Édition du 11 mars 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Livres et revues

Extrait du chapitre 6, du livre Hold up à Bruxelles de Josée Bové

La bataille du gaz de schiste, ou comment garder le pouvoir sur son cadre de vie

Nous sommes le 24 avril 2010. Je suis tranquillement en train de lire le Midi libre, chez moi, quand soudain quelques lignes en page locale attirent mon attention : « Un pétrolier texan va explorer la roche nantaise. » Nant est un village situé à neuf kilomètres de chez moi, en bas du plateau du Larzac. L’information trotte dans ma tête et je téléphone aux copains sur le plateau et à Nant : personne n’est au courant de rien, personne n’a rien vu, aucun panneau n’a été affiché à la mairie. L’affaire en reste là, mais elle a allumé une petite veilleuse dans ma tête.

Au mois de juin, le journaliste Fabrice Nicolino passe me voir à la maison, en voisin. Lui aussi a vu l’annonce et il a commencé à se renseigner sur ce qui se passe aux États-Unis avec le gaz de schiste. Nous nous mettons tous les deux à éplucher les publications scientifiques sur le sujet, les articles parus aux États-Unis. À l’époque, personne n’en parle en France et en Europe (à l’exception d’Hervé Kempf qui a publié un article dans Le Monde).

Nous découvrons avec stupeur et colère l’ampleur du problème et des dégâts causés à l’environnement. Le gaz de schiste est du gaz naturel qui, au lieu d’être pompé dans des poches ou des roches poreuses, est extrait de la roche mère, c’est-à-dire des couches rocheuses compactes profondes (à 3 000 mètres), que l’on fracture avec un mélange sous très haute pression d’un fluide (eau + produits chimiques) contenant de la silice ou des microbilles de céramique. La pression de l’eau fracture la roche et la silice maintient ouvertes les fissures par lesquelles le méthane va sortir. À partir d’un puits vertical, la fracturation se fait par forages horizontaux dans la couche rocheuse. Certains produits utilisés sont toxiques (cancérigènes, mutagènes, tératogènes, reprotoxiques, radioactifs) ; les volumes d’eau utilisés, gigantesques (7 à 28 millions de litres d’eau par fracturation, plusieurs fracturations par puits) ; les fuites d’eau polluées, importantes ; les fuites de méthane dans l’atmosphère aussi. Les informations venant de Pennsylvanie et du Colorado sont inquiétantes quant aux dégâts environnementaux : pollution de nappes phréatiques et de l’air, paysages ravagés par des centaines de milliers de puits (on fore de manière rapprochée, car chaque fracturation a un rayon d’action limité) et par la rotation de centaines de camions (pour apporter les produits chimiques, pour transporter le gaz) qui exige des routes dans tous les sens, de puits à puits. On pourrait aussi parler des tremblements de terre (autour de 2 sur l’échelle de Richter) ou des fortes émissions de gaz à effet de serre que provoquent ces forages. L’appétit des compagnies pétrolières pour cette nouvelle ressource semble sans limite. Il y a déjà plus de 700 000 puits creusés aux États-Unis. Cela ressemble à une nouvelle ruée vers l’or.

Je me dis que cette demande de permis déposée à Nant cache peut-être une offensive plus vaste et qu’il faut sérieusement s’intéresser à ce qui se passe, sinon notre joli coin de campagne va bien vite être irrémédiablement souillé par l’industrie pétrolière.

L’avantage de vivre sur le Larzac, c’est que, dès qu’il est question d’intérêt commun, les réseaux tissés au fil des luttes, depuis les années 1970, se mobilisent facilement. En septembre, nous organisons une petite réunion à la maison avec quelques personnes proches et concernées. Évidemment, nous sommes tous d’accord pour dire qu’on ne peut pas rester dans le flou de cette situation : habitants de la région, nous avons le droit de savoir ce qui se passe sur notre territoire.

On n’est jamais si fort que chez soi

Sur le Larzac, à quelques-uns, nous préparons une réunion publique pour informer les Aveyronnais et débattre de ce qui risque de se passer dans la région. Elle est fixée au 20 décembre 2010. La réunion se passe dans la salle polyvalente de Saint-Jean-du-Bruel, un village à sept kilomètres de Nant, toujours dans cette magnifique vallée de la Dourbie. Plus de 300 personnes sont présentes ! Maires et élus des communes limitrophes, paysans, artisans, enseignants, simples citoyens ruraux, pêcheurs et chasseurs, spéléologues, associations de protection de l’environnement… l’information a couru la campagne et inquiète. Tous découvrent l’existence du permis, écoutent la journaliste Marine Jobert exposer ce qu’est la fracturation hydraulique et quels sont ses impacts sur l’environnement et la santé. Les gens tombent des nues. Les maires les premiers. Aucune autorité administrative ne les a prévenus. C’est une spécificité de la loi française : dès l’instant que le sous-sol recèle des richesses minières, il n’appartient plus à son propriétaire mais à l’État. Ce dernier a le droit de décider d’en faire ce qu’il veut sans rendre de comptes à personne. Cela découle du « code minier » écrit sous Napoléon et peu remanié depuis. C’est donc une loi de la République, mais néanmoins antidémocratique car elle ne tient pas compte des réglementations récentes en matière d’environnement et de consultation du public.

Dissimuler une information de cette importance est une insulte aux habitants et aux élus de la région, qui découvrent que du jour au lendemain l’État peut autoriser n’importe quelle entreprise minière à envahir leurs champs, à creuser partout, à faire des routes dans tous les sens, à injecter des millions de litres d’eau et de produits chimiques dans le sol, à anéantir leur cadre de vie, sans jamais à aucun moment les consulter. Cela donne l’impression à chacun de soudain n’être plus maître de sa vie chez soi, sur son bout de terre. Parmi les personnes présentes, nombreuses sont celles qui n’ont jamais participé à une lutte. Je ressens leur indignation. Elles sont là parce que c’est littéralement sous leurs pieds que l’affaire risque de se passer. C’est l’eau potable quotidienne, celles des sources du village, qui est menacée de pollution irrémédiable. Ces personnes qui d’habitude se sentent impuissantes devant le rouleau compresseur de la finance, du chômage, de la crise, car elles ne savent pas par où empoigner l’adversaire, perçoivent avec les gaz de schiste une menace à domicile. Or, sur leur terrain, elles ont encore le pouvoir d’agir. Contrairement à un PDG lointain et intouchable, la menace des forages est concrète : elle se joue à proximité, donc elle peut se combattre. Avec un peu de détermination et sans violence, il est possible de barrer la route aux camions, d’empêcher l’installation des forages, bref de mobiliser et d’engager la confrontation.

Rapidement, dans les discussions, le lien se fait entre cette offensive pour pressurer la Terre jusqu’à la dernière bulle de gaz, la dernière goutte de pétrole, et le discours officiel sur la transition énergétique. Quelle incohérence ! Je m’interroge sur la duplicité de Jean-Louis Borloo, chef d’orchestre du Grenelle de l’environnement et signataire de trois permis. Est-ce un geste cynique ? Ou bien a-t-il signé sans savoir ce que c’était, confiant dans l’administration publique instruisant les permis ? Mais qui instruit les permis miniers ? Mon expérience de l’administration européenne m’inclinerait à regarder dans l’organigramme du ministère de l’Énergie et du Bureau des recherches géologiques et minières (BRGM) – le service public géologique – la possible infiltration de géologues, de géophysiciens, d’ingénieurs des mines dévoués aux majors des hydrocarbures. Fabrice Nicolino est quant à lui convaincu de la mainmise du corps des Mines à tous les niveaux d’instruction des permis. C’est là l’emprise du système technicien sur les élus et la démocratie. À Saint-Jean-du-Bruel, les discussions se prolongent jusqu’à une heure tardive.

S’il y a demande de permis d’explorer le sous-sol, il nous faut en retrouver la trace. Début janvier 2011, avec ma collègue députée européenne Michèle Rivasi, concernée par un permis similaire dans la région de Montélimar (Drôme) et en Ardèche, et Hélène Bras, mon avocate, nous enclenchons les démarches juridiques pour obtenir copie des permis complets (afin de savoir de quoi on parle exactement).

Trois permis ont été délivrés le 1er mars 2010 par le ministre de l’Écologie, Jean-Louis Borlooc. Ce sont des « permis exclusifs de recherches de mines d’hydrocarbures », accordés pour une durée de cinq ans. Celui de Nant est accordé à la société texane Schuepbach Energy pour prospecter les départements de la Lozère, du Gard, de l’Hérault et de l’Aveyron. Celui de Villeneuve-de-Berg touche l’Ardèche et revient aussi à Schuepbach Energy (associée à GDF-Suez). Le permis de Montélimar donne à Total (associé à l’américain Chesapeake Energy) la prospection dans la Drôme, le Gard, l’Hérault, le Vaucluse. Les trois zones de permis sont jointives et couvrent 9 672 km2 ! Elles englobent le Parc naturel régional des Grands Causses, le Parc national des Cévennes et vont jusqu’aux portes de Montpellier. Nous sommes là face au délire de pétroliers s’appropriant l’espace géographique sans égard pour ce qu’il est et ce qui y vit à la surface.

Le 11 janvier, nous mettons en ligne une pétition « Gaz de schiste non merci » qui va recueillir plus de 120 000 signatures en quelques semaines. Le 22 janvier, le supplément hebdomadaire du Monde fait sa couverture sur le gaz de schiste avec un portrait de moi en noir et blanc, comme déjà marqué par la pollution à venir. L’article, bien documenté, donne une dimension nationale à la prise de conscience du danger et à notre mobilisation.

Le 4 février, un groupe de spéléologues, de géographes et d’hydrologues nous emmène avec Éva Joly, et les journalistes qui l’accompagnent pour l’occasion, dans la grotte de Labeil, au Caylar. Cette « caverne du Larzac » où coule une rivière dont on ignore l’origine est le lieu idéal pour expliquer la porosité des sous-sols larzaciens, les risques de pollution des eaux souterraines et l’importance du massif du Larzac, véritable réservoir d’eau de la région.Ce même jour, une réunion du « collectif de Nant » se tient dans la salle du conseil municipal de Millau. Là encore, les centaines de personnes accourues de partout ne peuvent pas toutes entrer. Le maire, Guy Durand, met des haut-parleurs à l’extérieur pour que tout le monde puisse entendre les prises de parole.

La semaine suivante, le 12 février, Stéphane Hessel rend visite aux paysans du Larzac pour discuter avec eux de la mise en pratique de son appel à l’indignation. Les gaz de schiste sont sur les lèvres des 200 personnes présentes. L’affaire s’enracine dans les esprits et chacun est prêt à mener une lutte longue. Ici, ce n’est pas un problème, nous avons l’habitude.

La semaine suivante, à Nant, lors d’une nouvelle réunion du collectif, les discussions abordent la structuration du mouvement et la nécessité de mettre en place des collectifs locaux sur l’ensemble du territoire menacé par le permis. Tout le monde est d’accord pour se mettre en relation avec Villeneuve-de-Berg et Montélimar, et pour appeler à la constitution d’une coordination nationale.

Cette dernière se concrétise le 26 février à Saint-Marcel-lès-Valence (Drôme), où nous nous retrouvons le matin avec des gens venus de partout, y compris du Lot (car on parle d’une éventualité de permis à Cahors) et de l’Île-de-France (elle aussi sous la menace d’exploration, car pour les géologues son sous-sol devrait contenir beaucoup de gaz ou d’huile de schiste). Tout le monde est sur la même longueur d’ondes : on a affaire à la même technique, à la même opacité, à une politique du fait accompli. Par conséquent, il faut agir vite, avant les premiers forages. Par une heureuse coïncidence d’agendas militants, l’après-midi nous pouvons rejoindre le premier rassemblement à Villeneuve-de-Berg, en Ardèche : 10 000 personnes y sont présentes, qui reprennent en chœur : « Non au gaz de schiste, ni ici, ni ailleurs, ni aujourd’hui, ni demain ! »

À l’assaut de l’Assemblée

Face à la fronde qui s’organise, l’Assemblée nationale confie le 1er mars à deux députés – François-Michel Gonnot (UMP) et Philippe Martin (PS) – une « mission d’information sur les gaz et huiles de schiste ».

Le 6 avril, je suis reçu par Nathalie Kosciusko-Morizete qui a succédé à Jean-Louis Borloo au ministère de l’Écologie. Elle est attentive au dossier « gaz de schiste » et convient qu’il faut réformer le code minier. Reste à savoir dans quel sens et dans quel délai. Avec mon avocate, Hélène Bras, nous lui demandons s’il y a eu appel d’offres pour l’attribution des permis. Il semblerait que non. Au début de la mobilisation, le 4 février 2011, la ministre a demandé à Matignon de se prononcer sur le dossier. Par ailleurs, elle a commandé – d’une part au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) qui est sous son autorité, d’autre part au Conseil général de l’industrie, de l’énergie et des technologies (CGIET) sous l’autorité du ministre de l’Industrie, Éric Besson – un rapport pour évaluer les enjeux économiques, sociaux et environnementaux des huiles et gaz de schiste.

Ce même 6 avril, le documentaire Gasland réalisé par l’Américain Josh Fox sort officiellement en France. Il montre l’enfer vécu par les habitants des zones de fracturation hydraulique aux États-Unis et les dégâts apocalyptiques que cela cause.

Les élus nationaux ne soupçonnaient pas une telle réaction de la société civile, ni une telle rapidité de mobilisation. Des collectifs locaux coordonnés au niveau national ont su imposer leur rythme et leur agenda. S’appuyant sur des analyses juridiques, ils ont, dès le printemps, demandé l’abrogation des permis d’exploration des gaz de schiste tout en affirmant la nécessité d’une véritable transition énergétique. À l’approche des élections sénatoriales, le pouvoir politique ne pouvait pas rester sans réagir.

Le 13 avril, à l’Assemblée nationale, le Premier ministre, François Fillon, annonce qu’il faut remettre à plat les autorisations. Christian Jacob, député UMP, propose une loi allant dans le même sens, en urgence, à examiner le 10 mai. Il est suivi par un projet déposé par les socialistes, et un autre par… Jean-Louis Borloo. Incroyable !

Du 15 au 17 avril, des rassemblements ont lieu un peu partout à l’appel des collectifs sur les lieux où il y a des permis ou des demandes de permis. Le dimanche 17 avril, je suis à Nant, où le collectif a décidé d’un pique-nique puis d’un cortège au fil de l’eau sur les berges de la Dourbie. À partir de midi, sur la place de ce village de 924 habitants, il y a entre 8 000 et 10 000 personnes venues de la Lozère, du Gard, de l’Hérault, de la Haute-Garonne et bien sûr de l’Aveyron. La diversité des personnes me fait songer aux débuts de la lutte du Larzac, avec le mélange de timidité et d’audace qui caractérise les premiers pas dans l’engagement social. En plus du grand nombre d’individus mobilisés, toutes les sensibilités politiques sont représentées, de l’UMP au PS en passant par Europe Écologie, le Front de gauche, le NPA. Tous avec leur drapeau en sourdine au profit de la musique collective. À la tribune, le maître de cérémonie est le journaliste Jean-Jacques Bourdin, venu en voisin des Cévennes.

Au micro se succèdent les collectifs des cinq départements, des maires, le président du Conseil général de l’Aveyron Jean-Claude Luche (divers droite), son homologue de l’Hérault André Vésinhet (PS), tous unis. Les clivages politiciens se retrouvent ainsi transcendés par la menace qui pèse sur le territoire commun à tous.

Le 21 avril, le rapport demandé par Nathalie Kosciusko-Morizet tente de freiner une décision ferme et laisse deviner la main du lobby gazier. Les auteurs du rapport estiment qu’« il serait dommageable, pour l’économie et pour l’emploi, que notre pays aille jusqu’à s’interdire […] de disposer d’une évaluation approfondie de la richesse potentielle » de ces gisements. Pour en savoir plus, poursuivent-ils, « il est indispensable de réaliser des travaux de recherche et des tests d’exploration », bien sûr strictement encadrés, par exemple avec leurs copains ingénieurs du pétrole. La ministre, prudente, réagit en déclarant qu’« il y a besoin de beaucoup de travaux complémentaires avant de conclure dans un sens ou dans l’autre ». Je discerne alors un des arguments du lobby qui va tourner au bourrage de crâne les semaines et mois suivants : il faudrait distinguer exploration d’exploitation. À partir de ce jour, nous avons droit aux déclarations d’« experts », aux articles manipulateurs et aux affirmations péremptoires que l’on a déjà entendues sur les OGM : la France serait un pays d’idiots indécrottables qui tourne le dos au progrès et qui va perdre sa compétitivité. Sans parler des mensonges sur la création d’emplois et la baisse du prix du gaz. Quand bien même on trouverait un mode propre d’exploitation des gaz de schiste, cela ne changerait rien à leur état de ressource ultime et rapidement épuisable. Pire, faire miroiter ces ressources comme un Eldorado retarde d’autant les décisions à prendre pour développer les énergies renouvelables.

Les débats dans les collectifs sont lumineux sur cette question : l’énergie va redevenir un objet de réappropriation de leur vie par les citoyens. Le renouvelable, pensé en termes de ressources du territoire où l’on vit, débranche le citoyen des conditions d’approvisionnement imposées par une entreprise sur laquelle il n’a aucun contrôle. Une dimension qui fait frémir les Total, BP, Shell, Suez-GDF, EDF et autres. Et puis, il serait temps de comprendre que ce n’est pas parce que l’on trouve quelque chose qu’il faut systématiquement le transformer en marchandise. Le rapport fourni à la ministre est le signe qu’en face de nous le lobby se réveille. Il faut maintenir la pression. Nous manifesterons à Paris devant l’Assemblée nationale le jour de l’examen de la loi, le 10 mai.

En attendant, les territoires des trois permis sont sous la surveillance des habitants. La campagne est un espace où tout se sait, toujours. Quand en plus on applique les méthodes de surveillance et d’alerte téléphonique par cascade éprouvées par dix ans de lutte au Larzac, aujourd’hui facilitées par les téléphones mobiles… pas un camion ne peut s’arrêter au bord d’un champ sans déclencher l’alarme générale. Cela donne lieu à quelques quiproquos par excès de zèle des néophytes confondant camion d’entretien d’EDF et camion vibreurg de prospection des Texans. On en rit encore. Les photos de ce type de camions ont été fournies à tous les collectifs antigaz de schiste et se sont répandues sur les réseaux sociaux. Pas un camion ne peut circuler – même en ville, pour d’autres chantiers plus anodins – sans être identifié. Sa couleur, son immatriculation, la direction dans laquelle il roule sont relevées et aussitôt communiquées aux réseaux. Prudents, les prospecteurs de Schuepbach Energy comme de Total se tiennent à carreau.

Le 10 mai 2011, à Paris, nous nous retrouvons des quatre coins de la France sur la place de l’Assemblée nationale, où des élus nationaux et européens d’Europe Écologie, du PS, du Front de gauche et d’autres partis se mêlent aux militants locaux directement concernés. Après la manifestation, je suis accosté au café par un homme qui veut m’entretenir de l’intérêt des gaz de schiste. Il se présente : Julien Balkanyh, homme d’affaires français installé à New York à la tête d’un fonds d’investissement plus particulièrement tourné vers les hydrocarbures : Nanes Balkany Partners. Il a aussi des intérêts dans deux autres sociétés américaines : Vaalco Energy et Toreador Resources Corporation dont il est vice-président. Cette dernière société détient des intérêts dans des concessions de production et des permis d’exploration en Île-de-France. Julien Balkany m’explique que Toreador Énergie France compte, pour le plus grand bien de notre pays, forer le gaz de schiste dans le bassin parisien : au moins six puits pour commencer, en association avec Hess Oil, un major de la pétrochimie américaine. En fait, je comprendrai en août, quand il aura lieu, qu’il est déjà en train de préparer le rapprochement de Toreador avec Zaza Energy, une compagnie pétrolière et gazière de Houston (Texas)… et notre mouvement fait baisser ses actions. À part Total à Montélimar, les permis sont portés par de relativement petites sociétés, qui peuvent disparaître sans rien payer au moindre dégât. Un peu comme la sous-traitance dans le BTP. C’est Toreador (capital de 1,5 million d’euros) qui protège Hess Oil (37,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires) et peut-être Total (200 milliards d’euros de chiffre d’affaires).

Au Palais-Bourbon, le texte de loi « visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique » est adopté en première lecture par 287 voix contre 186. Mais le texte laisse la porte ouverte à des explorations, car il prévoit que le gouvernement remette chaque année un rapport au Parlement sur l’évolution des techniques d’exploration et d’exploitation et la connaissance du sous-sol français, européen et international en matière d’hydrocarbures liquides ou gazeux. Il va même jusqu’à permettre des « expérimentations réalisées à seules fins de recherche scientifique sous contrôle public ». Malgré cette ambiguïté de taille, je ne dissimule pas le plaisir d’avoir participé à cette étape.

Après avoir été adoptée par le Sénat le 30 juin, la loi est promulguée le 13 juillet 2011 et publiée le lendemain au Journal officiel. Elle n’abroge pas automatiquement les permis déjà délivrés, mais impose à chaque titulaire d’un permis de rendre un rapport sur les techniques qu’il utilise dans un délai de deux mois. Si la fracturation hydraulique est mentionnée, le permis sera abrogé. Nous avons gagné. En décembre 2010, les gaziers rêvaient au pactole qu’ils allaient pomper sous nos pieds. Six mois et demi plus tard, la loi protège les citoyens de la fracturation hydraulique. C’est la première fois qu’un mouvement gagne aussi vite une bataille contre un lobby aussi puissant que celui des hydrocarbures, avec une loi à la clef. L’écologie vient réellement de devenir un mouvement populaire. C’est une belle victoire pour nous, mais la bataille continue, cette fois au Parlement européen.

Malgré ce coup d’arrêt juridique, l’opacité règne toujours sur l’attribution et l’instruction des permis. Plusieurs permis de gaz de schiste sont encore à l’instruction à l’époque et de nombreux territoires restent mobilisés. La bataille sur le gaz de schiste a mis en lumière les titres miniers de toutes sortes et exige plus de transparence. Il reste encore aujourd’hui des dizaines de titres miniers au profil flou.

La Pologne, une présidence de l’UE progaz de schiste

Au niveau européen, nous organisons le 14 avril 2011, en toute transparence et en accès libre, une conférence sur les gaz de schiste qui nous permet d’exposer les résultats des recherches menées par des chercheurs américains de l’université de Cornell (État de New York). Ils expliquent, analyses et preuves à l’appui, la gravité des émissions de méthane dans l’atmosphère provoquées par la fracturation hydraulique, leur impact à la fois sanitaire et sur le réchauffement climatique, car le méthane est un gaz vingt-cinq fois plus résilient que le gaz carbonique pour l’effet de serre.

À partir du 1er juillet 2011, la Pologne doit assurer la présidence tournante de l’Union européenne pour six mois. Comme il est d’usage, peu de temps avant cette prise de fonction, chaque groupe politique du Parlement européen se rend en délégation pour rencontrer les autorités du pays qui préside l’UE. En général, la délégation demande à rencontrer, outre le chef de gouvernement, des interlocuteurs pouvant répondre soit à des points précis que le pays a mis en avant dans son programme de six mois de présidence, soit à d’autres thèmes intéressant la délégation. La Pologne a annoncé le ton de sa présidence quand le sous-secrétaire d’État au ministère polonais des Affaires étrangères, Maciej Szpunar, a déclaré le 6 mai 2011 : « Les gaz de schiste seront une des priorités de la présidence polonaise de l’Union européenne. » En conséquence, Rebecca Harms, notre coprésidente des députés Verts européens, propose d’aller en Pologne débattre de l’énergie, notamment de l’exploitation des gaz de schiste et du projet d’acheter des centrales nucléaires à la France. Je m’inscris donc dans la délégation, pensant que ce que je viens de vivre comme citoyen doit pouvoir servir au travail d’élu. Nous serons six députés du groupe des Verts à aller en Pologne.

Le 15 juin 2011 au soir, à Varsovie, une dizaine de paysannes et de paysans de l’Est de la Pologne ont fait 300 kilomètres en autocar spécialement pour me rencontrer. C’est le documentariste britannique d’origine polonaise Lech Kowalski qui, tournant un film sur l’évolution de l’agriculture dans leur village, Grabowiec, a fait le lien. Là-bas, chez eux, la compagnie américaine Chevron est à la recherche de gaz de schiste. Elle a commencé à faire des tests sismiques avec des camions vibreurs. Les dégâts ne se sont pas fait attendre. Les murs de certaines des maisons se sont lézardés, l’eau des puits est devenue noire, impropre à la consommation. Les habitants n’osent plus la boire et ne se risquent même pas à la donner à leurs vaches. Ils sont désemparés. Toutes les tentatives qu’ils ont entreprises pour faire stopper l’exploration minière n’ont donné aucun résultat. Du maire de leur commune au président de la région, en passant par l’équivalent de nos conseillers généraux, toutes les réponses ont été du même tonneau : il faut savoir sacrifier ses intérêts personnels sur l’autel de l’indépendance énergétique de la Pologne. Les discussions sont vives, ils ont tellement envie de me convaincre de ce qu’ils vivent ! Lech Kowalski et nos interprètes ont parfois du mal à retranscrire leurs propos, mais au-delà des mots, quand les uns renchérissent sur les autres, rien qu’aux visages, au ton, nous nous comprenons. Comme à Nant, j’ai l’impression de revivre le moment où, il y a quarante ans, les paysans et les paysannes du Larzac avaient décidé, dos au mur et sûrs de leur bon droit, de se battre contre l’armée française.

Je sens cette détermination capable de les mobiliser le temps qu’il faudra pour gagner le droit de pouvoir vivre comme ils le souhaitent dans leur village. Sachant que je dois rencontrer le Premier ministre Donald Tusk le lendemain matin, ils me demandent si j’accepterais de lui remettre une lettre en main propre. Cette mission de facteur me convient parfaitement et les voilà tous partis autour d’une table pour coucher par écrit leurs doléances. L’interprète me les traduit. Le message est simple et direct : « Monsieur Tusk, nous vous invitons à venir à Grabowiec pour que vous puissiez vous rendre compte directement des dégâts causés dans notre village par les camions vibreurs de l’entreprise Chevron. »

Le lendemain il fait beau et chaud, nous nous rendons à pied et en bras de chemise à la réception officielle que nous réserve la chancellerie, une ancienne caserne de cadets militaires, avenue Ujazdów. Lorsque vient mon tour de parler, j’explique au Premier ministre polonais que la France vient d’interdire l’exploitation des gaz de schiste et la fracturation hydraulique, car le prix sanitaire et environnemental à payer pour extraire cette énergie fossile de la roche mère est trop important. Je souligne en particulier la pollution des nappes phréatiques et les dégagements importants de méthane, un des principaux gaz à effet de serre. Je termine mon intervention en lui tendant la lettre que les paysans de Grabowiec m’ont prié de lui remettre et je l’invite en leur nom à se rendre dans cette région, à quelques encablures de l’Ukraine, pour qu’il puisse se faire une idée personnelle sur ces questions et répondre aux inquiétudes de ses concitoyens. En tendant cette lettre au Premier ministre, je me sens pleinement dans mon rôle de député européen, citoyen chez lui et élu à Bruxelles. Donald Tusk prend l’enveloppe et la passe directement à l’un de ses conseillers. J’apprendrai quelques semaines plus tard que les villageois ont eu gain de cause, puisque les recherches ont été stoppées. Mais c’est une victoire en trompe l’œil, car quelques mois plus tard je serai informé que Chevron s’est contenté de déplacer ses camions de sept kilomètres pour les installer à Zurawlow. Cela ressemble à une provocation.

Cette petite visite en Pologne m’a également permis de renouer le contact avec Marek Kryda, créateur de la Fondation Indigena qui milite pour la défense de l’environnement et de l’agriculture familiale. Je connais Marek depuis des années, car il a bataillé ferme aux côtés des paysans polonais contre les OGM et contre les porcheries industrielles. Il est également inquiet par cette ruée sur les gaz de schiste et me demande si je pourrai revenir en Pologne au mois de septembre 2011, à Wroclaw, ville choisie pour accueillir le Conseil des ministres de l’Énergie de l’Union européenne. J’accepte avec plaisir.

C’est en Pologne que l’on a foré le premier puits de gaz de schiste en Europe, en novembre 2009. Pour comprendre la précipitation de la Pologne sur cette ressource énergétique, il faut revenir historiquement en arrière. La Seconde Guerre mondiale a laissé la Pologne exsangue – un quart de la population décimée, une économie anéantie, des frontières redessinées – puis le pays a été soumis à la brutalité du colonialisme soviétique jusqu’en 1989. Dans ces conditions, il est peu surprenant que la Pologne se soit dépêchée de rejoindre l’Otan en 1999 et de frapper à la porte de la Communauté européenne en 1994, pour y être admise dix ans plus tard, le 1er mai 2004. Mais la Pologne dépend presque exclusivement de la Russie pour son approvisionnement en gaz, ce qui lui pose un vrai problème d’indépendance. Le président Vladimir Poutine a déjà montré à plusieurs reprises à l’Ukraine qu’il était prêt à couper les approvisionnements en gaz pour faire plier un pays. Ainsi, le 1er janvier 2006, en plein cœur de l’hiver, la firme russe Gazprom avait fermé le robinet du jour au lendemain, car l’Ukraine refusait l’augmentation brutale de 360 % du prix du gaz russe. Les répercussions de ce blocus soudain – et la hausse du prix – avaient particulièrement affecté les pays de l’est de l’Union européenne, mais aussi l’Allemagne (qui importe 30 % de son gaz de la Russie) et la France (21 % du gaz consommé en France sont importés de Russie). Trois ans plus tard, le 1er janvier 2009, la Russie engageait un nouveau bras de fer avec l’Ukraine sur le prix à payer pour faire transiter le gaz par le territoire ukrainien. Les conséquences furent similaires et, face à la gravité de la situation, l’Union européenne avait dû dépêcher dans l’urgence le commissaire européen à l’énergie, Andris Piebalgs, à la conférence organisée le 17 janvier à Moscou par Vladimir Poutine.

Les réactions brutales des dirigeants russes ne relèvent pas du fantasme et soulignent l’urgence de définir une politique européenne de l’énergie. La seule idée que Poutine puisse du jour au lendemain mettre l’économie polonaise à genoux en fermant pendant des mois le robinet de Gazprom crée des inquiétudes parfaitement compréhensibles. L’indépendance énergétique est donc au cœur des débats polonais, les gaz de schiste ayant l’attrait de la solution permettant de couper définitivement le lien de dépendance avec le grand, puissant et maudit voisin.

Consciente de ces tensions et toujours aux aguets pour permettre à ses entreprises de réaliser de bonnes affaires, l’Administration américaine a sauté sur cette occasion pour fournir au gouvernement polonais, avant toute exploration, des estimations selon lesquelles le sous-sol du pays regorgerait de 300 milliards de m3 de gaz de schiste, l’équivalent de trois siècles de consommation. Le pays pourrait ainsi non seulement couvrir ses besoins, mais deviendrait exportateur en direction des autres États membres de l’Union européenne. La guerre froide de la seconde moitié du XX e siècle se prolonge avec cette confrontation sur l’approvisionnement en énergie. Profitant de la panique ambiante, les grandes sociétés pétrolières américaines se sont ruées à Varsovie pour obtenir des concessions dans des conditions douteuses, souvent via des sociétés écrans de droit polonais créées du jour au lendemain. Les médias polonais alimentent cet espoir d’indépendance nationale. Dans ces conditions, les scientifiques et a fortiori les rares activistes qui s’interrogent sur l’impact environnemental de l’exploitation des gaz de schiste sont immédiatement considérés comme des agents à la solde du Kremlin ou des taupes de Gazprom.


Notes du chapitre 6

a. Hervé KEMPF, « Le casse-tête gazier », Le Monde, 21 mars 2010. Depuis est paru le livre de Marine JOBERT et François VEILLERETTE, Le Vrai Scandale des gaz de schiste, Les liens qui libèrent, Paris, 2011.

b. Jean-Marie Juanaberria et Patrick Herman (paysans), Fabrice Nicolino et Marine Jobert (journalistes).

c. Ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement et de l’Aménagement durable du 18 juin 2007 au 13 novembre 2010, dans le gouvernement dirigé par François Fillon.

d. Stéphane HESSEL, Indignez-vous !, Indigène, Montpellier, 2010.

e. Nathalie Kosciusko-Morizet, ministre de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement du 14 novembre 2010 au 22 février 2012.

f. Dans son livre Le Mirage du gaz de schiste (éditions Max Milo, Paris, 2013), l’économiste Thomas Porcher explique clairement, en soixante pages, les mensonges répandus par les lobbies progaz de schiste.

g. Les camions vibreurs ou camions vibrateurs sont utilisés pour connaître la structure du sol par « sismique de réflexion ». Schématiquement, on envoie des ondes et la façon dont elles se reflètent sur les différentes couches du sol permet d’en tracer – en 2D et en 3D – la composition géologique jusqu’à dix kilomètres de profondeur. Ces camions sont utilisés avant les grands travaux de BTP et servent aussi pour la prospection minière.

h. Frère cadet de Patrick Balkany, député des Hauts-de-Seine et maire de Levallois-Perre

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