en novembre, devant sa lenteur à accéder à ses promesses en terme d’accessibilité à l’éducation (gratuité scolaire et programme de pré-salaire), une trentaine de cégeps entrent en grève. Rapidement, l’entièreté de l’UQAM et quelques départements de l’Université de Montréal et de l’Université Laval se joignent au mouvement. Des gains significatifs en résulteront.
En octobre 1986, un peu moins d’un an après le retour des libéraux au pouvoir, les étudiants du Cégep du Vieux-Montréal démarrent un mouvement de grève et demandent au gouvernement de Robert Bourassa de s’engager à maintenir le gel des frais de scolarité jusqu’à la fin de son mandat. Plusieurs associations suivent le mot d’ordre, tout comme les étudiants de l’UQAM.
Après quinze jours de mobilisation, le gouvernement libéral s’engage à maintenir le gel. Le mouvement est victorieux.
En octobre 1988, 100 000 collégiens prennent part à un débrayage de trois jours, dans près d’une trentaine d’établissements, en faveur d’une amélioration du régime de prêts et bourses. Quelques jours plus tard, l’ANEEQ entre dans la danse et lance un mot d’ordre en faveur d’une grève générale illimitée.
Malgré la forte mobilisation, celle-ci s’essouffle rapidement. À la mi-novembre, les étudiants rentrent en classe les mains vides. Lors des élections de 1989, les libéraux de Robert Bourassa sont reportés au pouvoir. Peu après, ils annoncent une augmentation massive des frais de scolarité, rompant ainsi avec près de 20 ans de gel. Une hausse sur quatre ans, devant faire passer les frais de 580 $ à 1 630 $. L’ANEEQ ne s’est toutefois pas encore remise de sa défaite d’il y a deux ans. Résultat : malgré la violence de l’attaque, la réaction est plutôt mitigée. Au plus fort de la mobilisation, à peine une douzaine de cégeps et trois universités débrayent. Le mouvement finira par s’étioler, incapable de faire fléchir le gouvernement libéral.
Au lendemain de la défaite référendaire de 1995, les péquistes de Lucien Bouchard annoncent une augmentation des frais de scolarité de 30 % ainsi qu’une hausse des frais administratifs dans les cégeps. Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation, pilote l’offensive. À l’automne, la réaction étudiante est surprenante : les étudiants de 23 cégeps débrayent, soit plus de 35 % des étudiants de l’époque. Mi-novembre, la ministre annonce qu’elle recule sur les frais de scolarité, maintient la hausse des frais afférents et instaure une « taxe à l’échec » au niveau collégial. Cette victoire significative, bien que partielle, provoque la fin de la mobilisation.
À l’hiver 2005, une vaste grève étudiante se met en branle pour contester une réforme de l’aide financière aux études annoncée par le premier gouvernement libéral de Jean Charest. Fort d’un appui important dans l’opinion publique, près de 175 000 étudiants seront en grève au plus fort d’une mobilisation qui s’étendra pour certains sur plus de sept semaines. Une entente controversée est finalement acceptée par une partie du mouvement, précipitant la fin de la grève et la récupération des 103 millions de dollars de bourses ayant été converties en prêts par la réforme libérale. Au final, la principale attaque à l’endroit de l’accessibilité aux études est battue en brèche.
Deux ans plus tard, un mois à peine après la percée historique de la droite aux élections de 2007 (10), le gouvernement libéral de Jean Charest sent le vent favorable et annonce une augmentation de 30 % des frais de scolarité, étalée sur cinq ans. Dès l’automne suivant – session d’entrée en vigueur de la hausse – l’ASSÉ (qui en est alors à sa sixième année d’existence) réplique en tentant de lancer une grève générale illimitée en faveur de la gratuité scolaire. Le premier vote de grève collégial, tenu au cégep du Vieux- Montréal en octobre, rejette le débrayage à 59 %. La grève nationale planifiée par l’ASSÉ ne démarrera jamais et les frais augmenteront jusqu’en 2012. La dixième grande lutte étudiante de l’histoire du Québec est celle de 2012, dont je ne reproduirai pas ici le tumultueux récit.
Ce long détour historique nous permet d’apprécier le rôle important qu’ont joué les associations étudiantes dans la vie politique de la province. À cet égard, le mouvement social de 2012 apparaît comme l’exemple le plus probant du potentiel mobilisateur du mouvement étudiant. Pendant 40 ans, les associations étudiantes ont joué un rôle fondamental de contre-pouvoir, de garde-fou, à chaque fois qu’un gouvernement – péquiste ou libéral – a voulu éloigner le Québec de la promesse qu’il avait faite à sa jeunesse. À ma connaissance, très peu de pays dans le monde voient leur vie publique être autant influencée par la participation politique des jeunes. C’est une inestimable richesse, qu’on ne souligne pas assez souvent.
Malgré la vigilance du mouvement étudiant, les résultats mitigés de la mobilisation de 2012 nous ont placés devant un cul-de-sac. Si le vide politique des 25 dernières années a été comblé par l’émergence de Québec solidaire, l’idée de la gratuité scolaire ne récolte toujours l’appui, selon le dernier coup de sonde au moment d’écrire ces lignes, que du tiers des Québécois. Le même sondage de la firme Léger indique que l’option d’une augmentation des frais qui dépasserait la hausse du coût de la vie est la plus impopulaire de toutes (11). Force est de constater que le débat sur l’accessibilité à l’éducation supérieure stagne. L’un des objectifs de ce livre est de contribuer au dépassement de ce blocage.
Pour ce faire, il importe de rappeler le contexte sociopolitique dans lequel le projet de gratuité scolaire est né.
Un héritage à renouveler et à transformer
Dans les trois décennies qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les systèmes d’éducation supérieure des pays développés entrent dans une phase de transformation sans précédent. Les historiens Christophe Charles et Jacques Verger vont jusqu’à affirmer, dans leur Histoire des universités, que cette période « a sans doute apporté plus de bouleversements dans le paysage universitaire que les trois siècles précédents (12) ». Cela s’explique en grande partie par le contexte sociologique d’alors : c’est l’époque du baby-boom, celle que les économistes surnommeront les Trente Glorieuses (13), caractérisée par une croissance économique soutenue, de très faibles taux de chômage et une augmentation générale du niveau de vie des travailleurs et travailleuses. On assiste, au Québec comme ailleurs, à une déprolétarisation des salariés : la classe moyenne se constitue. Dans la Belle Province le processus est quelque peu ralenti par le long épisode Duplessis mais pour l’essentiel, elle connaît une évolution semblable à celle des autres pays occidentaux. C’est l’époque de l’État-providence, avec ses nationalisations, son secteur public fort, son filet social généreux et ses services publics financés par une fiscalité progressive.
Les cégeps et le réseau de l’Université du Québec sont créés dans ce contexte. Ils représentent la version québécoise de ce que les historiens de l’université nomment la « première massification (14) » de l’éducation supérieure, qui s’étend de 1945 au début des années 1980. De manière synchronisée, les pays développés se dotent de réseaux universitaires et adoptent des politiques visant la démocratisation de l’enseignement supérieur. Résultat : les femmes et les jeunes provenant de familles populaires accèdent par centaines de milliers aux universités occidentales. Ainsi, au Canada, entre 1950 et 1970, le nombre d’étudiants universitaires quintuple (15) alors que la population globale augmente de 60 %. Si l’accessibilité à l’éducation supérieure devient une préoccupation centrale pour les États, c’est notamment parce qu’on est conscient que la poursuite du développement économique en dépend. Les technocraties occidentales savent que la prospérité future passe par la formation d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée et l’innovation technologique. On désire rattraper les États-Unis, qui ont à cet égard un avantage indéniable sur les autres nations industrialisées. Conséquemment, on met partout l’accent sur la formation d’ingénieurs et de techniciens (16). Au Québec, cette préoccupation pour le développement économique trouve un écho significatif dans le rapport Parent. Après avoir décrit la « révolution technologique et scientifique » qui ébranle les économies occidentales de l’époque (évolution technologique rapide, perte de vitesse du secteur agricole, émergence du secteur tertiaire), les commissaires écrivent :
La société technologique, de par sa nature même, exigera des sommes considérables pour fins d’enseignement ; mais ce sont plutôt des investissements que des dépenses ; car l’enseignement conditionnera la survie et le progrès de chaque pays. […] On voit comment les progrès de la science et de la technique et l’évolution socioéconomique qui en a résulté confèrent à l’éducation une importance toujours plus grande et constituent de fait le fondement de la société moderne. Il faut donc assurer à l’ensemble de la population un niveau d’instruction assez élevé, préparer des cadres pour tous les secteurs et se préoccuper surtout de donner une formation poussée à cette fraction croissante de la population destinée à servir dans le secteur tertiaire. Dans tous les domaines, le travailleur devra recevoir une formation professionnelle et technique assez large et polyvalente, qui lui permette de passer d’un emploi à l’autre suivant les changements technologiques. Il faudra prévoir enfin qu’un grand nombre d’adultes, aux différents niveaux de l’emploi, auront besoin d’une réadaptation professionnelle pour être en mesure de suivre l’évolution générale. Si ces conditions ne sont pas remplies, la vie économique risque de marquer le pas et la nation, de perdre son rang (17).
On aurait donc tort de sous-estimer l’importance de la question économique dans la construction du réseau postsecondaire québécois. Il est naïf de croire que la gratuité n’a été proposée à l’époque que pour des motifs humanistes et désintéressés. Au sortir de la grande noirceur, la constitution d’une main-d’oeuvre qualifiée et d’une classe de salariés-consommateurs apparaît pour l’élite de la province comme une priorité afin de lancer le Québec – en particulier ses régions – sur la voie du progrès économique. Par ailleurs, les grands travaux que l’on envisage nécessitent une expertise technique et scientifique que l’on espère provenir de chez nous. Comme je l’ai déjà souligné dans Tenir tête (18), la massification de l’éducation supérieure a été, ici comme ailleurs, l’une des conditions institutionnelles de constitution de la classe moyenne et du modèle de société qu’elle représente (19). Plus encore, elle est constitutive de son imaginaire propre, puisque sa reproduction en tant que groupe en dépend. C’est ce que soutient à sa manière le sociologue québécois Gilles Gagné :
L’éducation est devenue en Occident le mode de reproduction de la classe moyenne. Pour la première fois, une classe sociale s’est formée et a aspiré à la domination sans que ses membres n’aient eu à la maison les moyens de reproduire le statut familial : ni boutique, ni terre, ni capital, ni monopole culturel, ni savoir privé, ni privilèges publics. Il n’y a pas, dans ces familles, les moyens de conserver pour leurs enfants leur place dans la société. Les membres de la classe moyenne sont condamnés à emprunter le détour d’une institution publique, l’école, pour transmettre à leurs enfants leur statut de classe (20).
Cela étant dit, il serait sévère de réduire le projet québécois de gratuité scolaire à des motivations économiques. Le rapport Parent était également porteur d’une authentique revendication d’émancipation, de justice sociale et de démocratisation du savoir, comme l’indique cet extrait :
Le droit de chacun à l’instruction, idée moderne, réclame que l’on dispense l’enseignement à tous les enfants sans distinction de classe, de race, de croyance ; et cela de l’école primaire jusqu’à l’université. L’éducation n’est plus, comme autrefois, le privilège d’une élite. La gratuité scolaire s’impose pour généraliser l’enseignement (21).
Un peu plus loin, le rapport ajoute : Les pays démocratiques cherchent à éviter que l’État, s’il organise et subventionne l’enseignement, ne s’en serve pour asservir les esprits et les volontés ; l’action de l’État apparaît plutôt comme un gage de liberté et une garantie de l’autonomie de la personne. Cette fonction est importante dans une société pluraliste. […] C’est la responsabilité de l’État démocratique de permettre la diversité en évitant le chaos, de respecter tous les droits en évitant les abus, de garantir des libertés à l’intérieur du bien commun (22).
La situation nationale et linguistique du Québec teinte évidemment ce projet : la constitution d’un réseau postsecondaire public et accessible prend pour ses promoteurs une importante connotation culturelle. La survie et la vitalité de la culture francophone d’Amérique est un autre argument qui plaide en sa faveur. En témoigne par exemple le fait que, pendant près de 20 ans, les programmes des partis politiques québécois ont rangé leurs promesses en matière d’éducation dans la section relative aux politiques culturelles.
Sans surprise, chez les intellectuels et au sein du mouvement étudiant, c’est la conception humaniste et égalitariste du projet de gratuité scolaire qui a traditionnellement dominé. Dans ces milieux, la démocratisation de l’enseignement supérieur a généralement été comprise comme un moyen de transformation sociale, à la fois par la stimulation de l’esprit critique et par la lutte aux inégalités sociales et culturelles.
Comme le montre bien la tension qui traverse le rapport Parent, le développement du réseau d’éducation postsecondaire québécois, avec ses cégeps gratuits offrant une formation générale obligatoire et ses universités abordables présentes sur tout le territoire, résulte d’un compromis entre ces deux visions du projet éducatif. Le compromis aura tenu bon un certain temps. Mais à partir du milieu des années 1980, malgré les luttes incessantes du mouvement étudiant, il commence à s’effriter sérieusement, au profit de la conception utilitariste décrite plus haut. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de l’autre version du projet, qui mettait l’accent sur l’émancipation individuelle et collective. Si ce compromis s’est progressivement brisé, c’est que les rapports de force politiques et économiques au sein de la société québécoise ont considérablement changé à partir des années 1980. Ici comme ailleurs, la social-démocratie n’aura été qu’un bref épisode dans la longue histoire de l’économie capitaliste.
Depuis près de 30 ans, la majorité des pays développés ont entrepris ce que l’intellectuel américain David Harvey appelle le « tournant néolibéral ». Si les sociologues ne s’entendent pas sur les raisons de ce virage, ses incarnations concrètes sont connues de tous : privatisations de services publics, coupes dans les mesures d’assistance sociale, réformes de la fiscalité (notamment le passage de l’impôt progressif à la tarification individuelle régressive), radicalisation du libre-échange, dérèglementation, etc. L’idéologie générale qui justifie ces différentes mesures nous est bien connue. Depuis quelques années, elle sature notre espace public. Pour résumer, on dira simplement qu’elle soutient, contre les conceptions sociales-démocrates, socialistes et même classiquement libérales (23), que le bien-être individuel et collectif ne peut passer que par la maximisation des libertés entrepreneuriales de chacun, dont l’État doit être le gardien et le protecteur (il n’est donc pas surprenant que la montée des politiques néolibérales aient été accompagnées d’une augmentation significative de la répression policière). Il ne faut pas sous-estimer, comme le souligne l’historien de la pensée économique Philip Mirowski, l’ampleur de l’offensive médiatique qui a lieu depuis 20 ans pour nous convaincre des vertus de ce modèle économique et social.
Certains arguments ont été répétés avec tant de vigueur qu’ils sont pratiquement entrés dans le sens commun et structurent aujourd’hui la plupart de nos débats publics. Une part significative des intervenants dans l’espace médiatique les ont à toutes fins pratiques intégrés telle une seconde nature : « le secteur privé est plus efficace que le secteur public », « l’assistance-sociale et les subventions publiques encouragent la paresse », « les interventions étatiques sont un obstacle à la liberté individuelle », « les impôts sont un frein à la prospérité », « il faut que les entreprises privées créent de la richesse pour qu’on puisse la redistribuer », etc.
C’est en vertu de ce programme radical que les mécanismes d’assistance sociale et les politiques de redistribution de la richesse nous sont présentés comme des fardeaux pour l’État, des « vaches sacrées » défendues par des groupes d’intérêts et des obstacles à la prospérité. Au nom de la liberté et de la responsabilité individuelle, on déconstruit pièce par pièce les montages institutionnels dont s’étaient dotés les salariés pour se protéger des instabilités inhérentes à notre système économique. Les coupes dans l’aide sociale, les différentes réformes à l’assurance-emploi et les attaques récentes aux régimes de retraite s’inscrivent précisément dans cette lignée. Plus encore, c’est l’organisation interne de l’État qui tend à se modifier, par l’importation en son sein de pratiques et de modes d’organisation propres au secteur privé. Ainsi, l’État n’intervient pas nécessairement moins dans la société, il intervient peut-être même davantage, mais il intervient surtout différemment. Il ne cherche plus à prodiguer des services et à établir des assurances collectives comme à l’époque de l’État-providence, mais à créer, par des interventions constantes, des situations de mise en concurrence dans plusieurs secteurs de la vie sociale. Pour le dire simplement, le néolibéralisme ce n’est pas tant « moins d’État » et « plus de marché » qu’une privatisation intérieure de l’État et des institutions publiques. Dorénavant, comme on nous le répète sans cesse dans les grands médias, l’action publique elle-même doit se conformer au principe concurrentiel importé du secteur privé. C’est une telle conception de l’État et de son rôle dans la société, de plus en plus relayée par les médias et les analystes officiels, qui explique le soin grandissant que prennent les partis politiques à se présenter comme les meilleurs gestionnaires des fonds publics (ce que la novlangue managériale surnomme la « crédibilité économique »). François Legault incarne fort probablement le prototype de ce genre de politicien.
C’est dans ce contexte global qu’il faut comprendre l’abandon du projet de gratuité scolaire par la classe politique québécoise. Cet abandon reflète bien l’évolution idéologique qu’elle a suivie ces trente dernières années. En effet, en vertu de la vision du monde que nous venons de décrire, l’idée selon laquelle les individus auraient accès gratuitement à l’éducation supérieure est dépourvue de sens. Cela se comprend facilement. La gratuité scolaire libère en partie les étudiants de la contrainte économique que représente le paiement des frais de scolarité. À l’inverse, fixer des frais de scolarité élevés permet de réduire les coûts dits « inutiles », en forçant les étudiants à développer un rapport en termes de coûts-bénéfices vis-à-vis de leur formation. Devoir payer plusieurs milliers de dollars par année ou être contraint de contracter une dette d’étude importante influe, d’une part, sur le choix du programme d’études – les filières promettant un fort salaire apparaissant comme des « investissements » beaucoup plus sécuritaires – et, d’autre part et d’une manière plus fondamentale encore, sur le rapport que l’étudiant entretient avec l’institution, la formation qu’il y reçoit et, par extension, ses collègues de classe, ses professeurs, voire lui-même. L’étudiant est ainsi fortement incité à percevoir son parcours éducatif comme un investissement devant se traduire éventuellement en des revenus d’emplois élevés. Germain Belzile, chercheur à l’Institut économique de Montréal, résume cette idée :
Une autre question à considérer quand on parle d’enseignement supérieur est celle du rendement. Les diplômés universitaires ont généralement, à la fin de leurs études, des revenus bien plus élevés que la moyenne, ce qui compense largement les coûts plus élevés encourus à terme. L’éducation est un investissement en capital humain, investissement de surcroît très rentable (24).
L’instauration d’un rapport concurrentiel entre l’étudiant, sa formation et son université s’inscrit dans le modèle économique et social décrit plus haut. Qu’elles soient appliquées en éducation ou ailleurs, les réformes néolibérales en cours depuis quelques décennies ont pour effet de faire de plus en plus reposer sur les épaules des individus la responsabilité de leur sort, en rupture avec la logique de droits individuels et collectifs qui présidait aux politiques de l’État-providence. Selon la logique radicale du « chacun pour soi », le financement public de l’éducation est conçu comme un « cadeau » ou une « contribution » publique à une responsabilité essentiellement individuelle. Il ne faut donc pas se surprendre que la gratuité apparaisse comme absolument injustifiable.
On le voit bien, un tel projet repose sur l’inversion totale du principe fondateur du rapport Parent, qui se formulait en ces termes : « Le bénéfice social des études universitaires a plus de poids que le bénéfice individuel. » Cela étant dit, on n’ira pas très loin en se contentant de se souvenir du « bon vieux temps » de l’État-providence. D’une part, il faut admettre qu’il est impossible de revenir en arrière. En effet, pour ne prendre que ce seul exemple, le modèle économique des Trente Glorieuses, s’il a été synonyme d’amélioration des conditions de vie de plusieurs, est aussi celui qui nous a menés au bord du gouffre en matière environnementale. La crise écologique nous interdit aujourd’hui de poursuivre indéfiniment l’augmentation de la consommation individuelle. D’autre part, et de manière plus fondamentale, on peut se demander si un telle nostalgie serait justifiée, quand on sait que la situation actuelle a en grande partie été préparée par l’époque précédente. Le compromis qui a structuré la socialdémocratie – et qui s’est incarné par exemple dans certaines politiques éducatives – était précaire et il nous faut admettre que nous ne le reconstruirons pas tel quel. Par contre, cela ne veut surtout pas dire qu’il faille renoncer à protéger les institutions qu’il nous reste et qui assurent un minimum de solidarité sociale, bien au contraire. La grève étudiante de 2012 est la preuve que de telles résistances sont cruciales et qu’elles peuvent s’avérer victorieuses.
Néanmoins, si l’on veut ouvrir les portes de l’éducation supérieure à tous les Québécois, il faudra faire plus. Nous ne ferons pas la gratuité scolaire – ou pas pour très longtemps – si la société et ses institutions continuent de se désintégrer. Le combat pour la gratuité de l’enseignement nous mène ainsi au seuil d’une réflexion plus fondamentale, mais plus angoissante. Celle qui accable aujourd’hui des milliers de jeunes Québécois qui sont fiers de s’être mobilisés en 2012, mais qui réalisent aujourd’hui les limites de leur action : comment sortir du blocage dans lequel nous sommes pris ? Comment sortir du néolibéralisme, et pour aller vers où ? Pour répondre à cette question, il faudra s’inspirer des luttes et des débats dont nous sommes héritiers, mais aussi et surtout les renouveler pour relever les défis qui sont les nôtres, et qui sont bien différents de ceux du xxe siècle.
Contre ceux qui ne voient dans le projet de gratuité scolaire qu’une « réformette » sans grande portée sociale, je préfère y voir – en continuité avec ceux et celles qui la réclament depuis des décennies au Québec – une manière de faire de nos institutions d’enseignement des lieux un peu moins commerciaux et un peu plus libres, afin de favoriser l’émergence de réflexions critiques et innovatrices sur notre monde. Notre situation politique, économique et écologique me semble justifier l’importance de tels lieux. De la même manière, en tant que démocrate, j’y vois un moyen de permettre à tous de contribuer à la construction de l’avenir que nous partagerons. Bien sûr, ce n’est pas le seul ni peut-être le meilleur moyen de faire tout cela : la gratuité universitaire ne voudra pas dire grande chose si notre société reste aussi inégalitaire et que les jeunes provenant de milieux populaires décrochent dès le secondaire. Je ne prétends pas le contraire. Je prétends par contre que l’accessibilité de tous et toutes à une éducation postsecondaire libre, émancipatrice et critique représente une richesse sociale inestimable dont nous avons tort de nous priver. C’est la raison fondamentale pour laquelle j’ai demandé aux auteurs que vous lirez dans les pages qui suivent de m’accompagner dans cette réflexion.
Faut-il rappeler que l’éducation, avant tout, est bien autre chose qu’une question de formation individuelle ? Que par elle, c’est la culture des peuples qui se transmet et s’universalise ? Les valeurs que véhicule notre système d’éducation sont une préfiguration de notre destin collectif, puisque c’est dans nos écoles que grandissent ceux qui le feront. C’est un peu ce qu’exprimait l’écrivain français Jaime Semprun lorsqu’il écrivait : « Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : “À quels enfants allons-nous laisser le monde ?” » Voilà, au final, l’interrogation qui devrait nous habiter lorsque nous discutons d’éducation. C’est parce que je crois qu’il faut laisser le monde à des citoyens libres que je prends parti pour la gratuité scolaire.
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Ce livre s’articule en trois parties. La première est consacrée à la déconstruction de l’argument le plus souvent invoqué contre la gratuité scolaire, à l’effet qu’il s’agirait d’un projet économiquement irréaliste. Dans le premier texte, Simon Tremblay-Pepin et Philippe Hurteau, chercheurs à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), rétablissent les faits à cet égard : l’abolition progressive des frais de scolarité universitaire est tout à fait envisageable à moyen terme pour le Québec. Examinant plusieurs scénarios de financement, ils concluent – comme le soutiennent les mouvements étudiants et syndicaux depuis des lustres – qu’il s’agit au final d’une question de volonté politique. Dans le second texte, Michel Seymour, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, répond vigoureusement aux arguments de certains partisans d’une hausse des frais de scolarité, en revenant sur l’enjeu controversé du financement universitaire. Contre une conception étriquée de l’équité, il rappelle que le financement collectif de l’éducation est avant tout une question d’égalité des chances et de justice sociale.
La deuxième partie aborde de front la question de l’accessibilité à l’éducation postsecondaire. Dans un premier temps, Lise Payette raconte son histoire, celle d’une femme qui a connu un Québec dans lequel les pères refusaient à leurs filles l’accès aux bancs des collèges, sous prétexte que cela représentait un « gaspillage d’argent ». La ministre de la Condition féminine sous le premier gouvernement de René Lévesque rappelle que, malgré les avancées des 40 dernières années – auxquelles elle a elle-même largement contribué –, le long combat pour l’accessibilité à l’éducation est loin d’être terminé. Francine Pelletier, journaliste et militante féministe, va ensuite plus loin : pour instaurer la gratuité scolaire au Québec, il faudra reconnaître les insuffisances de la Révolution tranquille, en éducation comme dans bien d’autres domaines. Un exercice d’humilité douloureux mais nécessaire, pour sortir de l’immobilisme dans lequel nous sommes plongés en ces lendemains de la mobilisation de 2012. De manière analogue, la sociologue et chercheuse à l’IRIS Julia Posca montre que la massification de l’éducation supérieure a été l’un des leviers de constitution de la classe moyenne québécoise, avec toutes les contradictions et les culs-de-sac que cela suppose. Finalement, Marie-Claude Goulet et Anne-Marie Boucher soulignent que, bien avant le cégep ou l’université, le système d’éducation contribue trop souvent à consolider les injustices sociales et culturelles. Elles rappellent ainsi ce que certains militants oublient trop souvent : les mesures visant la démocratisation de l’éducation supérieure resteront lettre morte si les inégalités scolaires aux niveaux primaire et secondaire continuent de s’accentuer.
La troisième partie de l’ouvrage approfondit la réflexion. Quel est le sens de l’idée de gratuité ? De quelle conception de l’éducation ce projet peut-il être porteur ? Dans un premier temps, Normand Baillargeon, professeur en sciences de l’éducation à l’UQAM et essayiste bien connu, décrit avec précision la dérive inquiétante de l’université contemporaine. Il propose du même souffle de refonder l’université publique sur les principes de liberté académique, d’accessibilité universelle et de justice sociale. La cinéaste Micheline Lanctôt enracine quant à elle le projet de gratuité scolaire dans la situation culturelle et linguistique propre au Québec. Elle réitère une vérité historique, à savoir l’importance de l’éducation publique pour la transmission et la vitalité de la culture nationale québécoise. Dans un texte unique et original, Melissa Mollen Dupuis et Widia Larivière, militantes du mouvement autochtone Idle No More, nous mettent quant à elles en garde contre cette malheureuse habitude que nous avons d’oublier les Premières Nations lorsque nous parlons d’éducation et de culture. Elles rappellent que de nombreux jeunes autochtones sont prêts à renouer un dialogue égalitaire avec la société québécoise, afin de construire un système d’éducation accessible à tous et respectueux de leurs traditions. L’avant-dernier texte de ce livre est signé par l’écrivain Yvon Rivard. L’ancien professeur de littérature y propose une réflexion puissante sur ce que doit réellement signifier la gratuité de l’enseignement, au-delà des références comptables : un échange désintéressé de savoir et d’ignorance, un cheminement gratuit vers l’autre et la connaissance. Pour terminer, Eric Martin, professeur de philosophie au collégial, y va d’une proposition semblable. Pour que la gratuité scolaire ait un sens, insiste-t-il, elle devra s’inscrire dans un projet de société beaucoup plus large. Nous ne sauverons pas l’éducation de sa marchandisation sans sauver la société elle-même. Et pour cela, soutient-il dans un texte percutant, nous devons réapprendre à voir l’éducation comme une finalité en soi.
Notes
1. La Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et la Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (CLASSE).
2. L’organisation à laquelle j’appartenais à l’époque, la CLASSE, ajoutait quant à elle à sa revendication de gel une perspective à long terme de gratuité scolaire. J’y reviendrai.
3. « Droits de scolarité – Pauline Marois ne voit pas de contradiction entre gel et indexation », Le Devoir, 11 février 2013.
4. Parallèlement, la CLASSE redevenue l’ASSÉ (que j’avais alors quittée depuis plus de six mois) boycotte l’événement et manifeste dans les rues de la métropole. Dès l’annonce de l’indexation, elle fait connaître sa ferme opposition.
5. Nous soulignons.
6. Simon Tremblay-Pepin, « Les médias et la hausse des frais de scolarité de 2005 à 2010 – 1ère partie », <www.iris-recherche.qc.ca/blogue/les...> .
7. Pendant trois mois, trois étudiants montréalais (Francine Laurendeau, Bruno Meloche et Jean-Pierre Goyer) se rendront au bureau du premier ministre, lui demandant une rencontre afin de lui remettre un mémoire sur l’accessibilité aux études. Ils n’obtiendront jamais de réponse.
8. En 1974, le gouvernement libéral de Robert Bourassa souhaite imposer des tests d’aptitude aux études universitaires (TAEU) à la génération de cégépiens entrant à l’université. Or, ceux-ci ne s’appliqueraient qu’aux étudiants francophones, les anglophones en étant exemptés même s’ils désirent accéder à une institution de langue française. Les TAEU étaient entre autres perçus comme un dissuasif à l’accession des Québécois de langue française aux études de haut niveau, de même qu’un outil de sélection avant tout idéologique permettant aux portes universitaires de se clore devant les éléments jugés trop perturbateurs. Voir Sébastien Tanguay, « L’UGEQ est morte, vive l’ANEQ ! – partie 2 », La Chemise Magazine, 2 mars 2012, <http://chemise> .
9. Ce n’est qu’en 1980 que le nom de l’association sera en fait féminisé, celle-ci étant jusque-là connue sous l’acronyme « ANEQ ».
10. En mars 2007, l’Action démocratique du Québec (ADQ) de Mario Dumont remporte 41 sièges et forme l’opposition officielle à l’Assemblée nationale. Les péquistes sont relégués au troisième rang.
11. <www.ledevoir.com/documents/pdf/sond...> .
12. Christophe Charles et Jacques Verger, Histoire des universités : xiie-xxie siècle, Paris, PUF, coll. « Quadrige manuels », 2012, p. 143.
13. C’est ainsi que les économistes surnomment les trois décennies de prospérité et de croissance ayant suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
14. Christophe Charles et Jacques Verger, op. cit., p. 143.
15. Ibid., p. 146.
16. Ibid., p. 147.
17. Rapport Parent, tome 1, Classiques des sciences sociales, p. 11 (nous soulignons).
18. Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, Montréal, Lux, 2013.
19. L’extrait du rapport Parent cité plus haut confirme cette interprétation.
20. Gilles Gagné, « La question des générations : qui a pris, laissé ou transmis quoi à qui, comment et pourquoi ? », Liberté, no 293, 2011, p. 24.
21. Rapport Parent, op. cit., p. 18 (nous soulignons).
22. Ibid., p. 19 (nous soulignons).
23. Il importe d’insister ici rapidement sur la rupture qu’opère le néolibéralisme à l’égard du libéralisme économique classique. Prenons simplement l’exemple d’Adam Smith, célébrissime économiste anglais et théoricien du libre-marché et de la main invisible dont se réclame abondamment les prédicateurs contemporains du néolibéralisme, qui reconnaissait l’importance d’une éducation publique obligatoire et gratuite pour l’ensemble de la population.
24. Germain Belzile, « La hausse des droits de scolarité réduirait-elle l’accessibilité aux études universitaires ? », Note économique, Institut économique de Montréal, juin 2010, p. 3 (nous soulignons).