Et si la guerre pouvait être annihilée ou rendue moins violente, moins brutale… Peu importe notre désir de la néantiser, dans le but espéré par certain-e-s de concrétiser l’harmonie ou la stabilité d’une utopie de l’âge d’or, ou de profiter de lui, afin de motiver le changement selon d’autres, le gros bon sens nous implore de la considérer comme étant à la fois un trait de caractère ainsi qu’une manifestation même de la nature humaine.
N’est-ce pas d’ailleurs la compréhension de Platon, alors qu’il reconnaissait dans sa République une complexité de la guerre dans ses trois versions, c’est-à-dire contre autrui, contre l’âme, puis contre le corps ou le coeur ? Voilà une division qui démontre bien comment une personne peut être prompte à la lutte, dans la mesure de son aptitude à devenir tyran d’autrui, tyran de son intériorité, puis tyran de ses passions. Pourquoi ne pas envisager alors son extrémisme comme l’apothéose de l’inclination hobbessienne de l’humain devenu un loup pour ses semblables ? Sa barbarie nuisible à l’État et à l’économie aurait forcé des modifications aux règles du jeu, comme le voulait Grotius, sans toutefois envisager de la proscrire. Il suffisait plutôt de l’encadrer, de la surveiller, de lui donner une valeur distinctive, de la symboliser en cas exemplaire. Mais en suivant Jean Favier et La Guerre de Cent Ans, nous nous apercevons qu’une même guerre peut combiner différents conflits et se transposer d’une génération à une autre : « La guerre de Cent Ans, ce n’est pas un siècle de guerre qui s’ouvre au temps d’Édouard III et de son fils aîné le Prince Noir. C’est le troisième et dernier siècle d’une guerre commencée au temps des premières croisades, au temps d’une princesse qui s’appelait Aliénor— ou Éléonore — et que l’héritage de son père avait fait duchesse d’Aquitaine » (p. 13). Et oui, même une guerre centenaire devient plus intelligible en revenant aux conflits passés.
D’une pléthore de guerres ou de conflits poussés à leur extrême limite qui sévissaient jadis, qui se poursuivent aujourd’hui et qui ont toutes les chances de se répéter demain, s’impose une question : de tous ces conflits pouvons-nous remonter à celui originel ? Remercions ici Michel Foucault pour sa réponse, à savoir pour sa perspicacité et pour son sérieux porté à l’endroit de Boulainvilliers et de son interprétation de l’histoire ; une histoire qui nous fait honorer des personnages barbares plus que héros.
Essayons alors d’utiliser le concept de barbarie, de l’extrapoler jusqu’à aujourd’hui, comme l’avait fait Foucault, pour ainsi faire apparaître l’origine du conflit, synonyme pour nous de la guerre originelle, mais en n’ignorant point la dualité passion-raison qui appartient à l’espèce humaine.
Nos civilisations ont été fondées par des conquêtes et des actes de guerre, rappelant l’omniprésence du conflit qui subsiste aussi à plus petite échelle, soit entre les individus, et ce, indépendamment de leur rang ou de la classe sociale dans laquelle ils se situent ; prouvant de ce fait que la guerre suppose plus que la violence, mais une intention explicite de domination ou de simple victoire, soit par des paroles, soit par des écrits, soit par des actes, spontanés ou réfléchis sur la base d’une stratégie bien fomentée. Parce que le problème du conflit implique un rapport de force, sinon une relation, sans quoi il serait naturellement disqualifié. Soyons plus précis sur le conflit qui nous occupe ici : il désigne une situation relationnelle qui se structure autour d’un enjeu qui a pour effet de polariser jusqu’à une volonté d’asservissement total d’une des parties en présence. Mais ce conflit intersubjectif constituerait-il l’expression en société d’une division intérieure préalable, faisant en sorte que nous soyons déjà en conflit avec nous-même avant de l’extérioriser et de le décupler par nos contacts avec autrui ? N’est-ce pas là la névrose freudienne soudainement mise en évidence, sinon cette pathologie qui nous pousse à la dérive dans une mer irrationnelle ? Autrement dit, le conflit d’origine aurait pour fondement la nature humaine imparfaite et capable autant de belles que d’atroces choses.
Et cette guerre « de tous contre tous » qui nous accable aurait alors pour source autant la passion que la raison, l’une offrant son ardeur à l’autre qui lui procure une orientation sensée, voire même légitime. Autant avouer que le désir manifesté, devenu besoin insatiable par la seule idée d’y songer, a donné le coup d’envoi aux actes barbares par lesquels la prise de possession — plus tard appelée propriété — a obtenu sa légitimité au point de structurer la vie commune. Nos lois restrictives ou contraignantes se rattachent à une morale qui a su définir le bien et le mal, justement parce que la barbarie n’a aucune limite lorsqu’elle est animée par la passion. En même temps, la grandeur d’un individu perd en intelligibilité s’il est seul, et s’il ne peut lorgner les possessions de ses voisins, ou plutôt si la comparaison n’existe pas entre lui et eux. Plus encore, s’accaparer les biens d’autrui motive l’exercice d’un pouvoir sur les anciens possesseurs. Ainsi l’ultime richesse consiste à tout acquérir : des territoires, des biens, de l’argent et un pouvoir sur une ou des populations.
Dans une telle quête, voire un tel désir de conquête, il y aura résistance, conflit, certes. Ce constat général s’applique autant dans les guerres entre nations que les disputes entre enfants. La dichotomie intérieure se manifeste librement ici, entre le raisonnable ou le suffisant et les débordements de la passion ou de l’excès qui se transposent chez tout être humain soucieux de ses conditions d’existence qu’il cherche à constamment améliorer. Ce besoin d’appropriation, d’accumulation, justifie notre inclination à honorer les individus qui ont su se constituer un trésor enviable, qui ont su monter les échelons de la hiérarchie sociale, puisque notoriété rime avec richesse démesurée. Pour masquer cependant le barbare, souvent spoliateur, cet individu hors société, hors territoire dit civilisé, qui aime la violence, qui se frappe aux murailles des forteresses pour y pénétrer, a su profiter des euphémismes de l’histoire qui l’ont rebaptisé guerrier, héros, conquérant, voire même l’ont fait chevalier, prince, roi, empereur ou pape.
De nos jours, la guerre a pris d’autres formes, en complément de celles toujours en vigueur. Elle s’est transformée en un faux régime de paix pour encourager une compétition de nature économique, qui s’est généralisée sur les marchés, autant dans l’offre de produits et services que dans le monde du travail. Au lieu de conquêtes usurpatrices par l’usage des armes comme autrefois, celle-ci s’exerce en termes de gains sous forme de parts de marché. Or, un préalable devait être acquis : créer une machine de production avec de nouveaux types d’armements suffisamment efficaces pour engendrer des profits. Une capitalisation de l’offre pour satisfaire les besoins de la demande a permis de créer un rituel de l’accumulation grâce auquel l’appétit humain pouvait être soi-disant rassasié. Mais l’insatisfaction persiste, dans la mesure d’une insatiabilité des désirs humains, d’une production de biens et services d’une durée éphémère, qui oblige une répétition constante de l’opération — c’est-à-dire une habitude quoique par défaut, car de toute façon nous serions incapables de calmer ce que nous sommes. En fait, le barbare, cet être nomade, international, sans pitié pour les populations et l’environnement, reste un éternel insatisfait, mais représente paradoxalement un modèle social à imiter ; notons que même si tous ses efforts pour instaurer un système d’accumulation susceptible de lui plaire augmentent plutôt la somme de ses échecs, en revanche son ambition et son agressivité continuent d’exciter l’imagination publique.
Puisque nous sommes des êtres de désirs et de besoins, que la guerre et le conflit reposent avant tout sur une volonté de satisfaction, une seule conclusion apparaît : nous ne pouvons nous en soustraire. Si, tout compte fait, la guerre était éternelle, elle dont l’origine remonte à des temps immémoriaux ? Comment donc en viendrions-nous à bout ? Comment l’apprivoiser sinon dans un paradoxe qui nous incite à accepter ou à nous distancer des propositions de Grotius ? Or, la guerre c’est le conflit jugé nécessaire, selon un certain point de vue, celui qui se manifeste continuellement et qui est apparu dès le moment où l’humain — intérieurement contrarié — a posé son regard sur autrui. Ainsi est-il devenu barbare et source de l’observation ci-haut cités et avant nous de Héraclite et de Voltaire.
Pour conclure, indubitablement ce sont principalement les hommes qui font la guerre. Ils la font à la fois pour défendre des intérêts économiques qu’ils ont créés, qui les dépassent, qui les gouvernent, et à la fois parce qu’ils ne sont pas encore parvenus à domestiquer et à éradiquer leur côté barbare.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
Bibliographie
BERTANI, Mauro et Alessandro FONTANA (2012), Michel Foucault. « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France (1975-1976), version numérique réalisée dans le cadre de l’Association pour le Centre Michel Foucault, sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana.
FAVIER, Jean (2018), La Guerre de Cent Ans, Paris, Arthème/Pluriel.
HOBBES, Thomas (2000), Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil [1651], Paris, Gallimard, Collection « folio essais ».
PLATON (1993), La République. Du régime politique, Paris, Gallimard, Collection « folio essais ».
PRADIER-Fodéré, M. P. (1865), Le Droit de la guerre et de la paix [1625], par Grotius, divisé en trois livres ou sont expliqués le droit de la nature et des gens et les principaux points du droit public. Nouvelle traduction. Précédée d’un Essai biographique et historique sur Grotius et son temps, accompagnée d’un choix de notes de Gronovius, Barbeyrac, etc., complétée par des notes nouvelles. Mise au courant des progrès du Droit public moderne et suivie d’une table analytique des matières, Tome I, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, Collection « Économistes et publicistes contemporains ».
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