Édition du 17 décembre 2024

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Économie

La grosse dette qui monte qui monte… Vers un « défaut » partiel ?

Depuis 2010, nous avons eu droit chaque année à des prévisions officielles qui annonçaient le bout du tunnel à une échéance de deux ou trois ans : grâce aux politiques lancées de 2008 à 2010, la dette des pays les plus endettés (du fait de la crise) allait se réduire après 2012 ou 2013. Loupé.

(Tiré du blogue de Jean Gadrey)

Voici les dernières prévisions de l’OCDE pour 2014. Il ne s’agit pas de la notion européenne de « dette au sens de Maastricht », qui est un peu inférieure, mais c’est tout comme. Pour tous les pays dont la dette dépassait 100 % du PIB en 2013, dont la France et tous les pays du sud de l’Europe, ainsi que les Etats-Unis et le Japon (record toutes catégories), le poids de la dette devrait progresser à nouveau en 2014. Cela concerne aussi bien les pays soumis à la chape de plomb de l’austérité que des pays (Etats-Unis, Japon) ayant suivi d’autres voies, aussi bien ceux de la zone euro que les autres. Ce qui tend à confirmer une de mes hypothèses déjà émise : ni la monnaie unique, ni la politique monétaire, ni même le choix ou non de l’austérité ne sont les facteurs premiers de la crise de la dette et de la crise en général. Le facteur premier est la finance dérégulée au pouvoir.

Cela va s’arrêter quand ? En 2015 bien entendu, nous disent-ils. Vous les croyez ? Moi pas. Tant que la finance dérégulée et les marchés ne seront pas mis sous contrôle, cela va continuer, et pas de façon progressive : au prix d’une nouvelle « crise », ou plutôt, comme nous sommes en crise permanente, au prix d’un nouvel effondrement boursier et économique qui semble probable (voir plus loin). Pas seulement en Europe, et PAS PRINCIPALEMENT A CAUSE DES DETTES PUBLIQUES, mais parce que ce sont toujours les banques et les marchés financiers qui font la loi et qui, relayés par des politiques plus ou moins à leur service, ont provoqué l’explosion des dettes publiques et la montée des risques systémiques privés. Et parce qu’ils continuent comme avant, ou presque. Et parce que, pour toutes ces raisons, nous sommes probablement déjà dans une bulle financière très gonflée.

Les pays les plus endettés ne pourront JAMAIS rembourser assez pour revenir à une situation plus saine. En tout cas, ils ne le pourront pas le faire tant que des décisions politiques n’auront pas mis fin au pouvoir de nuisance du système bancaire et financier, c’est-à-dire des créanciers (prêteurs).

ANNULER UNE PARTIE DE LA DETTE ?

Dans ces conditions, certains, assez divers, préconisent de ne pas rembourser tout ou partie de la dette. Est-ce bien « sérieux », non pas au sens du sérieux des économistes chiens de garde, mais à celui de la faisabilité économique et financière, sociale et politique ?

Je rappellerai à la fin de ce billet d’autres pistes, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, et dont plusieurs sont listées dans l’étude du Collectif pour un audit citoyen de la dette publique (voir ce billet récent). Je me concentrerai toutefois sur la question de l’annulation d’une partie substantielle du stock de dette, le refus de rembourser intégralement ce que l’on doit, le « défaut partiel de paiement ». C’est ce que met en avant le CADTM, le comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, qui a été amené ces dernières années à s’intéresser aussi au cas de pays riches très endettés. C’est aussi cette solution que préconise François Ruffin dans son bon petit livre d’histoire « vive la banqueroute », terme qu’il interprète dans un sens très large, en y incluant les restructurations de la dette ou le choix de laisser filer l’inflation et de dévaluer la monnaie en conséquence (quand on pouvait le faire). Je me limiterai au sens usuel du refus partiel de paiement, qui peut et devrait être sélectif (sélection de ce qu’on rembourse ou pas, sélection de ceux à qui l’on rembourse ou pas).

Première observation : s’il est vrai que cette idée est surtout défendue par des gens « bien à gauche », elle l’est parfois aussi par des ultra-libéraux. C’est ainsi que Le Figaro a publié en avril dernier un article de Gaspar Koenig, Président du think-tank Génération Libre, intitulé « Pourquoi il ne faut pas rembourser la dette ». Je vous rassure : une fois passé le titre choc, ce monsieur ne propose guère qu’un moratoire de trois ans sur les intérêts, soit une réduction de seulement 8,8 % du stock de dette, ne faisant pas grand mal à ses amis les créanciers.

La France n’est pas l’Islande, ni la Grèce, ni l’Uruguay ou l’Argentine. « Nous » (avocats de la reprise en main de la finance) ne sommes pas parvenus à empêcher que nos dirigeants torpillent les projets européens récents de taxation des transactions financières et de séparation bancaire. Alors, direz-vous, obtenir une décision aussi spectaculaire qu’un défaut partiel, il ne faut même pas y penser, c’est purement incantatoire. Et vous aurez raison : dans le cadre actuel et avec les rapports de force actuels, on peut laisser tomber cette idée.

Mais qui peut prédire ce que sera la situation dans un an ou deux si, par exemple, comme je le pense, un nouvel effondrement boursier se produit dans un délai d’un ou deux ans ? Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, en raison des politiques d’injections massives de liquidités, mais aussi de la faiblesse des mesures de régulation bancaire qui ont été prises, la spéculation boursière a repris de plus belle dès 2010. Voir les deux graphiques ci-dessous. On peut cliquer sur les graphiques pour les agrandir.

Le Dow Jones (indice de la Bourse de New York) depuis 1994

Le FTSE (indice de la Bourse de Londres) depuis 1994

Certes, rien ne prouve qu’on approche d’une situation semblable à celle de 2007-2008, mais il est difficile de ne pas y penser. D’autant que d’autres indicateurs vont dans le même sens. Au Royaume-Uni (mais aussi en France, en Belgique et au Canada), une bulle immobilière est en cours et inquiète l’OCDE et le FMI. Les inégalités de revenu ont (encore) progressé dans ces deux pays au cours des dernières années. Au Royaume-Uni, selon le Telegraph (9 mai 2014), « la dette des ménages est une bombe à retardement cachée », et, selon le Guardian (16 mai), l’économie britannique fait partie des records mondiaux de l’endettement privé des ménages et des entreprises, avec de surcroît une dette publique qui dépasse 100 % du PIB selon l’OCDE.

Il faut donc envisager l’éventualité d’une nouvelle crise financière elle aussi systémique, commençant probablement par des faillites bancaires et débouchant sur une dépression majeure. Faut-il le souhaiter ? Non, car elle aurait des conséquences humaines terribles, d’où à la fin de ce billet des propositions pour l’éviter et pour sortir sans drame (mais non sans un conflit « de classe » avec les grands créanciers) de la crise des dettes.

Dans le scénario vers lequel on se dirige à grands pas, la question d’un défaut conséquent se poserait en d’autres termes. Ce qui est aujourd’hui irréaliste deviendrait inévitable et souhaitable. Dans une tribune publiée par Politis le 5 juin dernier, Thomas Coutrot estime que l’excellent spécialiste de la finance François Morin commet une erreur lorsqu’il écrit : « un effacement, même partiel, de la dette d’un pays comme la France entrainerait une crise bancaire sans précédent » (Le Monde du 10 mars). En fait, François Morin a raison : dans le cadre du système financier actuel et en dehors d’une période de crise profonde, un tel défaut… provoquerait une crise mondiale, du fait qu’il mettrait vraiment en faillite certaines banques à risques « systémiques ». Il faut savoir que la dette publique de la France représente environ six fois celle de la Grèce, 50 fois celle de l’Uruguay, 110 fois celle de l’Islande…

Une tout autre situation serait celle d’un effondrement financier mondial non pas en raison du défaut d’un pays mais parce que ce système est semblable à la grenouille de la fable :
« La chétive Pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages ».

Or un tel effondrement est quasiment certain si, face à la finance, l’inertie politique actuelle, qui tourne à la complicité, se perpétue. Joseph Stiglitz écrivait que l’administration américaine s’était contentée, après 2008, de « légèrement redisposer les fauteuils sur le pont du Titanic ». En fait, c’est pire : le Titanic risque de sombrer et le personnel politique est occupé à servir des drinks aux seuls passagers de la classe affaires, banquiers en tête. Qui vient d’être nommée conseillère à l’Elysée sur les questions bancaires et financières ? Laurence Boone, débarquant directement de la City (Bank of America Merryl Linch), connue pour son hostilité à la régulation des banques (Le Monde du 13 juin).

Mais dans ce scénario Titanic, comme l’écrivait François Morin lui-même dans son livre « La grande saignée » (2013), une grave crise systémique ferait que les banques « avec des fonds propres ne valant plus rien, ayant subi le rush des déposants… seront rachetées par les Etats pour un euro symbolique » et « l’effacement des dettes souveraines… en sera une conséquence positive ».

Dans ce cas, les grands créanciers seraient « ruinés » (s’agissant uniquement de leurs actifs financiers, car il leur resterait largement de quoi vivre mieux que vous et moi aujourd’hui) et la question la plus importante serait de maintenir l’épargne des ménages à petit et moyens revenus et patrimoines. Il importe donc aussi de réfléchir à des scénarios d’effacement partiel de la dette faisant le tri entre ceux des créanciers qui se sont goinfrés (et qui ont provoqué la crise) et ceux qu’il serait « illégitime » de pénaliser. Mais autant savoir qu’un tel scénario n’a aucune chance de se mettre en place sans deux conditions : 1) un plongeon financier majeur, et 2) une mobilisation exceptionnellement puissante des citoyens pour exiger la reprise de contrôle définitive des banques.

Sans ces deux conditions, ce sont d’autres voies qu’il faut défendre, entre monétisation (prêts aux Etats de la banque centrale à des taux proches de zéro), fiscalisation (retrouver des recettes publiques plus importantes : suppression d’une partie des niches, boycott des paradis fiscaux, impôt exceptionnel sur les très grandes fortunes ou sur le capital), allongement négocié des durées de remboursement et plafonnement des taux d’intérêt, développement de circuits directs pour que les ménages français détiennent la dette publique à des taux bas via un réseau de nouvelles caisses d’épargne publiques…

Dans tous les cas, ce serait à la classe des gros créanciers de payer d’une façon ou d’une autre l’excès de dette dont ils portent la responsabilité, ce qui implique un rapport de forces permettant de les y contraindre. Nous n’y sommes manifestement pas encore.

Je cite à nouveau François Morin : « Peut-on encore admettre que la quasi-totalité de la création monétaire soit d’origine privée, que les deux variables fondamentales de la finance globale, le taux d’intérêt et le taux de change, soient manipulées par un oligopole de banques systémiques qui dictent de fait leurs politiques aux Etats ? »

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Jean Gadrey

Jean Gadrey, né en 1943, est Professeur honoraire d’économie à l’Université Lille 1.
Il a publié au cours des dernières années : Socio-économie des services et (avec Florence Jany-Catrice) Les nouveaux indicateurs de richesse (La Découverte, coll. Repères).
S’y ajoutent En finir avec les inégalités (Mango, 2006) et, en 2010, Adieu à la croissance (Les petits matins/Alternatives économiques), réédité en 2012 avec une postface originale.
Il collabore régulièrement à Alternatives économiques.

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