Édition du 12 novembre 2024

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Livres et revues

La Fabrique est orpheline

Nous avons appris le décès hier matin d’Eric Hazan, son fondateur en 1998 et celui qui depuis vingt-cinq ans a construit de ses mains larges et accueillantes son catalogue, livre après livre.

Né à Neuilly-sur-Seine en 1936 dans une famille juive, d’une lignée d’éditeurs et d’imprimeurs, Eric se tourna vers la médecine et une carrière de chirurgien à Paris durant laquelle il révolutionna la discipline en réalisant le premier pontage coronarien en Europe et en charpentant son versant pédiatrique. En 1983, il reprit les éditions d’art Hazan fondées par son père auxquelles il donna un second souffle. La fabrique fut la dernière aventure de sa vie professionnelle, sa maison, où il a accueilli tant d’ami•es et dont il a parfait les fondations pour résister aux tempêtes. Une maison qu’il a su au fil des ans imposer dans le paysage, sans rien céder de son indépendance ni de son audace, avant, délicatement, de laisser la main.

Israël-Palestine, l’égalité ou rien (Edward Said), L’édition sans éditeurs (André Schiffrin), Aux bords du politique (Jacques Rancière), Pour en finir avec la prison (Alain Brossat), Pour le bonheur et pour la liberté (Robespierre) : ces titres parmi les premiers qu’il a publiés, il faut bien les lire car ils disent au fond l’essentiel de ses engagements, de son style, de son optimisme aussi qui le gardait d’accorder trop d’importance à l’ennemi.

Il souhaitait publier des livres qui soient des armes, des livres qui fassent bouger les lignes, et il fut toujours aux côtés des luttes : celles des filles voilées, du peuple palestinien, des camarades traqués par l’antiterrorisme ou matraquées par la police, de ses auteurs et autrices calomniées par la morale réactionnaire. S’il s’étendait rarement sur ses propres activités militantes qui le menèrent dans sa jeunesse en Algérie puis au Liban auprès du FLN et des luttes anticoloniales, s’il en avait trop vu pour afficher une préférence partisane, son camp était celui d’un communisme singulier, sans chef ni parti. Un communisme de l’amitié, intransigeant et généreux, qui rassemblait sous sa bannière mille compagnons, de Walter Benjamin à Robespierre et aux insurgés anonymes de juin 1848.

Toutes celles et ceux qui ont travaillé à ses côtés savent à quel point il soignait les livres, depuis l’ébauche jusqu’aux tables des librairies, où il était un flâneur assidu. Sa fermeté comme sa bienveillance, sa sagesse et son toupet ont fait de La fabrique ce qu’elle est, une inspiration pour une séditieuse génération d’éditeurs et d’éditrices qu’il a vue éclore avec joie. Lui qui savait tant de choses était si humble devant le savoir des autres.

Il faut dire enfin combien il a pris soin de transmettre. Que ce soit dans ses écrits où, au détour d’une rue parisienne, il partageait la mémoire des combats de la Révolution française ou de la Commune de 1871, celle d’une histoire juive révolutionnaire à jamais irrécupérable par un État génocidaire ; que ce soit dans ses échanges avec les apprentis éditeurs et éditrices auxquel•les il confiait les ficelles du métier et le chemin pour aboutir à un livre ; que ce soit avec nous qui l’avons accompagné et à qui il a tout enseigné, tout donné, même la maison d’édition.

Nous sommes orphelin•es mais son héritage nous protège en ces temps obscurcis où les monstres qu’il a toujours combattus se dressent sous les formes les plus obscènes.

« Si une petite maison d’édition comme La fabrique a un rôle, c’est celui de travailler au démontage de ces bobards. Tous nos livres, qu’ils traitent de la démocratie, de l’immigration, de la Palestine ou de l’insurrection qui vient, ont le même but : montrer où passe la véritable ligne de front. »

Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot

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