Tiré de Orient XXI.
De nombreuses femmes qui ont participé activement à la révolution de 1979 ont été heurtées par certaines mesures mises en place très tôt après la victoire. L’une d’entre elles, très engagée à l’époque et aujourd’hui militante des droits des femmes m’a confié : « À l’époque, je n’imaginais même pas qu’un jour, dans les couloirs du palais de justice, les femmes pourraient être autant humiliées pour avoir réclamé leurs droits les plus élémentaires ». Elle a poursuivi : « Nous pensions qu’avec la révolution, les femmes auraient davantage de droits qu’auparavant ».
Elle faisait allusion à la remise en cause par le nouveau régime des acquis des femmes dans le cadre de la loi de protection familiale de l’époque du chah, qui garantissait notamment des restrictions de la polygamie. L’abrogation de cette loi jugée non compatible avec la charia annonçait une tendance très dangereuse pour les femmes. Pourtant l’ayatollah Rouhollah Khomeiny avait reconnu à plusieurs reprises que la participation des femmes avait été un facteur essentiel de la victoire de la révolution. Cela dit, ce n’était pas la première déception historique des femmes iraniennes. Le même phénomène s’était produit lors de la révolution constitutionnelle de 1905 en Iran. Bien qu’elles aient joué un rôle important, les femmes étaient restées sous la tutelle des hommes avec un statut similaire à celui des mineurs ou des malades mentaux.
Après la révolution, la maison
Avec l’arrivée au pouvoir de Reza Chah (le fondateur de la dynastie Pahlavi), le combat des femmes pour leurs droits a d’abord été réprimé, puis récupéré par le pouvoir en place. La campagne violente du régime pour interdire le port du voile en est l’un des meilleurs exemples. Elle a par la suite servi de prétexte à certains islamistes pour s’opposer à l’éducation des femmes, à leur arrivée sur le marché du travail ou simplement pour leur interdire de sortir de la maison, en assimilant l’ensemble de ces actes à des comportements malsains, décadents et occidentalisés. La résistance des femmes contre cette démarche a joué un rôle important dans son échec et finalement son abandon.
Beaucoup plus tard, lors de la révolution de 1979, bien que personnellement contre le port du voile, de nombreuses femmes l’ont cependant accepté par solidarité, pour ne pas briser les rangs des forces révolutionnaires incluant les islamistes. Mais ce comportement a été malencontreusement traduit comme la volonté des femmes de s’accommoder des orientations réactionnaires, voire de rentrer à la maison.
Après la révolution, la volonté politique d’éloigner les femmes de la vie active a pris une autre tournure. Bien qu’elles aient joué un rôle décisif durant les huit années de la guerre Iran-Irak, des restrictions encore plus importantes leur ont été imposées pendant et après le conflit. La guerre a accentué le discours machiste selon lequel les hommes étaient destinés à se battre pour l’islam et l’honneur du pays, et les femmes à s’occuper du foyer et de l’éducation des enfants. Ce mode de pensée a favorisé l’amplification et l’acceptation des pratiques comme le mariage temporaire, le sigeh1 ou la polygamie dans certaines couches de la société. La mort de nombreux hommes sur les fronts a justifié ces pratiques. Il s’agissait d’un « devoir patriotique » pour les femmes d’accepter que leurs maris épousent et protègent les femmes de martyrs. Des dizaines d’années plus tard, le ratio démographique du nombre d’hommes par rapport aux femmes à nouveau équilibré, le sigeh a été justifié par d’autres arguments.
L’élan arrêté des premières revendications
Dans la continuation de ce processus, et bien qu’elles aient largement participé en 1997 au mouvement qui a abouti à l’arrivée au pouvoir des réformateurs, seules deux femmes ont accédé aux postes de vice-conseillers dans le gouvernement du président Mohamed Khatami — sans rôle essentiel dans les prises de décisions concernant la politique générale. Durant cette période, les femmes de la deuxième et troisième génération suivant la révolution se sont organisées pour formuler leurs revendications au moment des élections. Elles ont publié des journaux, organisé la campagne du million de signatures pour l’égalité des droits au sein de la famille — en particulier pour l’arrêt de la lapidation des femmes. Elles ont organisé des réunions publiques et mené toutes sortes d’activités. Mais la répression du mouvement citoyen des réformateurs dans son ensemble par la tendance réactionnaire du régime a non seulement arrêté cet élan, mais également décrété que certaines revendications étaient répréhensibles et a poursuivi leurs instigatrices.
Malgré tout, la mise en place de la République islamique en Iran ne s’est pas traduite par une dégradation globale de la situation des femmes. Certes, elles ont perdu un grand nombre de libertés individuelles et sociétales, et surtout la liberté de pouvoir se vêtir selon leur convenance. Leur situation économique et juridique s’est détériorée, mais elles ont aussi pu profiter d’un certain nombre d’acquis, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé. Le nombre de femmes ayant fait des études a été multiplié par 23 par rapport aux années 1970, selon l’enquête nationale démographique réalisée en 2010. Le nombre de femmes ayant fait des études universitaires s’élève à 1 466 156, et devance le nombre des hommes, qui sont 1 255 020. Le taux de mortalité maternelle continue à baisser très significativement ; il est passé de 123 à 25 pour 100 000 naissances entre 1990 et 2015 2].
Changement de tactique
Déçues par les tentatives infructueuses de réformes venant d’en haut, les femmes sont progressivement arrivées à la conclusion pragmatique qu’elles devaient adapter leur stratégie de changement. Elles ont appris à s’appuyer sur les couches populaires et à repartir des profondeurs de la société. À l’instar de la définition qu’en donne Antonio Gramsci, cette tentative pourrait être qualifiée de « guerre de position »3, reposant sur la culture populaire et adoptant la patience et le gradualisme : au lieu de viser des changements soudains et immédiats, aspirer à des changements progressifs, mais irréversibles. Les militantes de la cause des femmes avaient mis en avant l’action politique avec l’espoir de collaborer avec les hommes, cependant après les frustrations et les déceptions éprouvées dans les luttes, elles se sont tournées vers une « progression lente », plus accessible.
La tactique de la guerre de position est le résultat de l’accumulation d’expériences individuelles qui ont échoué à changer les règles au profit des femmes, à augmenter leur taux d’emploi, à promouvoir leur statut social et à accroître leurs libertés. Mais ces échecs sont d’abord les conséquences de la difficulté à changer les structures de la domination masculine, en place depuis des millénaires et qui ne peut naturellement pas se transformer du jour au lendemain.
Le rôle des femmes musulmanes pratiquantes dans le défi lancé aux fondements de la domination masculine dans la société iranienne a consisté à remettre en question le dogme selon lequel les droits des femmes ne peuvent être défendus que dans le cadre d’un féminisme de type occidental et laïc. Les opposantes à la discrimination contre les femmes se recrutaient aussi bien parmi les laïques que parmi les pratiquantes, auprès de celles qui ont défendu le voile comme de celles qui s’y sont opposées4. Par conséquent, le voile ou la croyance religieuse ne sont pas des critères pour détecter une « non féministe ». La défense des droits des femmes ne signifie pas se battre contre le tchador ni contre les pratiques religieuses, mais plutôt pour démontrer que les femmes, en tant qu’êtres humains ont des droits qui sont bafoués par des systèmes patriarcaux, qu’ils soient laïcs ou religieux, que ce soit pour imposer de retirer le voile ou de le porter. Défendre les droits des femmes implique de reconnaître leur droit à choisir librement leurs opinions comme leur tenue vestimentaire.
« Sujets en résistance »
Durant toutes ces années où le gouvernement post-révolutionnaire a renforcé ses fondations, la société n’a pas cessé d’évoluer. De nombreuses femmes ordinaires, sans avoir nécessairement conscience de leur situation, ont déployé différentes tactiques pour améliorer globalement leurs conditions de vie. De ce fait, elles ont attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales. Néanmoins leurs multiples études ont principalement porté sur les femmes des classes moyennes urbaines, et se sont concentrées essentiellement sur la jeune génération, la décrivant comme composée de « sujets en résistance » qui défient les dirigeants islamistes. Ce type d’études a commencé dès les années 1990, et a atteint son apogée lors de la formation du Mouvement vert en 2009. Des expressions telles que « djihad du rouge à lèvres » ou « révoltes du désir » donnent une image de ces « sujets en résistance » : essentiellement des jeunes femmes qui « se battent » avec le régime et « défient » ses normes en utilisant la cosmétique, la beauté, la chirurgie esthétique et le sexe. Cette littérature emprunte en partie le vocabulaire courant de la lutte des couches défavorisées, des mouvements postcoloniaux ou territoriaux. Cependant, il n’y a souvent pas de définition claire de la « subordination », de la « domination » et de la « résistance » ; ces écrits idéalisent des réactions individuelles parfois inéluctables ou découlant simplement de choix personnels ou circonstanciels, en leur donnant un aspect romanesque.
Mais beaucoup de femmes ne se considèrent pas comme féministes. En Iran, « féministe » est souvent synonyme d’« anti-homme », et la plupart des femmes ne souhaitent pas être considérées ainsi. Toute action de résistance se forme sur la base d’un minimum de connaissances et de critique des structures et des tendances de la domination. Or, les études de terrain mettent en évidence le fait que beaucoup de femmes manquent non seulement de conscience de leur condition féminine et n’ont pas non plus de perception de la « résistance ». Par conséquent, sauf dans certains cas, le port d’un tchador « incomplet » n’est pas un acte de résistance ou basé sur une conscience féministe mais le plus souvent une préférence individuelle qui découle de facteurs tels que l’éducation familiale, la volonté d’attirer l’attention ou d’afficher une différenciation de classe.
De plus, comme l’ont souligné quelques critiques de ce type d’analyse, la résistance ne signifie pas nécessairement la confrontation entre deux points de vue antagonistes sur la condition féminine5, mais exprime plutôt une recherche d’alternative à leur condition. Par exemple, si certaines femmes acceptent le mariage temporaire, cela ne traduit pas une résistance pour dépasser les structures empêchant la liberté sexuelle mais un état de subordination économique qui les oblige à quitter la stabilité généralement admise (mariage permanent) pour une situation incertaine (temporaire). Normalement, les femmes appartenant aux classes supérieures ne se marient pas de façon provisoire, mais de façon permanente, avec un prestige et une dignité reconnus, quand de nombreuses femmes des classes inférieures sont forcées d’accepter la prostitution — ou le mariage temporaire. Par conséquent, à quelques exceptions près, ce mariage ne traduit pas la résistance des femmes pour obtenir la liberté sexuelle et le choix de la durée de la relation, il représente essentiellement l’un des privilèges des hommes des classes supérieures dans une société fondée sur la prédominance masculine comme l’Iran, permettant l’utilisation sexuelle « relativement respectable » des femmes en tant que sujets subalternes.
« Des progrès sereins »
Le fait que les femmes démunies soient forcées d’accepter le mariage temporaire au lieu du permanent, voire du célibat, est un fait réel, néanmoins l’analyser comme une forme de résistance relève d’une interprétation biaisée. De même, le maquillage excessif de certaines femmes, le recours à la chirurgie esthétique et les sex parties renforcent l’aspect sexuel de la domination des hommes plutôt que de la remettre en question. Alors que les femmes des couches défavorisées se battent durement pour améliorer tous les aspects de leur condition sociale, seule leur « résistance » pour accéder à la liberté vestimentaire et sexuelle est souvent célébrée et mise en avant par ce type d’approche.
Pendant que des pionnières militantes luttent pour façonner le mouvement social et faire reconnaître leurs revendications, de nombreuses femmes ordinaires, en particulier issues des classes moyennes, essaient d’améliorer leur situation avec « des progrès sereins » dans tous les aspects de la vie quotidienne. La « progression sereine » des femmes, notamment de la classe moyenne, consiste à accéder à l’emploi, à l’éducation, au sport, à la musique, au cinéma, à l’art, à la poésie, à la lecture, mais aussi à éviter le mariage forcé et à fréquenter librement les espaces publics. Cependant, pour de nombreuses femmes des classes sociales inférieures, l’accès aux espaces cités ci-dessus est encore pratiquement impossible. Cela signifie-t-il pour autant qu’elles y ont renoncé, ont admis leur condition et s’y sont résignées ?
Gramsci attire notre attention sur le fait que les opprimés ne sont pas en dehors ou à la traîne de la sphère politique, et qu’ils ne peuvent être considérés comme apolitiques. Mais leurs actions se manifestent dans un spectre politique allant de formes discrètes à des expressions plus marquées. Dans ce sens, la participation active des femmes aux élections des conseils municipaux au cours des dernières années, en particulier celles qui se sont tenues en mai 2017, est un exemple des nouvelles formes du combat des femmes pour accéder à leurs droits sociaux. Notamment dans les petites villes et les villages, les femmes ont réussi à occuper plus de sièges. Quelle est la raison de cet engouement pour les élections locales ?
Les conseils municipaux se distinguent des autres institutions formelles par des caractéristiques spécifiques : premièrement, l’inscription sur les listes électorales n’est pas supervisée par une instance de validation, comme pour les autres élections. Les femmes font donc face à moins d’obstacles. Deuxièmement, ces conseils traitent des problèmes quotidiens tels que la pollution de l’air, les transports, la gestion urbaine, la lutte contre l’exclusion et la marginalisation... Troisièmement, ils sont moins « politisés » ; y accéder exige moins de lobbying et engendre moins de pressions politiques sur ceux et celles qui y siègent. Enfin, les citoyens lambda ont plus de chance d’y entrer. De plus, de nombreuses règles, codes de conduite et contraintes nécessaires pour faire partie d’autres institutions formelles ne s’y appliquent pas. Cet engouement a été plus prononcé dans les petites villes, les villages, ou les banlieues de grandes villes où ces caractéristiques étaient aussi plus marquées que dans les grandes villes.
La grande surprise de ces cinquièmes élections municipales est venue du Sistan-et-Baloutchistan — considéré comme la province la plus démunie du pays —, où 415 femmes ont été élues.
Les « filles de l’avenue Enghelab »
L’un des exemples récents de la guerre de position des femmes est la campagne que certaines jeunes filles viennent de lancer. Ce mouvement a débuté dans les premiers jours des manifestations de décembre dernier en Iran, lorsqu’une jeune fille est montée au-dessus d’un boitier électrique dans l’avenue Enghelab (Révolution) au centre-ville, vêtue d’un sweat-shirt et d’un pantalon et brandissant son foulard blanc accroché à un bâton. La vidéo de son action a circulé et a déclenché un mouvement, certes individuel et non organisé, mais très expressif, nommé le « mouvement des filles de l’avenue Enghelab ». Des vidéos d’autres filles faisant le même geste ont largement circulé sur les réseaux sociaux, défiant directement la tenue obligatoire. Cette action, qui reflète l’échec de l’idéologie officielle du gouvernement à convaincre la jeune génération de porter le tchador, a évidemment suscité la colère des dignitaires du régime. Les forces de sécurité ont arrêté certaines de ces filles et les ont condamnées à des peines de prison et à de lourdes amendes.
Cette campagne met en évidence la dégradation des valeurs dominantes du système auprès des jeunes générations, et le fait que les jeunes filles ne croient pas aux réformes venant d’en haut. Au cours des dernières décennies, l’espoir des femmes de pouvoir — relativement — profiter des perspectives économiques avait dans une certaine mesure freiné leur lutte contre la tenue vestimentaire obligatoire. Mais les statistiques récentes montrent que la discrimination économique des femmes, en particulier des plus jeunes, s’est intensifiée. Le taux d’emploi des femmes est tombé d’environ 18 % en 2011 à environ 13 % en 2016 et depuis 2006, les emplois déclarés des femmes ont régulièrement baissé au profit d’emplois informels.
Ce processus a commencé avec le début des licenciements massifs de femmes pendant l’ère de Mahmoud Ahmadinejad (NDLR. 2005-2013.). Le recours aux emplois informels signifie plus d’insécurité économique, mais permet de se débarrasser des contraintes et des codes de conduite tels que le port du manteau et du foulard serré et noir, obligatoires pour les femmes occupant des emplois officiels en Iran. Lorsque les gens sont abandonnés aux forces du marché, on peut difficilement s’attendre à ce qu’ils restent attachés aux codes de gouvernance de l’État.
Fatemeh Sadeghi
Notes
1- NDLR. Le mariage temporaire est contracté pour une durée déterminée convenue entre l’homme et la femme, allant d’une heure minimum, à un jour, une semaine… (jusqu’à 99 ans au maximum), et pouvant être immédiatement consommé. Il sert souvent de couverture religieuse à la prostitution.
2- Maternal mortality in 1990-2015, OMS, Unicef, WHO, UNICEF, Fonds des Nations unies pour la population, Banque mondiale, United Nations Population Division Maternal Mortality Estimation Inter-Agency Group.
3- NDLR. Voir Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, 2012.
4- Homa Hoodfar, The women’s movement in Iran : Women at the Crossroads of Secularization and Islamization, Women Living Under Muslim Law, 1999.
5- Nivedita Majumdar, « Silencing the Subaltern : Resistance and Gender in Post-Colonial Theory », Catalyst, vol. 1, no. 1, printemps 2017
Fatemeh Sadeghi : Universitaire, écrivaine et chercheure en science politique et études de genre. Auteur notamment de Gender in Ethical Doctrines from 3 to 9th Century et Unveiling : Re-reading of a Modern Intervention ( Negaah e Mo’aser Publication, 2013) ; Gender, Nationalism and Modernity in the First Pahlavi Iran (Qasideh Saraa, 2006).
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