De notre envoyé spécial à Bruxelles. La rencontre entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan le 9 août à Saint-Pétersbourg a ressuscité un projet que beaucoup croyaient enterré : le gazoduc TurkStream, censé acheminer du gaz russe en Turquie, via la mer Noire. Il « sera mis en œuvre le plus vite possible », a affirmé le président turc, tandis que son homologue russe a parlé d’un début des travaux « très prochainement ».
TurkStream avait surgi sur les ruines de South Stream, un projet de gazoduc géant entre la Russie et l’UE, abandonné en 2014. Mais le chantier avait vite été gelé à son tour, après la disparition d’un avion de chasse russe, abattu par des militaires turcs fin 2015. À Saint-Pétersbourg, les deux chefs d’État n’ont évoqué que la construction d’un seul des quatre tubes imaginés à l’origine, ce qui permettrait à la Turquie d’importer 16 milliards de mètres cubes de gaz par an pour son marché intérieur.
« Poutine joue sur tous les tableaux pour vendre son gaz à l’Europe. Le gaz peut passer par diverses voies, et pourquoi pas par la Turquie », commente Céline Bayou, spécialiste des questions énergétiques, analyse-rédactrice à la Documentation française. Depuis le coup d’État manqué du 15 juillet à Ankara, des piliers entiers de la politique européenne vacillent. L’accord sur les migrants, conclu en début d’année, est mis à mal. Ce n’est pas le seul : une bonne partie de la politique énergétique de l’UE, qui misait sur la Turquie pour contourner la Russie et accéder à d’autres gisements de matières premières en Asie et au Moyen-Orient, pourrait être fragilisée.
Les déclarations de Poutine et Erdogan début août ont été accueillies avec fraîcheur à Bruxelles. « Dans des époques d’instabilité, si vous êtes raisonnable, vous ne vous engagez pas sur d’énormes projets d’infrastructure », a relativisé Simone Tagliapietra, du think tank Bruegel. Il se dit sceptique sur l’« avancée concrète » de ce chantier, par-delà les postures médiatiques. D’autres se montrent plus inquiets, persuadés que Moscou essaie de « remplacer » l’Ukraine par la Turquie, pour obtenir de nouveaux accès au marché européen.
Turkstream pipeline
Le gaz représente le quart environ du mix énergétique des 28 (c’est-à-dire de toutes les sources énergétiques ensuite utilisées dans l’UE pour produire de l’énergie). Et un peu plus du tiers de ce gaz européen est importé de Russie, même si les différences, d’un État à l’autre, sont colossales (avec certains pays, comme les États baltes, dépendants à 100 %, ou la Pologne à 80 %). Depuis la fin des années 2000, Bruxelles ne cesse de vouloir diversifier ses approvisionnements en gaz, à travers la constitution d’une « union de l’énergie ». La crise ukrainienne de 2014 a encore renforcé cette priorité.
La construction d’un gazoduc entre la Russie et la Turquie pourrait donc ouvrir un nouveau canal d’acheminement vers l’UE, là où South Stream n’y était pas parvenu. Cette hypothèse ressurgit alors que Moscou négocie déjà avec Berlin la construction d’un autre gazoduc en mer Baltique, Nord Stream 2, malgré la vive opposition de nombreuses capitales à l’Est, dont Varsovie. Si Nord Stream 2 aboutit, l’UE importerait alors, non plus 35 %, mais 60 % du gaz qu’elle consomme à la Russie, selon les prévisions de certains experts.
À l’été 2016, le projet semblait toutefois avoir duplomb dans l’aile. « Si Nord Stream 2 se fait au nord, aux conditions souhaitées par la Russie et l’Allemagne, cela donnera un sacré argument aux Russes, pour avancer au sud : pourquoi l’UE se montrerait-elle intransigeante avec Moscou sur la voie sud, alors qu’on y est arrivés ensemble sur la voie nord », poursuit toutefois Céline Bayou.
Depuis le départ, la commission de Bruxelles doute de la viabilité du TurkStream. En partie pour des raisons techniques, liées à la profondeur de la mer Noire. Mais surtout parce que ce chantier pourrait faire de l’ombre à la priorité absolue du Slovaque Maros Sefcovic, le commissaire européen à l’« union de l’énergie » : le Corridor gazier sud-européen (Southern Gas Corridor, SGC), assemblage de trois gazoducs sur plus de 3 500 kilomètres qui doit acheminer le gaz de la Caspienne jusqu’aux Pouilles italiennes, à horizon 2020. Principal intérêt de ce chantier controversé, chiffré à 40 milliards d’euros : il évite la Russie.
Les trois tronçons du Corridor gazier sud-européen (carte : Bank Watch)
« Le Corridor gazier sud-européen, c’est de la vraie diversification », s’enthousiasmait il y a peu Sefkovic, qui est aussi l’un des vice-présidents de la commission. « C’est une nouvelle source de gaz [le champ de Shah Deniz en mer Caspienne, ndlr], un nouveau fournisseur, une nouvelle route d’acheminement, et de nouvelles molécules de gaz ». Dans le détail, ce futur couloir gazier s’articule autour de trois segments, dont la pièce centrale traverse la Turquie par la terre, dans le sens de sa longueur. C’est le Trans-Anatolian Gas Pipeline, ou TANAP, qui pourrait être concurrencé par le TurkStream. Plus délicat, le durcissement du régime turc met à mal tout le projet.
« Nous suivons de près les développements en Turquie, s’est contenté de réagir Sefkovic début août. La Turquie est tout à fait consciente de son rôle clé dans la mise en place du Corridor gazier sud-européen. » Même profil bas pour l’autre commissaire chargé du dossier, l’Espagnol Miguel Arias Cañete (climat et énergie) : « La coopération énergétique entre l’UE et la Turquie n’est pas affectée par la tentative de coup d’État du mois dernier (…) Nous sommes persuadés que (la Turquie) va tenir ses engagements, parce que le Corridor gazier sud-européen est une opération bénéfique pour les deux parties », a-t-il déclaré, après un échange téléphonique avec son homologue turc.
Un soutien déguisé à des régimes autoritaires ?
Le futur TANAP est géré par un consortium dont les deux actionnaires majoritaires sont SOCAR, géant de l’énergie d’Azerbaïdjan, et la compagnie publique turque Botas (le britannique BP est aussi présent dans le montage). Or une bonne partie du montage financier du Corridor gazier sud-européen dépend de méga-prêts d’institutions comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (la BERD, à Londres), ou encore la Banque européenne d’investissement (la BEI, à Luxembourg, l’une des institutions de l’UE).
Le futur TANAP est géré par un consortium dont les deux actionnaires majoritaires sont SOCAR, géant de l’énergie d’Azerbaïdjan, et la compagnie publique turque Botas (le britannique BP est aussi présent dans le montage). Or une bonne partie du montage financier du Corridor gazier sud-européen dépend de méga-prêts d’institutions comme la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (la BERD, à Londres), ou encore la Banque européenne d’investissement (la BEI, à Luxembourg, l’une des institutions de l’UE).
Dans un rapport publié en janvier 2015, des ONG comme Bank Watch, Re:Common ou Counter Balance, qui surveillent le travail de la BEI, exhortaient la banque à ne pas débloquer ces prêts, qui reviendraient, d’après eux, à consolider indirectement un régime autoritaire comme celui de l’Azerbaïdjan. Depuis l’été 2016, et la situation toujours plus préoccupante en Turquie, la question reste ouverte : au nom de la diversification énergétique, la BEI peut-elle débloquer l’un des prêts les plus importants de son histoire, à une entreprise proche de l’État turc, en pleine offensive d’Erdogan contre les libertés publiques ?
Le conseil d’administration de la BEI est censé prendre sa décision sur ce futur prêt à l’automne. Jointe par Mediapart, l’institution se contente de dire qu’elle « suit de près les derniers développements en Turquie ». Mais la banque disposera sans doute de peu de marge de manœuvre, tant que la commission de Bruxelles, et d’autres capitales, dont Rome et Athènes, continueront de faire de ce projet une priorité géopolitique dans leur relation à Moscou.
Si le TANAP est stratégique, la portion européenne du projet (870 kilomètres, de la Grèce à l’Italie, via l’Albanie), elle, est déjà lancée. Les travaux du TAP (pour Trans-Adriatico Pipeline) ont été lancés en grande pompe en mai à Thessalonique, dans le nord de la Grèce, en présence de Sefkovic, mais aussi d’Alexis Tsipras. Le premier ministre grec s’était, depuis son arrivée au pouvoir en 2015, montré plus sensible aux sirènes de Moscou, avec l’annonce d’un « deal » avec Gazprom l’an dernier. Ces travaux provoquent déjà des vagues de contestations de mouvements citoyens dans le sud de l’Italie, inquiets des conséquences sur le littoral. La construction et la gestion de ces tubes peuvent provoquer, selon les ONG, des dégâts environnementaux majeurs.
Un spot de promotion officiel du TAP pour l’Italie
Mais le TAP pourrait aussi – même si ce n’est pas du tout l’objectif officiel – servir de débouché au gaz russe, acheminé via le TurkStream… Les récentes déclarations du premier ministre bulgare, laissant entendre que Sofia travaillait avec Moscou à la renaissance d’une partie du South Stream, prouvent que les options restent très ouvertes. Le jeu de pressions, postures et chantages est en cours, et l’inquiétant virage turc nourrit toutes les spéculations. « Si le TAP finissait par accueillir du gaz russe, cela permettrait peut-être à tous ces acteurs en compétition de trouver un point d’équilibre », juge, de son côté, Céline Bayou.
À ce stade, une seule certitude : tout ne pourra être construit. « Si tous ces projets se concrétisent, l’Europe sera en surcapacité. Tout cela est d’abord politique », résume Céline Bayou, qui est également corédactrice en chef du site Regard sur l’Est. Dans une étude publiée en début d’année, des experts du centre Bruegel résument l’absurdité de la situation. D’après leurs calculs, même avec l’hypothèse d’une progression de la consommation de gaz en Europe, les infrastructures actuelles pourraient suffire !
Les gazoducs déjà en place, pour acheminer du gaz depuis la Russie, la Norvège, la Libye et l’Algérie, n’étaient utilisés en 2015 qu’à 58 % de leurs capacités. À comparer avec des réserves de gaz à travers l’Europe qui, elles, sont remplies à 82 %. Surtout, la construction de ces nouvelles infrastructures est totalement contradictoire avec les engagements pris, notamment par l’UE à la Cop 21 de Paris, de « décarboniser » les économies européennes.
Dans un rapport publié en janvier 2015, des ONG comme Bank Watch, Re:Common ou Counter Balance, qui surveillent le travail de la BEI, exhortaient la banque à ne pas débloquer ces prêts, qui reviendraient, d’après eux, à consolider indirectement un régime autoritaire comme celui de l’Azerbaïdjan. Depuis l’été 2016, et la situation toujours plus préoccupante en Turquie, la question reste ouverte : au nom de la diversification énergétique, la BEI peut-elle débloquer l’un des prêts les plus importants de son histoire, à une entreprise proche de l’État turc, en pleine offensive d’Erdogan contre les libertés publiques ?
Le conseil d’administration de la BEI est censé prendre sa décision sur ce futur prêt à l’automne. Jointe par Mediapart, l’institution se contente de dire qu’elle « suit de près les derniers développements en Turquie ». Mais la banque disposera sans doute de peu de marge de manœuvre, tant que la commission de Bruxelles, et d’autres capitales, dont Rome et Athènes, continueront de faire de ce projet une priorité géopolitique dans leur relation à Moscou.
Si le TANAP est stratégique, la portion européenne du projet (870 kilomètres, de la Grèce à l’Italie, via l’Albanie), elle, est déjà lancée. Les travaux du TAP (pour Trans-Adriatico Pipeline) ont été lancés en grande pompe en mai à Thessalonique, dans le nord de la Grèce, en présence de Sefkovic, mais aussi d’Alexis Tsipras. Le premier ministre grec s’était, depuis son arrivée au pouvoir en 2015, montré plus sensible aux sirènes de Moscou, avec l’annonce d’un « deal » avec Gazprom l’an dernier. Ces travaux provoquent déjà des vagues de contestations de mouvements citoyens dans le sud de l’Italie, inquiets des conséquences sur le littoral. La construction et la gestion de ces tubes peuvent provoquer, selon les ONG, des dégâts environnementaux majeurs.
Un spot de promotion officiel du TAP pour l’Italie
Mais le TAP pourrait aussi – même si ce n’est pas du tout l’objectif officiel – servir de débouché au gaz russe, acheminé via le TurkStream… Les récentes déclarations du premier ministre bulgare, laissant entendre que Sofia travaillait avec Moscou à la renaissance d’une partie du South Stream, prouvent que les options restent très ouvertes. Le jeu de pressions, postures et chantages est en cours, et l’inquiétant virage turc nourrit toutes les spéculations. « Si le TAP finissait par accueillir du gaz russe, cela permettrait peut-être à tous ces acteurs en compétition de trouver un point d’équilibre », juge, de son côté, Céline Bayou.
À ce stade, une seule certitude : tout ne pourra être construit. « Si tous ces projets se concrétisent, l’Europe sera en surcapacité. Tout cela est d’abord politique », résume Céline Bayou, qui est également corédactrice en chef du site Regard sur l’Est. Dans uneétude publiée en début d’année, des experts du centre Bruegel résument l’absurdité de la situation. D’après leurs calculs, même avec l’hypothèse d’une progression de la consommation de gaz en Europe, les infrastructures actuelles pourraient suffire !
Les gazoducs déjà en place, pour acheminer du gaz depuis la Russie, la Norvège, la Libye et l’Algérie, n’étaient utilisés en 2015 qu’à 58 % de leurs capacités. À comparer avec des réserves de gaz à travers l’Europe qui, elles, sont remplies à 82 %. Surtout, la construction de ces nouvelles infrastructures est totalement contradictoire avec les engagements pris, notamment par l’UE à la Cop 21 de Paris, de « décarboniser » les économies européennes.