tiré du dernier numéro de la revue Relation
Nous vivons dans un pays monstrueusement en paix, comme le disait le metteur en scène et dramaturge Wajdi Mouawad. C’est peut-être ce qui fait que nous peinons à réagir fortement à plusieurs des violences du monde, qu’elles soient proches ou lointaines, liées à « l’ordinaire » de la vie – comme celles que vivent les locataires expulsés ou les infirmières exploitées et exténuées – ou aux guerres et aux grands enjeux mondiaux. Ceux et celles qui osent secouer notre confort et notre indifférence pour lutter contre ces violences n’ont pas la tâche facile. D’autant que partout la tendance est à la répression et à la criminalisation de l’action collective, dans un contexte d’extrême concentration de la richesse, de pouvoirs étatiques et de transnationales qui disposent d’énormes capacités de surveillance et de répression.
Nous vivons aussi en n’aimant pas trop certaines vérités qui dérangent. Comme de savoir que des peuples appauvris subissent notre exploitation et notre prédation de leurs ressources ; que nous y délocalisons des activités industrielles pour importer des produits bon marché en espérant refiler la facture écologique et sociale aux autres. Tel est notre monde. Porteur de violences certes différentes de celles du passé, mais de violences tout de même.
Qu’elle vienne des États, des mafias, des multinationales ou de mouvances fondamentalistes, la violence sous diverses formes, abjectes ou sournoises, émane d’idéologies telles que le colonialisme, le racisme, le capitalisme et le patriarcat. Elle s’attire d’autres violences – parfois nécessaires dans certains contextes, comme lors de certaines luttes de libération, par exemple –, mais très souvent c’est par la non-violence qu’elle est combattue. Le Québec porte une tradition à cet égard, pensons entre autres à la grève générale illimitée du Front commun en 1972, aux opérations Dignité, aux nombreuses actions des mouvements féministes, antimilitaristes ou pour le logement social, aux sanctuaires religieux illégaux pour les réfugiés menacés d’expulsion, aux marches et barricades des peuples autochtones, ou encore au printemps 2012, pendant lequel des milliers de personnes ont désobéi à la loi 78.
Chaque jour dans le monde, la non-violence se vit en actes, par des marches, des grèves, des blocages, des boycotts, des occupations, des refus de coopérer et de respecter lois injustes et couvre-feux – dans une volonté de ne pas recourir à la violence physique. De nombreux soulèvements populaires l’attestent ces derniers temps, entre autres au Soudan, où un mouvement courageux a affronté un régime islamiste corrompu et ouvert la voie à une fragile transition démocratique ; en Algérie, où la population envahit les rues pacifiquement depuis plus de 45 semaines pour chasser du pouvoir ses élites dirigeantes et exiger liberté et démocratie ; au Liban, où un fort mouvement de protestation a forcé la démission du gouvernement.
Face aux provocations des autorités ou d’autres forces, le défi est grand de ne pas répondre par la violence. C’est le cas du mouvement indépendantiste catalan, constamment mis à l’épreuve par l’État espagnol, qui commence à réussir à pousser dans les câbles ses éléments enclins à la violence, ce qui aide à le diviser et à le réprimer davantage. Tristement, ce mouvement ne bénéficie pas de la solidarité internationale qui peut faire la différence, comme lors du boycott des produits sud-africains à l’échelle mondiale qui a contribué à la fin du régime d’apartheid.
En tant que posture éthique et morale, la non-violence se veut un acte de résistance ancré dans ce que l’être humain a d’unique – sa conscience –, qu’il cherche ainsi à préserver de la barbarie. Ni passivité, ni soumission, elle s’enracine dans une quête de dignité et de justice millénaire. On ne s’en rend pas toujours compte, mais elle façonne la culture dans laquelle nous évoluons chaque jour, peu violente comparativement à ce que nos ancêtres ont connu – et cela même si, paradoxalement, notre civilisation est violente au point de pouvoir causer son propre anéantissement par les armes nucléaires ou la catastrophe climatique.
C’est d’ailleurs sur le front de la lutte pour la justice climatique que différents mouvements d’action non-violente s’imposent. Luttant pour le respect de leurs territoires et de la Terre-Mère, s’opposant à un extractivisme aveugle et aux pipelines, les peuples autochtones y sont en première ligne. Face à eux, les autorités portent l’odieux d’une répression sauvage, comme à Clayoquot Sound, sur la côte ouest de l’île de Vancouver, où près de 800 personnes ont été arrêtées en 1993 pour avoir bloqué des routes forestières, ou lors des camps de résistance organisés dans la réserve de Standing Rock, aux États-Unis[1].
En Allemagne, le mouvement citoyen écologiste Ende Gelände rassemble chaque année des milliers d’activistes bloquant des mines de lignite à ciel ouvert situées dans la plus grande zone d’émission de CO2 d’Europe. Courageusement et avec la complicité grandissante des habitants du territoire, il fait augmenter la pression en faveur de la sortie immédiate du charbon, réussissant à élargir ses soutiens dans l’opinion publique, ce qui est l’une des grandes forces de la non-violence.
Ende Gelände, ANV-COP21 ou encore Extinction Rébellion sont des mouvements qui engagent des milliers de personnes dans l’action directe, en les formant et en utilisant une panoplie de moyens tactiques combinés. Ils demandent que leur choix de la non-violence soit respecté lorsqu’ils déploient leurs actions, sans nier à d’autres le droit d’adopter d’autres stratégies. Ils sont complémentaires à d’autres forces de changement, comme le mouvement de désinvestissement des énergies fossiles, par exemple. Ils tentent aussi d’incarner les valeurs et les manières de vivre – plus écologiques et solidaires – qu’ils veulent voir advenir. Leur ambition de former des mouvements de masse pourrait se révéler déterminante. Cette volonté se manifeste au Québec où elle se confronte, par ailleurs, à des élites politiques et médiatiques pathétiquement ignorantes de la légitimité de la désobéissance civile en démocratie[2] – comme l’atteste le psychodrame collectif provoqué par l’action de quelques militants et militantes d’Extinction Rébellion sur le pont Jacques-Cartier, à Montréal.
« Il y a un grand acte de désobéissance aux lois de la nature qui est perpétré présentement par ceux à qui profite le crime. L’industrie du pétrole, du gaz, et ceux qui la financent […] sont les premiers à désobéir aux lois de la nature », disait à juste titre Dominic Champagne (Le Devoir, 28 octobre 2019). Mais on préfère moraliser, arrêter et faire des procès aux personnes qui, après maintes campagnes et pétitions en tous genres, osent désormais la désobéissance civile pour tenter de faire avancer la transformation civilisationnelle radicale urgente dont dépend notre avenir à tous. Leur nombre augmentera. Quel puissant miroir des turpitudes de notre société les centaines « d’arrêtés du climat » dans différents pays nous tendront-ils un jour ! Révélant, à nouveau, qu’une interpellation puissante et non-violente de notre conscience collective peut ébranler notre monde et, espérons-le, le transformer.
Notes
[1] Lire Leena Minifie, « Les gardiens de l’eau et de la terre », Relations, no 790, juin 2017.
[2] Voir notre dossier « Le pouvoir de la désobéissance civile », Relations, no 743, septembre 2010.
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