7 mars 2022 | tiré de contretemps
https://www.contretemps.eu/ukraine-anti-imperialisme-achcar-kouvelakis/
Illustration : Hamed Abdalla, « Esclavage », 1964. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.
Ainsi, à la tribune de Gilbert Achcar qui offre un regard politique et une série de positions à défendre dans la perspective d’un « anti-impérialisme radical », vient la réponse de Stathis Kouvélakis qui jette de précieux éléments de réflexion et débouche sur des conclusions sensiblement différentes. Cette discussion est évidemment appelée à se poursuivre, tant qu’elle se tient dans le cadre respectueux qui est le nôtre et sur lequel nous ne transigerons pas.
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Partons de ce constat : il y a aujourd’hui, au sein de la gauche de gauche, celle qui s’est mobilisée contre les guerres impériales des dernières décennies, des approches différentes et, sur certains points, divergentes sur la guerre en Ukraine. En Europe et, plus largement, dans les pays « occidentaux » (ce terme problématique prend néanmoins dans ce contexte une signification plus précise), les positions de soutien à la Russie sont marginales. Même les partis communistes ouvertement nostalgiques de l’URSS tels que les partis grec et portugais ont condamné l’invasion russe, qualifiée de « guerre impérialiste », et souligné que le régime de Poutine est « capitaliste » et recherche l’« unification capitaliste des pays de l’ex-URSS ». Par contre dans les pays du Sud global, en Amérique latine, en Afrique, dans le monde arabo-musulman, dans une grande partie de l’Asie, le soutien à la Russie ou, du moins, une forme de bienveillance à son égard, sont nettement plus répandus tant dans les opinions publiques que dans certains secteurs de la gauche. Pourtant, là encore, de nombreuses organisations de la gauche radicale (citons, parmi les plus importantes, les partis communistes du Chili et de l’Inde) ont condamné l’invasion de l’Ukraine, bien que de façon moins appuyée.
Cette tendance se reflète également dans les positions d’un nombre significatif de gouvernements, dont trente-cinq se sont abstenus à l’ONU lors du vote de la résolution condamnant l’invasion russe – parmi eux la Chine, l’Inde, le Vietnam, Cuba, le Venezuela et la Bolivie. Se dessine ainsi une coupure Nord-Sud, qu’avant de condamner ou de disqualifier, il convient de comprendre car les guerres sont avant tout révélatrices des fractures qui traversent le monde et annonciatrices de celles à venir.
Reste que, dans les secteurs de la gauche européenne et occidentale qui se sont opposés aux guerres impériales, et qui se retrouvent aujourd’hui dans leur condamnation de la guerre contre l’Ukraine, des divergences se font jour, qui sont tout sauf secondaires. Elles portent en particulier sur des points comme : le degré ou le type de responsabilité des gouvernements occidentaux dans la situation qui a conduit à la guerre actuelle, les appréciations portées sur le régime ukrainien actuel et ses responsabilités dans l’issue actuelle, et les formes que doit prendre l’action contre cette guerre. La question de l’OTAN, la demande d’envoi d’armes à l’Ukraine, l’attitude face aux sanctions figurent au premier plan de ces divergences.
Le texte de Gilbert Achcar, « Mémorandum pour une position anti-impérialiste radicale concernant la guerre en Ukraine », permet de débattre d’une grande partie de ces questions. Avant d’expliciter mes points d’accord et de désaccord avec les positions qui y sont défendues, je voudrais a) faire une remarque de méthode concernant les formes que peut prendre la discussion au sein de la gauche qui s’oppose à cette guerre et b) préciser mon propre point de vue.
Dans les guerres, les voix dissonantes ont toujours été accusées, par les gouvernements et les classes dirigeantes impliquées dans ces conflits, de « faire le jeu de l’ennemi ». Jaurès était accusé d’être pro-allemand (il l’a payé de sa vie), Lénine un « agent du Kaiser » (il y a tout une littérature réactionnaire sur le « wagon plombé »[1]), Trotsky d’être pro-Hitler (dans le discours stalinien)… Plus récemment, la gauche qui s’est opposée aux interventions impérialistes occidentales d’après la chute de l’URSS a été régulièrement accusée d’être « pro-Saddam Hussein », « pro-Milosevic » et, dernièrement, « islamo-gauchiste », complice du terrorisme de Daech et consorts. Aujourd’hui, on peut d’ores et déjà constater que toute personne qui formule des objections au discours ambiant, qui refuse la diabolisation de l’adversaire et le bellicisme qui sature le discours médiatique, est affublé de qualificatifs similaires, « pro-Poutine », « munichois » etc. Dans un récent article, David Broder a donc mille fois raison de dire que la gauche de gauche ne doit pas se laisser intimider par de tels propos, qu’elle doit « défendre [son] droit à parler sans crainte et sans accusation de déloyauté » – ce qui suppose aussi qu’elle doit veiller à ne pas les reproduire en son sein.
Sur le caractère de la guerre en Ukraine
Ce conflit s’inscrit dans le cadre de l’aiguisement des contradictions interimpérialistes régissant le monde qui a succédé à l’effondrement de l’URSS. Le « camp communiste » s’est désintégré dans un capitalisme mondialisé, mais le camp occidental, sous hégémonie étatsunienne, s’est maintenu, élargissant son emprise militaire et économique et redéfinissant le champ de ses adversaires. La Russie, de son côté, est devenu un État capitaliste dont la classe dominante est constituée par une oligarchie qui s’est formée grâce au pillage de l’ancienne propriété d’État, avec le plein assentiment et l’aide des Occidentaux. Sous Poutine, son appareil d’État, anéanti sous Eltsine, se redresse sous les auspices d’une gouvernance de plus en plus autoritaire et d’une idéologie réactionnaire, faite d’emprunts hétéroclites au passé russe et cimentée par le nationalisme et l’anticommunisme. Mue par une volonté impériale de puissance, son expansionnisme se déploie, comme par le passé, sur les aires avoisinantes de son territoire, à commencer par celles qui ont fait partie de l’URSS et par des interventions extérieures de basse intensité, dont la plus significative est celle en Syrie, seul pays hors aire ex-soviétique où elle dispose d’une base militaire.
Il faut prendre au sérieux le discours de Poutine du 21 février, qui a annoncé le début de l’invasion de l’Ukraine. Débordant d’anticommunisme, il rendait Lénine et les bolcheviks responsables des malheurs de la Russie, du rapetissement de son territoire et de sa puissance, et les accusait d’avoir artificiellement créé l’Ukraine en tant qu’entité distincte. Conformément au traditionnel récit nationaliste-impérial de la « Grande Russie », la révolution d’Octobre et le communisme sont assimilés à des éléments destructeurs de la nation russe. Staline bénéficie de quelques circonstances atténuantes mais, en fin de compte, même lui se serait empêtré dans le cadre fixé par Lénine.
Toutefois, si elle révèle l’idéologie de son régime, cette rhétorique masque plus qu’elle n’éclaire les véritables objectifs de Poutine. Ceux-ci demeurent pour l’instant peu lisibles : croit-il vraiment que l’installation à Kiev d’un régime à sa botte et l’occupation durable du territoire ukrainien pourraient aboutir à autre chose qu’à un enlisement dans un conflit de longue durée et une implication croissante du camp occidental ? Cherche-t-il une partition de l’Ukraine, à laquelle la reconnaissance des deux républiques séparatistes servirait de prélude, et qui permettrait la constitution d’une « zone tampon » sous contrôle russe ? S’agit-il, comme le laisse entendre la tenue même de négociations russo-ukrainiennes, ou les propos d’un conseiller de Zelensky sur un éventuel statut neutre de l’Ukraine, de se placer en position de force pour arriver à un compromis qui écarterait l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ? Il est trop tôt pour le dire, et il est tout à fait réaliste de penser que la résistance ukrainienne combinée à la mobilisation des opinions publiques – à commencer par celle en Russie, où une fraction non négligeable de la population rejette la guerre (et la rejetterait davantage encore si elle venait à s’enliser) peuvent influer positivement sur le cours des choses. À condition toutefois, que cette mobilisation au côté du peuple ukrainien évite elle-même le glissement vers le bellicisme, qu’elle ait une compréhension de la complexité de la situation et qu’elle fasse également barrage aux plans agressifs de l’impérialisme étatsunien et du camp occidental.
Une chose est certaine : cette guerre ne peut en aucun cas être celle des forces qui luttent pour l’émancipation humaine ; par ses buts et sa logique propre, elle en est l’exacte négation. C’est une agression dirigée contre le peuple ukrainien, dont Poutine nie le droit à l’autodétermination et qui, quel que soit son gouvernement, n’a pas d’autre choix que de se battre pour défendre son pays. Cette guerre est lourde de conséquences et de dangers terribles pour l’Europe et le monde : celle d’une escalade et d’une extension du conflit, avec le risque d’un usage d’armes nucléaires (dont la Russie possède le 2e arsenal mondial). L’une de ses toutes premières conséquences néfastes est d’ailleurs qu’elle complique davantage encore les tâches vitales de la « gauche de gauche » occidentale : refuser de se solidariser avec « son » impérialisme tout en ne cédant en rien à sa condamnation de l’agression russe. Car la question est bien celle-ci : l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’inscrit dans un contexte plus large, façonné par l’état des rapports de force au niveau européen et mondial. Or, et c’est le point décisif, sur lequel je reviendrai dans un instant, ceux-ci restent dominés par l’impérialisme étatsunien et ses alliés du « camp occidental », qui portent une lourde responsabilité dans l’escalade de la tension ayant conduit à la guerre actuelle.
L’impérialisme dans la « nouvelle guerre froide »
J’en viens à présent au texte de Gilbert Achcar (GA). Il commence par poser une thèse aussi essentielle que pertinente, qui situe la conjoncture actuelle dans la séquence des dernières décennies :
« L’invasion russe de l’Ukraine est le deuxième moment déterminant de la nouvelle guerre froide dans laquelle le monde est plongé depuis le début du siècle par suite de la décision américaine d’élargir l’OTAN. Le premier moment déterminant a été l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 ».
Dans des écrits antérieurs, GA faisait débuter – à juste titre il me semble – cette « nouvelle guerre froide » à un moment antérieur, celui de l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie (1999), un moment qu’il comparait à celui de la guerre de Corée (1950-1953) à l’orée de la « première guerre froide »[2].
Quelle que soit la version retenue, la conclusion change peu : la nouvelle configuration mondiale est façonnée par la suprématie étatsunienne et par la centralité du l’OTAN. Celui-ci n’a non seulement pas été dissous après la fin de l’URSS et du pacte de Varsovie, mais n’a cessé de s’élargir, intégrant trois anciens du bloc soviétique en 1999, suivis, à ce jour, par treize autres. Ce sont bien, comme l’écrit GA, ces « décisions » qui ont « plongé le monde dans la nouvelle guerre froide », expression du réajustement de la suprématie étatsunienne au niveau mondial. Certes, d’autres acteurs, notamment ces impérialismes secondaires que sont la Russie post-soviétique, la France ou le Royaume-Uni jouent également leur partition, mais ce ne sont pas eux qui ont déterminé les bases de l’ordre mondial ayant prévalu tout au long de cette période.
L’élargissement de l’OTAN est une pièce maîtresse de ce redéploiement impérialiste, qui ne s’y limite pas. Il faudrait ajouter l’évolution de la doctrine militaire étatsunienne qui, après s’être focalisée sur des ennemis asymétriquement faibles (l’« axe du Mal » Corée du Nord-Iran-Libye, la « guerre contre le terrorisme »), désigne comme cibles des « adversaires militaires de niveau équivalent », à savoir la Chine et la Russie[3]. Sous la présidence de Trump, les Etats-Unis se sont retirés du traité de désarmement nucléaire signé avec l’URSS, une décision sur laquelle Biden n’est pas revenu, contrairement à ce qu’il a fait pour le traité sur le climat. Bien entendu, comme le souligne GA, ces décennies ont été marquées par les multiples interventions militaires de grande envergure menées par les États-Unis et leurs alliés, depuis la guerre en Irak (de 1990 d’ailleurs, pas seulement celle de 2003) jusqu’à celle d’Afghanistan, en passant par la Yougoslavie. Mais, non moins significatives, et aux conséquences criminelles, sont les sanctions que les États-Unis imposent à tout pays qu’ils considèrent comme un adversaire, mais rarement les pays qui violent de manière flagrante les décisions des Nations Unies.
Là encore, si le dispositif lui préexiste (cf. l’embargo contre Cuba, en cours depuis 1962), la disparition de l’URSS « ouvre ce qu’on appelle la ‘décennie des sanctions’, au cours de laquelle le Conseil de sécurité [de l’ONU] adopte pas moins de treize régimes restrictifs »[4]. Les sanctions touchent actuellement une quarantaine de pays, aux régimes politiques les plus divers (de l’Iran à Cuba, du Venezuela à la Corée du Nord) mais pas Israël, ou la Turquie, qui occupe pourtant des pans de territoire de trois de ses voisins, en Irak, en Syrie et pas moins de 40% de Chypre, seul pays de l’UE dont la capitale reste divisée par un mur…
Rappelons ici les paroles de Madeleine Albright, secrétaire d’État sous Clinton, qui avait déclaré à propos des centaines de milliers de morts irakiens (surtout des enfants et des personnes fragiles) des suites de l’embargo : « Nous pensons que le prix en valait la peine ». Fort justement, GA parle, à propos de cet embargo, de « coût quasi-génocidaire pour la population », car il s’agit bien d’une entreprise de déshumanisation de populations entières, que l’on peut dès lors condamner à une mort de masse. Les gens qui pensent que les peuples du Sud ont oublié ce genre d’« humanisme » se trompent…
Les États-Unis restent donc actuellement l’impérialisme archi-dominant, et dominant même de façon asymétrique par rapport aux autres impérialismes. Bien sûr, si on se place du point de vue du Mali, de Chypre ou de l’Ukraine, ce sont d’autres puissances, d’envergure régionale ou mondiale, qui entrent en jeu. Les relations internationales impliquent une multiplicité d’acteurs mais elles restent marquées par la position asymétrique occupée par les États-Unis, leur capacité à cimenter une véritable hégémonie, d’assumer la direction d’un « camp » plus large (l’« Occident ») qui, après la disparition du bloc soviétique, n’a aucun compétiteur sérieux au niveau mondial. Aucun autre pays n’est capable de rivaliser avec leur puissance militaire, ou avec leur force de frappe économique et technologique – la Chine pourra peut-être le faire dans un futur pas si lointain, mais, pour l’instant, ses ambitions expansionnistes sont d’ordre économique. Quant à la Russie, malgré son arsenal nucléaire (vieillissant mais toujours au second rang mondial), elle est un impérialisme secondaire et déclassé, à l’instar de la France ou du Royaume-Uni, qui cherche à retrouver un rang de puissance mondiale. Ses exportations d’armes restent florissantes, la plaçant au second rang mondial, mais ses dépenses militaires représentent moins du douzième de celles des États-Unis, se situant à un niveau comparable à celui de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Son PIB est inférieur à celui de l’Italie et la structure de son économie, qui repose de façon écrasante sur les hydrocarbures et les matières premières, est celle d’un pays dit « en développement », comme on dit pudiquement, et non d’une puissance industrielle.
Sur le « campisme » et l’internationalisme
Tout cela pèse sur la façon « campiste » dont la Russie de Poutine, une puissance impérialiste secondaire et régressive, est perçue sur la scène mondiale, et qui mérite quand même quelques explications. Car c’est bien cette perception déformée, effet dérivé de la domination écrasante des États-Unis, qui, par une sorte d’illusion d’optique, lui attribue certaines des caractéristiques de l’URSS d’antan alors même que son régime se targue de son anticommunisme et soutient à travers le monde des forces de droite radicale et d’extrême-droite. Ainsi, les pays qui se considèrent comme faisant partie du « camp occidental » la voient avec plus ou moins d’hostilité, tandis que les autres, i.e. ceux parmi les pays du Sud qui entendent jouer leur propre carte (entendons-nous : à quelques exceptions près, il s’agit également de pays capitalistes comme la Chine ou l’Inde), la perçoivent avec (plus ou moins de) bienveillance, en tant que trouble-fête face à l’hyperpuissance étatsunienne. Et même s’il s’agit bien souvent de pays fort peu démocratiques, on a toutes les raisons de penser que, sur ce point au moins, leurs gouvernements bénéficient d’un soutien populaire massif. Car dans ces parties du monde, le discours moral des États-Unis et des pays occidentaux, et leur défense du « droit », tellement sélective qu’elle en devient absurde, sont largement perçus pour ce qu’ils sont, à savoir une monumentale hypocrisie au service d’une entreprise d’asservissement. D’où la réaction de la Chine, de l’Inde, du Vietnam (faut-il s’en étonner ?), de certains pays latino-américains et des opinions publiques de ces pays et d’autres, y compris de secteurs de la gauche.
Au risque de choquer, on peut oser cette comparaison : après la fin de la guerre d’Algérie, la France gaullienne bénéficiait dans de larges parties du monde d’une bienveillance comparable. Certes, elle avait mené d’épouvantables guerres coloniales, et tout le monde comprenait qu’elle était un pays impérialiste affaibli et qu’elle entretenait (et continue de le faire dans la mesure de ses moyens déclinants) un néocolonialisme caricatural dans son arrière-cour « Françafricaine ». Là elle demeurait une force perpétuant sa domination par l’intermédiaire de couches économiques compradores et d’élites politiques corrompues et brutales. Ailleurs, elle jouissait toutefois d’un prestige certain, que tous les présidents qui ont succédé à de Gaulle ont tenté de ranimer.
Certes, il entrait dans cette attitude une part de référence à l’histoire, au mythe de 1789, du « pays des droits de l’homme » etc. Mais, pour schématiser, on avait compris la différence entre de Gaulle et, pour aller vite, un Guy Mollet, premier ministre socialiste qui avait lancé la France dans l’expédition de Suez et dans l’escalade meurtrière du conflit algérien (les « pouvoirs spéciaux »). On savait gré à de Gaulle de faire preuve d’une certaine autonomie par rapport aux États-Unis – non pas bien que mais précisément parce qu’il tentait de sauver ce qui pouvait l’être de la puissance impérialiste française – et, de ce fait, de permettre un certain équilibre dans les relations internationales, donc de faciliter « objectivement » la tâche de pays qui essayaient de faire entendre leur propre voix, même s’ils étaient loin de partager les orientations politiques et idéologiques du général. On a vu ainsi se développer des relations privilégiées entre la Chine et la France, premier grand pays occidental à reconnaitre officiellement la République populaire (1964), et même une « empathie particulière » avec Cuba, alors au sommet de son engagement internationaliste, alimentée par la « politique extérieure de de Gaulle… qui força l’admiration du gouvernement révolutionnaire cubain »[5].
Les relations internationales, d’État à État, obéissent en effet aux logiques de rapports de force, et non à de grands principes moraux ou idéologiques. Les dirigeants bolcheviks le savaient parfaitement, lorsque, confrontés à l’intervention militaire et au blocus des impérialismes victorieux de l’Entente, ils signèrent des accords avec les perdants de la première guerre mondiale (en particulier le traité dit « de fraternité » avec Atatürk en 1921 et le traité de Rapallo avec l’Allemagne en 1922), brisant ainsi « le front uni des capitalistes ». Plus prosaïquement, ces traités, fruit de manœuvres diplomatiques complexes, sortaient le jeune État soviétique de l’isolement ; ils rendaient possible le développement des relations économiques, diplomatiques et même militaires, modifiant en sa faveur des rapports de force littéralement écrasants. Mais les dirigeants bolcheviks prenaient soin de distinguer les accords entre États des rapports politiques avec les organisations révolutionnaires des pays concernés.
C’est à ce niveau, et à ce niveau seulement que l’internationalisme de classe reprend ses droits – même s’il faut parier sur son efficacité à terme – comme l’explique Trotsky dans un passage bien connu de la Révolution trahie :
« Le gouvernement des Soviets signa dès lors divers traités avec des États bourgeois : le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ; le traité avec l’Estonie en février 1920 ; le traité de Riga avec la Pologne en octobre 1920 ; le traité de Rapallo avec l’Allemagne en avril 1922 et d’autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais à l’idée du gouvernement de Moscou ni d’aucun de ses membres de présenter comme des “amis de la paix” leurs partenaires bourgeois ou, à plus forte raison, d’inviter les partis communistes d’Allemagne, d’Estonie ou de Pologne à soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces traités. (…) L’idée maîtresse de la politique étrangère des Soviets était que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires de l’État soviétique avec les impérialistes, accords inévitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l’action du prolétariat des pays capitalistes intéressés, le salut de l’État ouvrier ne pouvant en définitive être assuré que par le développement de la révolution mondiale ».
« En définitive », c’est-à-dire dans une temporalité qui n’est pas celle de l’instant, mais d’un temps disjoint, rempli de tensions et ouvert aux bifurcations, y compris vers le pire… D’ici là, dès qu’une position est conquise dans l’un des « maillons faibles » de la chaîne impérialiste, il s’agit de tenir bon. Comme on peut. En tenant autant que possible les deux bouts – des manœuvres entre et avec des États et de la politique des forces vives – sans les confondre, ni sacrifier l’un à l’autre.
Le rôle de l’OTAN
Mais revenons à la question de l’élargissement de l’OTAN. On sait que, pour obtenir l’accord de Gorbatchev à la réunification de l’Allemagne et la dissolution unilatérale du Pacte de Varsovie, James Baker, le secrétaire d’État étatsunien et d’autres dirigeants occidentaux (dont les Allemands) s’étaient engagés oralement à un non-élargissement de l’OTAN. Ce point, longtemps controversé, a été confirmé par des documents étatsuniens déclassifiés. Eltsine lui-même, pas exactement un ennemi de l’Occident comme chacun sait, avait essayé d’obtenir de tels engagements auprès des Occidentaux et des dirigeants ukrainiens de l’époque, en particulier concernant l’Ukraine – sans y parvenir. Il faut souligner que la décision d’élargir l’OTAN a été prise sous Clinton, alors qu’Eltsine était encore au pouvoir (on a simplement attendu sa réélection en 1996 pour l’annoncer), donc avant l’arrivée de Poutine à la présidence et avant que prenne forme son projet de rétablissement de la puissance russe. Lorsque le premier élargissement était annoncé, George Kennan, le « cerveau » de la politique de guerre froide du « containment » anticommuniste, avait déclaré, dans une célèbre tribune au New York Times de février 1997 :
« L’élargissement de l’OTAN serait l’erreur la plus funeste de la politique américaine de toute l’ère de l’après-guerre froide. On peut s’attendre à ce qu’une telle décision enflamme les tendances nationalistes, anti-occidentales et militaristes de l’opinion russe ;à ce qu’elle ait un effet négatif sur le développement de la démocratie russe ; à ce qu’elle rétablisse l’atmosphère de la guerre froide dans les relations Est-Ouest et à ce qu’elle oriente la politique étrangère russe dans des directions qui ne nous plaisent pas du tout… ».
Et il écrivait cela alors que cet élargissement ne concernait que trois pays (Hongrie, Tchéquie, Pologne) dont aucun n’est frontalier de la Russie…
Ce scénario s’est depuis répété à l’identique : des vagues successives d’adhésion de pays est-européens à l’OTAN qui, à chaque fois, précèdent, en général de plusieurs années, leur intégration dans l’Union européenne – question de rodage sans doute. Dès le premier élargissement, le signal avait été donné pour la guerre que, dans son ouvrage de 1999, GA avait qualifié de moment inaugural de la « nouvelle guerre froide ». Comme le rappelle l’historien britannique Perry Anderson :
« douze jours après l’adhésion à l’Alliance de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque, la guerre des Balkans était lancée – la première offensive militaire de grande envergure de l’histoire de l’OTAN. Ce blitz réussi était une opération américaine, avec l’aide symbolique d’auxiliaires européens, et pratiquement aucune dissidence dans l’opinion publique. Les relations euro-américaines sont alors harmonieuses. Il n’y avait pas de course de vitesse entre l’UE et l’OTAN à l’Est : Bruxelles s’en remettait à la suprématie de Washington, qui encourageait et suscitait l’avancée de Bruxelles »[6].
L’impuissance actuelle de l’UE, cruellement révélée au cours des vaines tentatives de médiation déployées par le couple franco-allemand lors des semaines qui ont précédé l’invasion, vient donc de loin. Elle découle de sa subordination croissante aux États-Unis, accentuée par l’élargissement continu, sous les ailes de l’OTAN, vers cette « nouvelle Europe » chère à feu Donald Rumsfeld.
Il est donc ridicule de prétendre, comme le répètent inlassablement les gouvernements et médias occidentaux, que Poutine n’est qu’un paranoïaque, un déséquilibré qui fantasme l’« encerclement » de la Russie par des puissances hostiles. Non, tout cela est malheureusement avéré, et a commencé à se mettre en place bien avant Poutine, quand la Russie était complètement exsangue et à genoux devant l’Occident – sans oublier Poutine lui-même était parvenu au pouvoir en se plaçant, dans un premier temps, dans la stricte continuité de Eltsine et de sa politique pro-occidentale. Cette attitude du bloc capitaliste dominant ne découle pas d’une bévue idéologique ou d’une volonté de puissance désincarnée, mais de sa nature impérialiste. Pour persévérer dans son être, celui-ci a besoin d’ennemis, et n’a jamais accepté, après la chute de l’URSS, de convier la nouvelle classe capitaliste russe à sa table, même lorsqu’elle avait à sa tête un paillasson comme Eltsine, car l’idée de la Russie comme altérité inassimilable et menace potentielle a toujours prévalu. Il faut également souligner que les élites des pays de l’ex-bloc soviétique, ou de l’URSS elle-même (ukrainienne comprise, surtout après 2014) ont joué cette carte à fond, pour assoir le pouvoir des nouvelles couches capitalistes et légitimer leur position vis-à-vis de peuples qui avaient des revanches à prendre à l’égard de l’ancienne puissance tutélaire.
On ne peut donc jouer à l’innocence bafouée et prétendre que l’élargissement de l’OTAN n’est qu’un prétexte, ou une diversion, inventé par Poutine alors que, depuis de longues années, les États-Unis et leurs alliés occidentaux se sont lancés dans une escalade de pressions et d’encerclement de la Russie de plus en plus explicitement considérée comme un adversaire systémique – alors même qu’il n’y a plus guère de divergence de régime socio-économique avec l’Occident. Comme l’a dit Bernie Sanders, difficilement assimilable à un « campiste » ou à un foudre d’« anti-impérialisme », et qui a par ailleurs vigoureusement condamné l’invasion de l’Ukraine : « Quelqu’un croit-il vraiment que les États-Unis n’auraient pas quelque chose à dire si, par exemple, le Mexique formait une alliance militaire avec un adversaire des États-Unis » ? Et de rappeler dans la foulée leur réaction à l’installation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba, et alors même que les États-Unis avaient tenté d’envahir l’île par commandos anticastristes interposés et que la réalité de la menace militaire qui pesait sur l’île était incontestable.
Un étrange oubli
Retenons l’essentiel : le texte de GA commence par une analyse juste, dans ses grandes lignes, de la séquence actuelle. Pourtant, aussitôt énoncé, ce constat de départ est comme oublié. Après avoir relevé le poids de l’élargissement de l’OTAN dans le déclenchement de la nouvelle guerre froide, ce facteur disparaît de la suite du texte, comme s’il n’avait joué aucun rôle dans l’engrenage qui a conduit au déclenchement de la guerre actuelle. Le raisonnement se poursuit en effet avec un parallèle entre l’invasion de l’Ukraine par la Russie et celle de l’Irak par les États-Unis, pour constater l’échec de cette dernière et les retombées positives qui en découlent : « la propension de l’impérialisme étatsunien à envahir d’autres pays a été considérablement réduite, comme le confirme le récent retrait de ses troupes d’Afghanistan ». GA en tire la conclusion suivante :
« le sort de l’invasion de l’Ukraine par la Russie déterminera la propension de tous les autres pays à l’agression. Si elle échoue à son tour, l’effet sur toutes les puissances mondiales et régionales sera celui d’une forte dissuasion. Si elle réussit, c’est-à-dire si la Russie parvient à ‘pacifier’ l’Ukraine sous ses bottes, l’effet sera un glissement majeur de la situation mondiale vers la loi de la jungle sans retenue, enhardissant l’impérialisme des Etats-Unis lui-même et ses alliés à poursuivre leur propre comportement agressif ».
Ce raisonnement est doublement insoutenable. Tout d’abord, le parallèle entre l’invasion de l’Ukraine et celle de l’Irak est largement trompeur. Certes, dans les deux cas, il s’agit d’actes d’agression et de violation de la souveraineté et de l’intégrité d’un État. Mais la comparaison s’arrête ici. Car l’Irak est à des milliers de kilomètres des États-Unis et il n’était nullement question qu’il rejoigne une alliance militaire hostile à Washington, laissant même entendre que, révisant ses engagements antérieurs, il pourrait revenir sur son abandon des capacités nucléaires – comme Zelensky l’a fait en référence au Mémorandum de Budapest de 1994 dans son discours du 19 février à Munich. L’Ukraine est actuellement soutenue militairement, économiquement et diplomatique à un très haut niveau par tout le camp occidental, États-Unis en tête, alors que l’Irak n’était soutenu par personne et les Talibans par le seul Pakistan. Si, grâce au soutien occidental massif, elle gagne sur le plan militaire, ce qui serait juste dans la mesure où elle défend l’intégrité de son territoire face à un envahisseur, c’est le bloc occidental tout entier qui célébrera cette victoire comme étant la sienne. Et, grâce justement à cette victoire, il pourra effacer les images désastreuses de Kaboul et de Bagdad – ce qui est sans nul doute l’une des raisons essentielles de l’hystérie belliciste qui déferle actuellement dans les capitales et les médias occidentaux. En effaçant ses images de défaite, il s’enhardira pour poursuivre sa marche vers l’est et continuer à imposer sa loi au niveau mondial, fût-ce sous des formes moins coûteuses que les expéditions du type de celles d’Irak et Afghanistan.
C’est ici qu’apparaissent les conséquences de l’abandon en cours de route de l’analyse du rôle de l’OTAN. Car ce qui est alors occulté, c’est la place de l’Ukraine dans cette entreprise d’élargissement, qui altère la nature même du conflit en cours, en l’encastrant dans les contradictions interimpérialistes qui opposent les Occidentaux à la Russie. De ce fait, on y reviendra plus loin, la « position anti-impérialiste radicale » que défend GA revient à plaider en faveur non pour la paix mais pour une victoire militaire de l’Ukraine, que le soutien logistique occidental se doit de rendre possible. Cette position assume son bellicisme, d’où sa revendication de « radicalité », qu’elle affuble d’une dimension « anti-impérialiste », puisqu’il s’agit de vaincre l’impérialisme russe – sauf qu’à ce compte c’est Joe Biden qui devient le véritable champion de l’anti-impérialisme. Escamotant le caractère interimpérialiste du conflit actuel, elle se méprend sur les conséquences – pourtant parfaitement prévisibles – d’une victoire obtenue dans ces conditions, à savoir une Ukraine vassalisée, organiquement intégrée dans l’OTAN, une Russie encerclée de tous les côtés par une alliance militaire qui la traite comme cible, l’atlantisme triomphant sans partage sur l’Europe et au-delà. En d’autres termes, non pas la paix mais la fuite en avant vers la militarisation des relations et la certitude de nouveaux conflits sur le Vieux Continent.
Cette sombre éventualité ne rend pas moins légitime la résistance ukrainienne à l’invasion russe, mais il convient d’être lucide sur les implications de la configuration actuelle et ne pas se raconter d’histoires. La difficulté fondamentale à laquelle la gauche antiguerre fait face actuellement c’est que, comme dans tout conflit interimpérialiste, la victoire d’un camp ou d’un autre entraîne des conséquences dévastatrices, la pire étant sans doute un embrasement généralisé en Europe. Un embrasement catastrophique pour le Continent mais parfaitement gérable pour les États-Unis, qu’un océan entier sépare du théâtre des opérations, leur assurant une confortable position de retrait. D’autant, que « la loi de la jungle » que mentionne GA comme conséquence d’un possible succès russe, est tout simplement celle qui gouverne les relations internationales et cela depuis toujours en un sens. Car, contrairement à ce qui se passe à l’intérieur des États, il n’y a pas, dans les relations interétatiques, d’autorité supérieure en mesure d’imposer des règles de droit à des parties libres et égales. Le fonctionnement des Nations Unies, qui découle de leur structure même, est régi par les rapports de force entre les États, comme dans la ferme orwellienne où certains animaux s’avèrent « plus égaux » que d’autres. La question est donc de savoir si un seul de ces prédateurs pourra régner dans la jungle ou s’il lui faudra composer de quelque façon avec d’autres, ce qui impliquerait un bouleversement profond de l’« ordre mondial » qui a succédé à la bipolarité de la « première » Guerre froide.
Comment sortir de la guerre ?
Parmi les six points listés par GA, les trois premiers peuvent faire l’objet d’un large accord parmi les forces de la gauche antiguerre : retrait des troupes russes de l’ensemble du territoire ukrainien, règlement des différends concernant les provinces séparatistes et la Crimée « par le libre exercice par les peuples concernés de leur droit à l’autodétermination démocratique » et refus d’une « intervention militaire directe » ou d’une « zone d’exclusion aérienne », qui comporte le risque d’une guerre mondiale entre puissances nucléaires. GA reconnait ainsi que les questions de la Crimée et des républiques séparatistes du Donbass sont des questions réelles et non un simple artifice de propagande de Poutine. Même s’ils se sont déroulés dans des conditions discutables, les référendums de Crimée et du Donetsk ne peuvent être écartés d’un revers de main. Concernant les républiques séparatistes, le régime ukrainien porte une lourde responsabilité dans le pourrissement de la situation, par son refus d’appliquer les accords de Minsk, la poursuite des bombardements et par la politique de discrimination poursuivie à l’encontre de ses citoyens russophones, notamment au niveau linguistique. Rappelons également que la diffusion d’idées et de symboles communistes et soviétiques sont interdits en Ukraine depuis les « lois de décommunisation » de 2015, les activités des organisations communistes (notamment leur participation aux élections) gelées, au moment où un Stepan Bandera, dirigeant de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens), collaborateur des nazis et participant à l’entreprise d’extermination des juifs, est reconnu comme un héros national[7] et que le régiment Azov, une milice néonazie active sur le front du Donbass, est intégrée à aux forces armées ukrainiennes[8].
Le litige resurgit sur le quatrième point, dans lequel GA défend l’envoi d’armes à l’Ukraine, dont on voit avec quel empressement les gouvernements occidentaux se sont chargés d’y pourvoir – y compris l’Allemagne, où tombent les dernières digues contre la remilitarisation de la politique étrangère. GA écrit :
« Nous sommes pour la livraison sans conditions d’armes défensives aux victimes d’une agression – dans ce cas, à l’État ukrainien qui lutte contre l’invasion russe de son territoire. Aucun anti-impérialiste responsable n’a demandé à l’URSS ou à la Chine d’entrer en guerre au Vietnam contre l’invasion américaine, mais tous les anti-impérialistes radicaux étaient favorables à une augmentation des livraisons d’armes par Moscou et Pékin à la résistance vietnamienne. Donner à ceux qui mènent une guerre juste les moyens de lutter contre un agresseur beaucoup plus puissant est un devoir internationaliste élémentaire. S’opposer en bloc à de telles livraisons est en contradiction avec la solidarité élémentaire due aux victimes ».
Ce parallèle avec le Vietnam apparaît, pour le moins, de mauvais goût. Zelensky n’est certes pas le « nazi » dont parle Poutine mais il n’est pas non plus Ho Chi Minh… Le gouvernement ukrainien est un gouvernement bourgeois, au service des intérêts d’une classe d’oligarques capitalistes, en tout point comparable à celle qui domine en Russie et dans les autres républiques de l’ex-URSS, et qui entend arrimer le pays au camp occidental sans se soucier des conséquences prévisibles d’une telle option. Tout en étant victime d’une agression inadmissible, il ne représente aucune cause progressiste plus large, et il serait complètement aberrant pour des forces de gauche dignes de ce nom de plaider la cause de son armement. De plus, si les « anti-impérialistes radicaux » de naguère demandaient à la Chine et à la Russie de livrer des armes, ce n’était pas parce qu’ils étaient « solidaires des victimes », comme le veut l’idéologie humanitaire qui sévit de nos jours, c’est parce que, nonobstant les critiques (parfaitement justifiées) adressées à leurs régimes, ils considéraient que les pays en question partageaient quelque chose de la cause anti-impérialiste et révolutionnaire des Vietnamiens, qui était aussi la leur. Aujourd’hui, compte tenu de la nature des forces en présence, la livraison d’armes à l’Ukraine ne peut avoir qu’un seul but, assurer sa future vassalisation et sa transformation en avant-poste de l’OTAN sur le flanc est de la Russie.
On peut également poser cette question autrement. Si, au vu des risques incalculables qu’elle entraînerait, pourquoi faudrait-il, comme le soutient GA, s’opposer à la seule « intervention militaire directe » dans ce conflit et non pas à toute forme d’intervention militaire ? Le risque nucléaire, incontestable, est-il une raison suffisante pour limiter la retenue à la seule « intervention directe » ? L’envoi d’armes à l’Ukraine, comme les États-Unis et l’Union européenne l’ont annoncé avec fracas, ne conduit-il pas lui aussi à une escalade et à l’élargissement du conflit, transformant les pays impliqués en co-belligérants et compliquant d’autant la coexistence future avec la Russie, inévitable quels que soient son régime et l’issue de ce conflit ? La livraison d’armes, assortie de sanctions, ne pourrait-elle pas inciter à une intervention plus large, s’il apparaît que ces moyens s’avèrent insuffisants pour stopper l’avancée des troupes russes ? Pourquoi, après avoir mis le doigt dans l’engrenage, les Occidentaux ne passeraient-ils pas alors à la vitesse supérieure, sans envoyer des troupes mais en établissant par exemple une « zone d’exclusion aérienne » comme le demande avec insistance la partie ukrainienne soutenue par la fraction la plus belliciste de l’establishment étatsunien ? Il s’agirait ainsi d’abattre les avions russes survolant l’Ukraine, donc d’aller vers un affrontement direct avec la Russie, possiblement à un troisième conflit mondial. La frontière entre intervention directe et indirecte est moins claire que certains semblent le penser.
On le voit, la question du refus de l’escalade militaire du conflit par la livraison d’armes à l’Ukraine trace une ligne de démarcation entre les forces de gauche. Le cas de l’Espagne est particulièrement intéressant à cet égard. La droite espagnole s’insurge contre les réticences de Podemos, qui participe au gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sanchez, à approuver la livraison d’armes à l’Ukraine et demande à Sanchez de les expulser de l’exécutif, les accusant d’être « les partenaires de l’ennemi, les ennemis des Ukrainiens, de l’Europe, de la paix et de la liberté ». Après avoir échoué à l’amender, Podemos finit par voter la résolution du parlement européen qui appelle au renforcement des sanctions à l’encontre de la Russie et à la livraison d’armes aux Ukrainiens. Les autres partis de la gauche radicale ibérique (communistes, gauche basque de Bildu et Anticapitalistas, section de la IVe Internationale de l’État espagnol) sont plus fermes dans leur opposition à l’escalade militaire, leurs élus s’étant soit abstenus (pour les deux premiers), soit, dans le cas de l’eurodéputé d’Anticapitalistas Miguel Urban, ayant voté contre ce même texte.
Mais cette question dépasse les frontières de la gauche. Quelles que soient ces motivations, qui relèvent à coup sûr de la volonté de préserver une marge d’autonomie dans une configuration européenne marquée par un atlantisme exacerbé, Emmanuel Macron n’a-t-il pas fait preuve (au moins au niveau discursif) d’une sagesse plus grande que celle de l’« anti-impérialisme radical » prôné par GA en déclarant, dans sa dernière allocution, que « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie » et en évitant de mentionner, parmi les actions mises en œuvre, toute allusion à un armement de l’Ukraine (auquel la France pourtant participe) ?
Combattre la duplicité et l’hypocrisie
Reste le sujet des sanctions à l’encontre de la Russie. GA soutient une sorte de position agnostique, soulignant leurs conséquences contradictoires, certaines pouvant nuire à Poutine et à son régime, d’autres seulement à la population russe. Rappelant que les anti-impérialistes ont milité et militent encore pour des sanctions à l’encontre d’États comme l’Afrique du sud sous l’apartheid ou Israël, il conclut par un « ni-ni » :
« Notre opposition à l’agression russe combinée à notre méfiance à l’égard des gouvernements impérialistes occidentaux signifie que nous ne devrions ni soutenir les sanctions de ces derniers, ni exiger leur levée ».
On pourrait s’accorder avec cette prudence mais, ici aussi, les parallèles établis sont trompeurs. Bien sûr, les anti-impérialistes et la gauche antiguerre ne sont pas par principe hostiles à des sanctions visant des états. Toutefois, lorsqu’ils se mobilisent sur de tels objectifs, ce n’est pas pour soutenir l’action de leurs gouvernements mais pour s’y opposer. C’était pour mettre fin aux florissantes relations économiques que la totalité des pays occidentaux entretenaient avec le régime de l’apartheid et c’est, aujourd’hui, pour qu’ils cessent de soutenir Israël, un État qui s’assoit depuis plus d’un demi-siècle sur toutes les résolutions de l’ONU condamnant l’occupation et la colonisation des territoires envahis en 1967 et qui non seulement n’est pas sanctionné mais bénéficie de la « clause de la nation la plus favorisée » de l’UE.
Cette constante duplicité rend tout simplement indéfendables les régimes de sanctions que les Occidentaux mettent en œuvre depuis des décennies, leur capacité à le faire servant du reste à confirmer leur suprématie économique, la Chine et la Russie n’étant que de façon marginale à l’origine d’événements liés à ce type de mesures (3% en 2020[9]). La tâche de la gauche est de dénoncer la fonction politique de ce dispositif et de montrer qu’il est avant tout un instrument permettant d’asphyxier un pays troublant l’ordre mondial façonné par la suprématie étatsunienne et occidentale, un instrument qui, au fond, diffère peu d’un acte de guerre.
On ne peut, par contre, que s’accorder avec GA concernant le dernier point qu’il évoque : l’accueil inconditionnel des réfugiés ukrainiens. Mais on ne peut le faire sans relever que le quasi-consensus qui l’entoure est un exemple flagrant du « deux poids deux mesures » du discours cynique dominant. Que dire, par exemple, de la maire de Calais, qui se targue d’accueillir des réfugiés ukrainiens et de faciliter leur passage au Royaume-Uni alors qu’elle ne cesse d’exiger l’intensification de la traque aux (autres) migrants à laquelle se livre depuis des années l’État dans sa ville, allant même jusqu’à interdire la distribution gratuite d’eau et de nourriture ? Comment admettre le cynisme d’un Gerald Darmanin, qui se permet de critiquer le « manque d’humanité » dont font preuve les Britanniques en refusant d’accueillir des Ukrainiens, alors que lui-même ne cesse d’afficher ses prouesses en matière de chasse aux migrants ?
S’il ne saurait être question de faire payer aussi aux réfugiés ukrainiens la politique meurtrière de la « forteresse Europe », il est non moins inadmissible de défendre, fût-ce par omission, un accueil sélectif, qui opère selon des critères (pas si) inavouables. Car si on accorde à certains ce qu’on refuse aux autres, c’est assurément que ceux-ci ont la triple « malchance » de ne pas être victimes des Russes, de ne pas être Blancs et, par-dessus le marché, d’être musulmans. Donc oui à l’accueil des Ukrainiens, mais sans régime d’exception, à égalité avec tou.te.s celles et ceux qui fuient les guerres et les persécutions.
Pour conclure : sur le sens de l’anti-impérialisme aujourd’hui
Le monde actuel est travaillé en profondeur par des forces obscures, qui s’enracinent dans la violence des rapports d’exploitation inhérents au capitalisme et de l’ordre mondial qui assure la perpétuation de ce système. La guerre n’est que l’expression concentrée de cette violence, « l’orage » que porte en elle la « nuée » de ce système pour paraphraser Jaurès. C’est pourquoi, la « guerre à la guerre », selon le célèbre mot d’ordre de Clara Zetkin, est une ligne rectrice de l’action des forces d’émancipation, et une ligne de démarcation fondamentale au sein même de la gauche.
Si les mots ont encore un sens, prendre une position anti-impérialiste et internationaliste équivaut à se désolidariser de son propre impérialisme, ou du bloc auquel se rattache un pays secondaire, et à le combattre sans relâche sans pour autant soutenir celui d’un rival de même nature. Pour les anti-impérialistes russes, il signifie se battre contre la guerre lancée par Poutine, comme ils et elles ont commencé à le faire, en prenant des risques considérables. Pour les forces anti-impérialistes du monde occidental, il s’agit de montrer qu’elles assument la lourde tâche incombant à celles et ceux qui se trouvent « dans le ventre de la bête ».
S’agissant de la guerre en Ukraine, la mobilisation de masse pour exiger son arrêt immédiat et le retrait des troupes russes doit s’accompagner de la condamnation des agissements expansionnistes de l’OTAN et de l’exigence de retrait de nos pays respectifs de cette alliance qui constitue une menace de premier plan pour la paix mondiale. On ne peut, comme le fait GA, souligner le rôle de l’élargissement de l’OTAN dans le déclenchement de la « nouvelle guerre froide » et ne pas exiger son démantèlement comme condition d’une paix durable en Europe. On ne peut qualifier d’« anti-impérialiste radicale » une position qui consiste à s’aligner sur les décisions des gouvernements occidentaux conduisant à une escalade du conflit et à des lendemains lourds de nouvelles guerres. On ne peut, enfin, vouloir une Ukraine réellement indépendante dans des frontières reconnues, respectueuses de l’autodétermination des peuples, sans mettre fin à cette course à l’élargissement de cette alliance militaire (et militariste) qui assure aux États-Unis la perpétuation de leur rôle de « gendarme du monde », sans reprendre la voie du désarmement nucléaire et sans œuvrer à l’abandon des ambitions impériales des deux côtés.
Dans la période actuelle, force est de constater que les luttes populaires ne prennent ni la forme de guerres de libération, ni de soulèvements armés, sans verser pour autant dans une illusoire « non-violence ». Dans ce contexte, l’anti-impérialisme et l’internationalisme des opprimés prennent nécessairement la forme de la mobilisation la plus large pour la paix, pour la souveraineté démocratique des peuples et pour la rupture avec la logique des blocs, des alliances militaires et des « aires d’influence ». Des secteurs significatifs de la gauche de gauche sont, au niveau international, sur cette longueur d’onde. À titre simplement indicatif, citons, en France, Mélenchon et la France Insoumise, Jeremy Corbyn, la coalition Stop the War et les autres mouvements anti-guerre au Royaume-Uni, les Democratic Socialists of America, les secteurs progressistes des Églises catholique et protestante et bien d’autres forces encore.
Ce n’est qu’en suivant ce fil que nous pourrons :
– affirmer une position autonome de condamnation de l’agression russe tout en résistant au déferlement belliciste de nos gouvernements ;
– préserver la possibilité d’une Ukraine véritablement indépendante et d’une paix durable en Europe ;
– convaincre les secteurs progressistes des pays du Sud qui, de façon réactive, par haine – absolument justifiée – de l’impérialisme étatsunien et de l’arrogance occidentale, font preuve de bienveillance à l’égard d’un Poutine ;
– refonder un internationalisme capable d’affronter, et de vaincre, les forces de destruction et de mort qui surgissent d’un monde soumis au règne sans partage du capital.
*
Notes
[1] Son point de départ est le « document Sisson », un faux diffusé par le gouvernement étatsunien en 1918, soucieux de justifier son implication dans le premier conflit mondial et de justifier la chasse aux militants de gauche qui s’y opposèrent. Cf. la mise au point de Alfred Erich Senn, « The Myth of German Money during the First World War », Soviet Studies, vol. 28, n° 1, 1976, p. 83-90.
[2] Gilbert Achcar, La nouvelle Guerre froide. Le monde après le Kosovo, Paris, PUF, 1999, p. 8.
[3] Olivier Zajec, « A l’heure de l’élection américaine, l’ordre international qui vient », Le Monde diplomatique, novembre 2020, p. 16-17.
[4] Hélène Richard, Anne-Cécile Robert, « Le conflit ukrainien entre sanctions et guerre », Le Monde diplomatique, mars 2022, p. 22.
[5] Hortense Faivre d’Arcier-Flores, « La révolution cubaine et la France gaulliste : regards croisés », in Maurice Vaïsse (dir.), De Gaulle et l’Amérique latine, Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014, disponible sur books.openedition.org/pur/42552.
[6] Perry Anderson, The New Old World, Londres & New York, Verso, 2009, pp. 69-70.
[7] Laurent Geslin, Sébastien Gobert, « Ukraine, jeux de miroirs pour héros troubles », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
[8] Cf. Louise Couvelaire, « Au camp d’entraînement des petits soldats d’Ukraine », Le Monde, 19 août 2016.
[9] Hélène Richard, Anne-Cécile Robert, « Le conflit ukrainien… », art. cit., p. 23.
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