Tiré de Médiapart.
L’environnement ? Un sujet annexe. Les pollutions ? Des externalités qui ne concernent pas le marché. Le CO2 ? Un problème surestimé. Pendant des décennies, nombre d’économistes ont détourné les yeux, voire totalement ignoré les dangers liés au changement climatique et à ses dégâts environnementaux.
Alors que s’empilent les rapports du Giec de plus en plus alarmistes, que les opinions publiques ont basculé, que les gouvernements se disent prêts à engager des milliards pour mettre en œuvre la transition écologique, que même les banques centrales inscrivent désormais le climat dans la feuille de route de leur politique monétaire, les économistes, souvent les mêmes que précédemment, se prennent de passion pour ces sujets.
Il y a même une sorte de surenchère. Chaque institution, chaque think tank, chaque club de réflexion ou de travail entend apporter sa contribution. Rapports sur les nouveaux grands défis économiques, sur les nouveaux rôles de la finance, sur les mutations à venir, on ne compte plus les propositions, recommandations et suggestions.
Mais que retiennent-ils vraiment des alertes, des études scientifiques, des rapports d’autres économistes qui, bien avant eux, se sont penchés sur les questions environnementales ? Y a-t-il un ébranlement ou de simples questionnements sur des modèles qu’ils ont défendus depuis des décennies et désormais sérieusement remis en cause ? Rien ou pas grand-chose, comme le soulignent deux livres récents.
L’un, Le Bien commun, le climat et le marché, est écrit par Benjamin Coriat, professeur à l’université Paris-Sorbonne-Nord, l’autre, L’Illusion de la finance verte, par Alain Grandjean, membre du Haut Conseil pour le climat, et Julien Lefournier, financier, qui défrichent de longue date tous les enjeux climatiques.
Le réchauffement climatique apporte, selon eux, la démonstration cinglante que le « marché » est singulièrement inefficace en la matière. En dépit des mises en garde parfois lancées depuis plus de trente ans, il a été incapable d’apporter les corrections et les remèdes à la course folle d’une économie d’extraction et de prédation à l’œuvre, au point d’amener le monde au bord de la rupture.
Mais, constatent les auteurs des deux livres, cela ne conduit pas les économistes à s’interroger. Au mieux, ils ripolinent les mêmes recettes pour leur donner le bon « vert-nis », pour reprendre le jeu de mots des auteurs de L’Illusion de la finance verte. Au pire, ils pratiquent une sorte de dévoiement des concepts et des idées débattues de longue date dans les milieux scientifiques et économistes pour les récupérer et les vider de tout sens.
Travestissement
C’est ce travestissement des concepts empruntés et détournés qui amène Benjamin Coriat à dresser dans son livre une des critiques les plus sévères. Elle est adressée en direct à Jean Tirole, prix Nobel d’économie, président de l’École économique de Toulouse. Il est l’auteur avec Olivier Blanchard, ancien économiste en chef au FMI, d’un rapport sur les grands défis économiques de la France publié en juin, où de longs développements sont consacrés au changement climatique (lire la critique de Romaric Godin).
Depuis des années, Benjamin Coriat s’est efforcé de faire connaître les travaux d’Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, sur les biens communs. D’ouvrage en ouvrage, il n’a cessé d’en approfondir les thématiques, démontrant que les biens communs liés d’abord aux propriétés foncières collectives (terres, bois, pêche) pouvaient prendre de nouvelles dimensions avec le numérique, le climat. Mais aussi comment cet élargissement de perspective conduisait à les inscrire dans une réflexion où changement climatique et changements sociaux, nouvelles organisations sociétales peuvent s’additionner pour former un nouveau modèle économique, plus attentif aux hommes et à la nature.
Aussi est-il peu interloqué lorsque Jean Tirole, fervent adepte de la théorie néoclassique de la concurrence et du libre-échange, publie en 2016 un ouvrage intitulé Économie du bien commun. Dans ce livre, constate Benjamin Coriat, Jean Tirole, contrairement aux usages universitaires et de recherche, ne se situe pas par rapport aux travaux d’Elinor Ostrom. Il ne dit pas ce qu’il retient, ce qu’il conteste, ce qu’il nuance. Il reprend juste le terme bien commun pour dérouler la plus classique des approches : celle des bienfaits du marché en toute circonstance.
Cela aurait pu être une incursion sans lendemain, un emprunt par mégarde. Erreur. En juin, juste avant la remise de son rapport, Jean Tirole organisait un grand colloque sur le réchauffement climatique et la transition écologique, inauguré par Emmanuel Macron en personne. L’intitulé se voulait fédérateur : il s’agissait de « sauver le bien commun ».
Pour Benjamin Coriat, cette utilisation s’apparente à une volonté de détournement du concept de bien commun pour en désactiver toute la charge « explosive » afin de le ramener dans les rangs les plus orthodoxes possible. « C’est un moyen pour lui de relégitimer une approche qui ne l’est pas, de se refaire une virginité : on se travestit pour reproposer d’anciennes formules. Après la convention climat, il faut bien dire qu’il existe d’autres approches que le marché. Mais c’est un détour pour finalement revenir malgré tout au marché », note Benjamin Coriat.
- Comment imaginer que le marché qui est une des causes du problème climatique, sinon même la cause majeure des dérèglements, puisse aujourd’hui être la solution ?
- Benjamin Coriat, économiste
Ce recours, selon l’économiste, est doublement malvenu. D’abord, parce que la question du climat a été largement analysée par Elinor Ostrom. Elle a multiplié les travaux sur le sujet pour montrer « le dilemme social » que cette question recèle : la multiplicité des parties prenantes et l’absence de règles pouvant conduire à la prédation et à la destruction de la ressource. En matière de climat, nous sommes exactement à ce point. Pour y répondre, elle avait proposé la mise en place d’une série d’institutions interdépendantes pour gérer le bien commun à différents niveaux et de manière coordonnée. La COP21 s’inscrit dans ces tentatives. Malheureusement, sans grand résultat pour l’instant.
« Jean Tirole fait comme si tous ces travaux, toutes ces réflexions n’existaient pas ou pouvaient être tenues pour quantité négligeable. Il les balaie d’un revers de la main pour se réapproprier le terme et en donner un tout autre sens », analyse Benjamin Coriat. « Sa définition du bien commun n’est pas différente de celle du “bien-être”, selon la théorie classique. Par une manœuvre rhétorique, en utilisant le concept du “voile d’ignorance” de John Rawls, d’ailleurs lui aussi détourné, il ramène le bien commun à la théorie de l’utilité. En clair, si le marché n’est pas suffisamment efficient, des signaux-prix supplémentaires doivent être ajoutés afin de le rendre plus efficace, comme le veut la théorie des incitations », explique t-il.
Et c’est là la deuxième trahison de Jean Tirole, selon Benjamin Coriat. « Comment imaginer que le marché qui est une des causes du problème climatique, sinon même la cause majeure des dérèglements, puisse aujourd’hui être la solution ? En fait, cela revient à financiariser un des derniers domaines qui ne l’était pas : le climat. À lui donner un prix plutôt qu’une valeur », insiste-t-il.
« Ce n’est pas l’effet prix qui permet de répondre aux questions de la biodiversité, de la préservation des écosystèmes. Quand le pétrole était à 100 dollars le baril au début des années 2010, beaucoup d’écologistes ont pensé que cela allait permettre de développer les énergies vertes. Cela a surtout accéléré le développement des gaz de schiste et du “fracking”. Loin d’être un incitateur, l’effet prix a aggravé le problème de la consommation des énergies fossiles et du CO2. »
Taxe carbone plutôt que marché carbone
Qui peut dire que le marché carbone, présenté comme la solution par nombre d’économistes orthodoxes, ne va pas produire les mêmes effets néfastes ? « D’abord, soutient Benjamin Coriat, il faut s’entendre sur les mots : il y a le marché carbone et la taxe carbone. Et ce n’est pas la même chose. »
Un flou s’est installé chez nombre de responsables qui utilisent indifféremment l’un et l’autre terme, en fonction des occasions. « Moi, je suis pour une taxe carbone aux frontières. Cela permettrait de remettre les entreprises et les ménages sur un pied d’égalité par rapport aux concurrents extérieurs qui n’ont pas les mêmes règles environnementales et sociales que nous », dit Benjamin Coriat. « Je doute cependant qu’elle voie jamais le jour. Il n’y a pas d’accord entre les pays européens sur le sujet, certains comme l’Allemagne ne voulant pas se mettre à dos la Chine, qui refuse le principe d’une taxe carbone aux frontières. De plus, au nom du principe d’égalité, cela signifierait que les grands groupes européens renoncent aux quotas de carbone qui leur sont attribués gratuitement aujourd’hui. Et ils ne le veulent pas », poursuit-il.
Le principe d’une taxe carbone à l’intérieur de l’Europe lui semble également souhaitable : car ce n’est pas le marché mais des politiques publiques qui s’emparent du sujet en veillant à assurer l’équité entre les ménages et les entreprises, les riches et les pauvres. La Suède, qui a instauré une telle taxe carbone, lui semble un exemple à suivre. « Le prix de la taxe – actuellement de 200 euros la tonne de CO2 – est fixé par l’État. Mais comme il a engagé en même temps d’énormes investissements publics pour développer les économies d’énergie, les énergies renouvelables, de nouveaux modes de transport, le prix de cette taxe est presque indolore. Des ménages paient même moins cher leur chauffage qu’auparavant », dit Benjamin Coriat.
Au moment où l’Europe voit flamber les cours du gaz et de l’électricité, le principe de cette taxe a aussi un immense mérite : celui de la prévisibilité. Ce que le marché est incapable d’assurer, constate-t-il : « Ce à quoi nous assistons depuis quelques semaines avec la hausse du prix du gaz naturel qui s’est transmis à l’ensemble du prix de l’énergie achève de démontrer que le marché et les signaux-prix, non seulement ne sont pas la solution, mais peuvent aggraver les choses. La situation dans laquelle l’Europe s’est mise où le prix de l’énergie est fixé, à travers le marché, par la dernière unité mise en action, c’est-à-dire la moins efficiente, est une situation explosive. Les signaux-prix sont ici des accélérateurs d’une crise qui aurait pu être évitée avec d’autres modes de régulation que le marché. »
- Comment justifier de confier le destin de notre biosphère, un enjeu existentiel, à ces marchés qui sont livrés chroniquement à un tel niveau d’incertitude, de volatilité ? à des bulles ?
- Alain Grandjean et Julien Lefournier
Tout cela était largement prévisible. Reprenant tous les discours sur la finance « verte », les fonds écologiquement responsables, Alain Grandjean et Julien Lefournier arrivent aux mêmes conclusions : la finance ne peut être le guide et l’aiguillon pour changer nos systèmes de production, de consommation, nos modes de vie, quoi qu’en disent ses défenseurs.
Ceux-ci, pourtant, jurent qu’ils ont changé par rapport à la période de la financiarisation sans frein des années 1990-2000. Ils ont même la foi des nouveaux convertis. Ils ne parlent plus que d’investissements écologiquement et socialement responsables, d’obligations vertes, ou d’actifs décarbonés. La preuve, selon eux, que le monde de la finance a désormais pris en compte le grave problème du dérèglement climatique : un tout petit fonds « activiste », Engine No1, est parvenu à ébranler le géant Exxon et à le forcer à s’engager dans la transition écologique et la décarbonation de ses activités, ce à quoi il se refusait jusque-là.
Mais derrière ces plaidoyers alléchants, ce sont toujours les mêmes mécanismes, les mêmes moteurs de la finance qui sont à l’œuvre, rappellent Alain Grandjean et Julien Lefournier. La fameuse certification des investissements écoresponsables est établie selon les mêmes méthodes et souvent par les mêmes cabinets qui avaient établi la notation des subprimes et autres produits dérivés avant la crise de 2009. Les obligations vertes, insistent les deux auteurs, ne sont encadrées par aucune réglementation ou contrôle, le respect des engagements de financer des projets « vert-ueux » relevant des seules déclarations de l’émetteur.
Plus troublant, alors que les investissements verts sont plus coûteux que les autres, puisqu’ils intègrent des contraintes et des règles que n’ont pas à financer les projets classiques, les obligations « vertes » offrent les mêmes rendements que les autres. « À prix égal, l’obligation verte n’apporte rien. […] Elle ne crée pas le signal-prix, à travers une économie de coût de financement qui modifierait les comportements des émetteurs (entreprises ou États). […] Elle ne modifie ni le risque ni le rendement obligataire », écrivent les deux auteurs au terme d’une très longue démonstration.
Ce qui est vrai pour les obligations vertes l’est tout autant pour nombre de produits et de mécanismes de compensation imaginés pour remédier à la destruction de la biodiversité ou aux émissions de CO2. Il ne s’agit, selon eux, que d’un vaste ripolinage pour verdir des pratiques habituelles, sans rien changer au système.
Pour Alain Grandjean et Julien Lefournier, il ne peut en aller autrement si l’on confie la transition écologique et la lutte contre le réchauffement climatique aux marchés financiers, parce que leur fonctionnement naturel interdit tout changement. Oscillant entre l’hystérie et la panique, adoptant des comportements moutonniers qui amènent les investisseurs à se précipiter sur les mêmes valeurs, sans parler d’une volatilité permanente, les marchés financiers se trompent régulièrement. Les incertitudes et l’instabilité « ne permettent pas une allocation optimale des ressources ni de prévoir de manière “efficiente” les investissements dans la transition », soulignent-ils. « Comment justifier de confier le destin de notre biosphère, un enjeu existentiel à ces marchés qui sont livrés chroniquement à un tel niveau d’incertitude, de volatilité ? à des bulles ? », feignent-ils de s’interroger.
Car pour eux, une réponse s’impose : face au défi du changement climatique, à la destruction de la biodiversité, les mesures nécessaires exigent des politiques publiques débattues collectivement, une permanence et une prévisibilité dans les choix, une planification pour orienter les investissements. Bref, tout ce que détestent les économistes classiques. Même s’ils ont les plus grandes peines à trouver les arguments pour justifier l’efficience des marchés, démentie crise après crise, bulle après bulle, ils continuent de s’accrocher à cette croyance.
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