Édition du 17 décembre 2024

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La guerre en Ukraine - Les enjeux

Entretien avec Oksana Dutchak

La guerre en Ukraine vue depuis le terrain

Oksana Dutchak est une chercheuse basée en Ukraine et une militante d’E.A.S.T. – Essential Autonomous Struggles Transnational. Elle parle de la situation actuelle en Ukraine, en constante évolution, et des tentatives locales d’auto-organisation pour faire face à la guerre. La question de savoir comment créer une politique de paix transnationale n’a pas de réponse facile. Il est crucial de continuer à se mobiliser et à communiquer au-delà des frontières, mais cela doit aller de pair avec une refonte radicale des structures internationales elles-mêmes.

10 mars 2022 | tiré du site alencontre.org

Quelle est la situation actuelle en Ukraine et quelle a été la réaction de la population locale au déclenchement de la guerre ?

Oksana Dutchak : La situation est très compliquée. Pendant les premiers jours, il semblait que les forces militaires russes essayaient de ne pas cibler les civils. Elles essayaient de détruire l’infrastructure militaire du pays en supposant que le gouvernement et la société baisseraient tout simplement les bras, mais cela n’a pas été le cas. Je me demande à quel point les renseignements russes étaient stupides : leur calcul était une erreur totale.

Ça n’a pas marché parce que l’armée ukrainienne a commencé à réagir et les gens sur le terrain ont commencé à faire de même. Cela donne un peu d’espoir, mais cela a changé la tactique des Russes de manière très dramatique.

Maintenant, ils attaquent les civils. Aujourd’hui [2 mars 2022], la ville de Kharkiv a été lourdement bombardée, en visant spécifiquement les quartiers résidentiels et le centre-ville. Nous ne savons pas comment cela va se passer à partir de maintenant. Ce changement de tactique signifie à la fois qu’ils ont le sentiment d’avoir fait une énorme erreur au départ avec leur calcul, et cela est très dangereux pour les civils d’Ukraine.

En ce qui concerne la population civile, de nombreux militants de gauche occidentaux accusent aujourd’hui l’OTAN, mais personne n’a plus contribué à ce que la population locale soutienne l’OTAN et l’idée d’y adhérer que la Russie actuellement. Un sondage vient d’être publié, selon lequel 76% des personnes interrogées soutiennent l’idée – principalement en raison de la montée en flèche en faveur de l’OTAN des personnes sondées dans les régions de l’Est et du Sud, régions habituellement opposées à l’OTAN. Lorsque toutes les annonces – que la Russie allait attaquer – ont été faites par l’armée et les officiels des Etats-Unis, peu de gens y ont cru. Je ne l’ai pas cru jusqu’au dernier moment. Maintenant, il semble que la Russie préparait activement, au moins depuis quelques mois, une invasion à grande échelle.

La population est devenue très anti-russe maintenant. En essayant de faire de l’Ukraine un pays sous leur influence totale, le Kremlin a produit l’inverse, car la majorité des gens sont maintenant très opposés à la Russie.

Il y a des gens qui ne sont pas radicalement anti-russes. Mais c’est difficile quand on voit ce qui se passe, par exemple le bombardement sur Kharkiv, qui est l’une des plus grandes villes d’Ukraine et une ville majoritairement russophone. Le niveau de haine est très élevé maintenant. Cela s’explique. Il est difficile dans ces circonstances de percevoir la Russie différemment.

Les Ukrainiens de gauche en parlaient depuis un certain temps déjà, mais c’était généralement en vain et personne n’y prêtait attention. Maintenant, nous voyons comment la Russie essaie de restaurer son pouvoir impérial avec de très mauvais résultats pour nous, pour les Russes, pour la stabilité du monde et tout le reste.

J’ai des amis qui sont restés dans des villes attaquées et des parents qui n’ont pas pu ou pas voulu en sortir. Beaucoup d’entre eux se préparent à la guérilla. C’est aussi une énorme erreur de calcul de la part du gouvernement russe parce que – je ne sais pas s’ils y croyaient vraiment ou pas – leur message était : sur le terrain, tous les gens nous accueilleront. Au lieu de cela, nous voyons des images de civils non armés qui arrêtent simplement les chars sur leur chemin. C’est aussi probablement l’une des raisons pour lesquelles ils ont changé de tactique et ont décidé de commencer les frappes aériennes sur les civils pour les démoraliser, car vous ne pouvez pas arrêter les avions en bloquant la route, sans armes.

Il arrive également que des personnes attaquent des chars avec des cocktails Molotov, etc. Kiev se prépare à la guérilla et de nombreuses autres villes le font aussi. Même si les calculs du régime de Poutine aboutissent et qu’ils parviennent à installer un gouvernement fantoche ici, ce dernier ne tiendra pas longtemps car une spirale d’escalade totale s’enclenchera, impliquant la population civile. Tous les gens ne font pas cela, mais il est difficile de ne pas le faire lorsque de tels événements se produisent. Je pense que dans de nombreux pays colonisés, les gens essaieraient de résister aussi pacifiquement. Si les frappes aériennes détruisent les villes, il sera difficile de résister sous quelque forme que ce soit.

L’éclatement d’une guerre totale en Ukraine a été préparé par des semaines de rhétorique guerrière, tant du côté des Etats-Unis que russe. Comment les organisations féministes et ouvrières en Ukraine se positionnent-elles dans la situation actuelle ?

Les organisations ont réagi différemment. Les gens essaient de se porter volontaires et d’organiser un certain soutien aux civils. Il y a beaucoup d’auto-organisation souterraine pour soutenir l’évacuation des personnes, pour les aider à atteindre un endroit sûr, mais aussi pour soutenir celles qui restent dans les villes, qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir, mais qui manquent de médicaments ou de nourriture. Certaines initiatives de base se préparent également à la guérilla de manière organisée, mais aussi de manière non organisée.

Beaucoup utilisent leurs relations avec des personnes à l’étranger pour aider ceux qui traversent la frontière, car ils ont besoin d’un lieu de passage, d’un endroit où rester en Pologne, en Roumanie, en Moldavie. Ce type de réseau est également très actif. C’est ce que font également les anarchistes, les féministes et les organisations de gauche. Il y a beaucoup d’auto-organisation liée à la fois à l’aide aux civils et à la préparation des prochaines invasions dans la ville.

Nous voyons des personnes bloquées aux frontières et souvent discriminées à cause de la couleur de leur peau. Avez-vous des nouvelles de ce côté-là ?

Ce problème existe, mais nous ne savons pas s’il est systématique. Les militants des droits de l’homme tentent de soulever cette question et d’en parler publiquement. Tout récemment, le gouvernement ukrainien a réagi officiellement en déclarant explicitement qu’il ne devait pas y avoir de discrimination et en distribuant un formulaire en ligne séparé pour les étudiants étrangers, afin de faciliter leur passage de la frontière.

Je constate que l’Europe réagit différemment. La Pologne a ouvert ses frontières aux réfugiés ukrainiens – elle a été l’un des premiers pays à le faire. Comparez cela à leur réaction lors de la crise frontalière entre la Pologne et la Biélorussie. Je le saisis et le perçois d’un point de vue critique. Il s’agit de racisme, bien sûr. Il ne s’agit pas du fait que ces pays sont trop bons pour les Ukrainiens. Il s’agit plutôt du fait qu’ils sont mauvais envers d’autres personnes. Cela en dit long sur le racisme et sur la façon dont les différents pays sont perçus.

Avez-vous des nouvelles de la frontière ? Connaissez-vous des personnes qui ont pu passer la frontière ?

Il y a d’énormes, d’énormes files de personnes qui traversent en voiture ou à pied. La situation est difficile [cela n’a cessé de s’accentuer, le chiffre de 2 millions de réfugiés est dépassé]. Une de mes amies fuyait le pays. Elle a passé deux jours à la frontière. Elle et ses trois enfants. Heureusement, ils sont déjà passés de l’autre côté. Le problème est que le nombre de personnes qui essaient de partir est énorme et que les volontaires des deux côtés de la frontière essaient d’aider d’une manière ou d’une autre, de façon humanitaire, car les gens n’ont pas assez de vêtements et les nuits sont froides. Ils essaient donc de les placer quelque part ou du moins de les aider. Du côté polonais, du côté moldave, les gens essaient d’organiser des transferts pour les Ukrainiens, gratuitement la plupart du temps, et de les emmener dans des endroits où ils peuvent rester, ou dans des villes où ils ont de la famille.

Est-il possible de construire une opposition à cette guerre sans tomber dans l’alternative entre l’OTAN et la Russie ? Est-il possible de construire une initiative transnationale des femmes, des migrant·e·s et des travailleurs et des travailleuses qui échappe aux logiques nationalistes et à la perspective géopolitique ?

J’ai discuté avec des gens de gauche d’autres pays et je suis parfois surprise de voir à quel point ils ont peur de trop peu blâmer l’OTAN. Ils essaient de dire dans chaque phrase que « c’est aussi la faute de l’OTAN ». Bien sûr, l’OTAN peut être blâmée jusqu’à un certain point, mais lorsque les bombes commencent à tomber du ciel seule la Russie peut être blâmée pour les bombardements. D’ici, sur le terrain, la situation semble différente car nous voyons comment le gouvernement russe se comporte. Ils ne sont pas prêts à renoncer à leurs plans. Nous pouvons difficilement dire qu’il faut tenir la Russie et l’OTAN à égale distance, car seule la Russie a envahi l’Ukraine. Parce que ce n’est pas l’OTAN qui bombarde les villes, c’est très évident ici.

Vous ne pouvez pas dire : ne prenons pas parti. Vous ne pouvez pas éviter de prendre parti, surtout lorsque vous êtes ici. Je ne conseille pas aux gens de gauche des pays d’Europe de l’Ouest ou de l’Est de dire que nous ne prenions pas parti. Ne pas prendre parti, ici, reviendrait à se laver les mains.

Un ami m’a dit que c’est aussi la faute de l’OTAN et qu’après que tout sera terminé, nous aurons un pays très nationaliste, xénophobe [1] et d’autres problèmes. Alors je lui ai répondu : bien sûr, c’est probable, mais j’y penserai plus tard, quand il n’y aura plus de bombardements de villes et quand l’armée russe ne sera plus là. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas résoudre ces problèmes. Nous pouvons en parler, mais nous ne pouvons pas ignorer l’éléphant dans la pièce.

Certaines personnes de gauche disent que la solution consiste à négocier et à convenir de la neutralité de l’Ukraine. Il m’est difficile de soutenir ce point pour le moment. Cette position est un peu coloniale : elle nie aussi la souveraineté d’un pays. C’est aux habitants du pays de décider ce qu’ils veulent faire et pour qu’ils puissent décider il ne devrait pas y avoir de guerre. Comme je l’ai dit, cette guerre a fait prendre des décisions à de nombreux Ukrainiens. Les gens disent qu’il y a toujours un choix. Mais la plupart des Ukrainiens ne voient pas de choix maintenant.

Nous ne renonçons pas à notre action. Certaines personnes de la gauche – de la gauche occidentale – nient notre capacité d’initiative et nous disent ce que les Ukrainiens devraient faire. Cela semble très bien de dire que l’Ukraine ne devrait prendre aucun parti, ne devrait faire partie d’aucun bloc, devrait garder un statut neutre. Mais l’histoire nous montre que le statut de neutralité est réservé aux Etats forts, aux Etats riches, aux Etats qui peuvent se défendre. L’Ukraine n’a pas pu se défendre contre l’attaque et maintenant elle essaie de le faire, mais je ne sais pas combien de temps nous pourrons continuer.

Après l’annexion de la Crimée en 2014, il est très difficile de parler d’un statut de neutralité pour l’Ukraine. L’Ukraine a renoncé à ses armes nucléaires et a obtenu une garantie de sécurité, que son territoire serait préservé dans sa totalité, qu’il ne serait attaqué par aucun Etat et cette garantie a été signée par plusieurs pays, comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. Cette garantie de sécurité a été violée en 2014 par la Russie. Après cela, je ne pense pas qu’il soit si facile pour la société de faire confiance aux garanties. Nous avons vu comment la garantie ne fonctionne pas. Elle n’a pas de conséquences juridiques ou autres. Elle peut être violée à tout moment.

Je ne sais donc pas comment nous pouvons échapper à l’alternative entre la Russie et l’OTAN maintenant. Je n’ai pas de réponse pour le moment.

Vous avez probablement vu les différentes déclarations contre l’invasion de la Russie et en faveur de la population ukrainienne. Un appel des féministes russes à se dresser contre le régime et la guerre de Poutine [voir sur ce site cette déclaration en français]. Elles affirment que cette guerre est la continuation de la guerre quotidienne menée contre les femmes, les personnes LGBTQI+ et tous ceux qui ne soutiennent pas ou ne se rebellent pas contre le régime de Poutine. Il y a eu plusieurs manifestations et mobilisations contre cette guerre pour dénoncer les responsabilités de Poutine dans différents endroits en Europe et hors d’Europe. Que pensez-vous de ces initiatives ? Que peut faire une politique de paix transnationale en ce moment ?

Une forte pression doit être exercée sur la Russie. Il n’y a pas d’autre issue. Ils sont allés trop loin.

Je suis très reconnaissante envers toutes les mobilisations qui ont lieu dans le monde. J’ai un peu d’espoir en elles car nous voyons comment les mobilisations font pression sur les gouvernements de ces pays. Ils apportent une aide humanitaire, pas seulement en termes de fournitures militaires, qui sont également importantes à ce stade. Il est difficile de maintenir une position antimilitariste dans un pays qui a été envahi par un autre pays.

Je suis très reconnaissant aux personnes qui se mobilisent en Russie. Certaines, qui vivent là-bas ou à l’étranger, prennent une part très active à l’organisation de manifestations en Russie et soutiennent également les personnes qui fuient l’Ukraine. Dans d’autres pays également, en mobilisant des ressources, en fournissant un soutien en matière d’information, d’infrastructures…

En Ukraine, on parle beaucoup de l’éventualité d’une rébellion en Russie. Je ne crois pas que cela se produira. Malheureusement, parce que la société civile et l’auto-organisation en Russie et dans de nombreux pays de l’Etat post-soviétique, et peut-être aussi en Ukraine, sont assez faibles. Vous ne pouvez pas les construire immédiatement dans une situation comme celle-ci. Je ne crois pas qu’il y aura quelque chose dans la société russe qui arrêtera Poutine. Une fois de plus, aussi triste que cela puisse paraître, je préfère m’attendre à une rébellion des élites en Russie – cela pourrait changer la situation de manière substantielle à court terme.

Quels sont les problèmes les plus urgents auxquels les femmes, les travailleurs et travailleuses et les migrant·e·s, les habitants de l’Ukraine dans son ensemble, doivent faire face actuellement ?

La question la plus urgente est l’aide humanitaire. La pression politique, même si elle ne change pas grand-chose, reste l’une des choses à faire. Malheureusement, ce n’est pas le cas en Russie, car ils essaient de bloquer tous les canaux d’information pour que les gens en Russie ne puissent voir la situation ici, ce qui est aussi un énorme problème, mais nous ne pouvons rien y faire. J’ai parfois l’impression qu’une sorte de mur est construit en Europe.

Je voudrais également soulever un point dont certaines initiatives de gauche ont commencé à parler. Si nous nous projetons dans l’avenir, quel qu’il soit, l’une des choses les plus importantes est de supprimer la dette extérieure ukrainienne, car c’est une question qui est maintenant discutée dans certaines initiatives de gauche, à savoir que le FMI devrait abandonner la dette extérieure ukrainienne de toute façon, car nous aurons maintenant besoin de beaucoup de ressources pour reconstruire le pays. Et il y aurait une possibilité de rendre les politiques socio-économiques ukrainiennes plus indépendantes. C’est probablement aussi une demande qui, je l’espère – je sais que certaines personnes l’expriment déjà – sera bientôt plus visible.

Comment échapper à la vision géopolitique selon laquelle il n’y a que des Etats avec leurs propres intérêts en jeu alors qu’il y a en réalité des personnes qui subissent les conséquences les plus graves des choix politiques ?

Je suis tout à fait d’accord qu’il serait bon d’échapper à cette logique, mais nous ne pouvons pas forcer les gens au gouvernement à y échapper malheureusement. C’est là que les choix sont faits, surtout si l’on parle d’Etats autocratiques. Il est important, surtout si nous réfléchissons à la situation, de voir comment les choses peuvent être différentes, mais c’est la logique qui est imposée maintenant. Vous ne pouvez pas échapper à ce niveau d’analyse, car il semble que ce soit celui sur lequel Poutine prend ses décisions. Ses décisions et celles des personnes qui l’entourent sont le facteur le plus important de la situation actuelle.

On peut échapper à cette logique lorsque vous avez un pays dans lequel le niveau d’activité de la société civile est élevé au sens général, avec des syndicats actifs, etc. Mais lorsque vous avez une société très hiérarchisée où le pouvoir est construit de haut en bas et où les gens n’ont presque aucune influence sur ce qui se passe, sur la direction et les décisions prises, ce constat analytique explique au moins quelque chose, malheureusement. Je ne me sens pas à l’aise pour penser en ces termes, mais je ne sais pas en quels termes penser maintenant. Certaines personnes essaient maintenant d’éviter cela. Elles essaient d’être optimistes quant à la façon dont les Ukrainiens s’organisent, aux efforts qu’ils ont déployés ces derniers jours et à la création de réseaux de solidarité. C’est très important, mais je comprends aussi que tout cela peut être très facilement détruit parce que vous avez affaire à un pays qui n’essaie plus de persuader. Quelqu’un dit que, contrairement aux hégémonies occidentales, l’Etat russe n’essaie pas de construire un soft power. Je ne sais pas s’ils ont essayé, mais à ce stade, il est évident qu’ils n’en ont rien à faire et qu’ils s’appuient très explicitement sur la force brute.

En dehors de la solidarité humanitaire ou des différentes manières concrètes de pratiquer la solidarité dans le monde avec les réfugié·e·s et d’envoyer de la nourriture, des médicaments et d’autres choses, surtout pour les réfugié·e·s mais pas seulement : comment voyez-vous le rôle des mouvements transnationaux pour la paix ou contre cette guerre ? Que pouvons-nous faire d’un point de vue féministe, anti-exploitation, anti-raciste, en dehors des initiatives concrètes, que pouvons-nous faire pour développer une mobilisation qui puisse renverser cette situation ?

C’est une période très difficile pour ce mouvement international populaire ou auto-organisé qui tente de construire la paix, car il est apparu soudainement – pas soudainement pour tout le monde mais pour beaucoup de gens – que le monde a changé. Certains d’entre nous, à gauche, sont trop habitués à vivre dans un monde unipolaire et maintenant ce n’est plus le cas. Le meilleur scénario est que le mouvement aura besoin d’un certain temps pour repenser le cadre conceptuel avec lequel nous pensons le monde ; comment nous réfléchissons aux menaces qui existent, au fait qu’elles changent, qu’elles se développent et que la configuration de la réalité est déjà un peu différente. Si nous ne le faisons pas, il n’y aura pas d’avancée. Si tout est fait correctement, si la leçon du moment présent est assimilée correctement et si le mouvement écoute les gens sur le terrain, le mouvement repensera ce monde et les menaces à la paix que nous avons ici parce qu’elles sont définitivement en train de changer. Si cette leçon n’est pas prise en compte, alors, malheureusement, la partie de ce mouvement qui n’en tiendra pas compte, sa rhétorique, ses actions et ses mobilisations, ne contribueront pas suffisamment à la tâche qu’ils veulent accomplir.

La plate-forme de grève sociale transnationale a rédigé une déclaration contre la guerre qui a été signée par de nombreuses organisations en Europe au moins. La perspective est de former une voix transnationale commune. Pensez-vous que ce genre de tentatives va dans la bonne direction ?

Ce genre de tentatives fait déjà partie de cette remise en question dont je parlais. C’est pourquoi cela est important pour le mouvement lui-même, pour l’orientation liée à la façon d’agir dans un avenir proche. Mais il y a aussi ce danger de parler de la paix à tout prix. Si nous disons que nous devons rétablir la paix à tout prix, il y a un piège dangereux : alors faisons tout ce que dit la Russie et ils arrêteront la guerre, pour sauver la vie des gens.

Cette rhétorique n’est qu’une issue à très court terme, car si la Russie vient ici, elle y installera son gouvernement – conservateur, réactionnaire, oppressif, comme c’est le cas actuellement en Russie, ou pire encore. Par exemple, pour des gens comme moi et pour de nombreux militant·e·s, féministes, de gauche, LGBT, syndicalistes, pour les journalistes et l’opposition, cela signifierait des répressions. […] Je crains que le pays ne s’effondre – avec beaucoup de morts et de souffrances. Ce n’est pas que le régime de Poutine ne va pas s’imposer et arrêter de faire tout ce qu’elle fait ces derniers jours en Ukraine et, depuis de nombreuses années dans son propre pays. Donc cette rhétorique est aussi un piège très dangereux que certaines personnes ne comprennent pas non plus. (Entretien publié sur le site TSS Platform, le 5 mars 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Oksana Dutchak est directrice adjointe du Centre de recherche sociale (Kiev), chercheuse dans les domaines des questions de travail et de l’inégalité des sexes. Elle est titulaire d’un doctorat en sociologie du département de sociologie de l’Institut polytechnique Ihor Sikorsky de Kiev (Kiev) et d’une maîtrise en sociologie et anthropologie sociale de l’Université d’Europe centrale (Budapest).


[1] Dans le contexte de regain du nationalisme ukrainien depuis une dizaine d’années, des figures tels que Stepan Bandera – un des dirigeants de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) qui a collaboré avec les forces nazies et participé aux massacres des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale – ont acquis une place non négligeable, quand bien même au plan électoral les forces d’extrême droite ont des résultats fort limités. Dans le cadre d’une résistance militaire à l’invasion russe, des structures armées issues de courants d’extrême droite, utilisant des symboles néonazis, peuvent se profiler. Une question qui ne peut être occultée au nom de la solidarité nécessaire avec la lutte du peuple ukrainien ou sous le prétexte d’une prétendue validation du discours historique délirant (« dénazification » de l’Ukraine) de Poutine. (Réd. A l’Encontre)

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