Mouammar Kadhafi disparaît après avoir promis de lutter jusqu’à la mort. N’est-ce pas ce qu’a fait Saddam Hussein ? Et bien sûr, lorsque Saddam a disparu et que les troupes états-uniennes ont souffert leurs toutes premières pertes face à l’insurrection irakienne en 2003, on nous a expliqué – par l’intermédiaire du proconsul états-unien Paul Bremer [« administrateur » de l’Irak jusqu’en 2005, placé sous les ordres du Secrétaire de la défense], des généraux, des diplomates et des « experts » décadents de la télévision – que les combattants de la résistance étaient des « fanatiques », des « irréductibles » qui ne réalisaient pas que la guerre était finie.
Et si Kadhafi et son pédant de fils restent en liberté – et si un terme n’est pas mis à la violence – combien de temps se passera-t-il avant qu’on ne nous présente une fois de plus des « irréductibles » qui n’arrivent simplement pas à comprendre que maintenant ce sont les gars de Benghazi qui sont au pouvoir et que la guerre est finie ? En fait, 15 minutes – littéralement – après que j’ai écrit ces mots (hier à 14 heures), un journaliste de Sky News avant repris ce terme de « irréductible » pour l’appliquer aux hommes de Kadhafi. Vous voyez ce que je veux dire ?
Inutile de dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles en ce qui concerne l’Occident. Personne n’est en train de dissoudre l’armée libyenne et personne n’est en train d’exclure des partisans de Kadhafi de jouer un rôle dans leur pays. Personne ne va faire les mêmes erreurs qu’on a faites en Irak. Et il n’y a pas de troupes au sol. Aucun zombie emmuré dans une Zone verte occidentale ne cherche à diriger l’avenir de la Libye. « C’est l’affaire des Libyens » est devenu le joyeux refrain répété par tous les factotums des Départements d’État/Bureaux des Affaires Étrangères/Quai d’Orsay. Cela n’a rien avoir avec nous !
Mais la Zone verte de Benghazi est bien sûr constituée par la présence massive de diplomates occidentaux, de magnats du pétrole, de mercenaires occidentaux grassement payés et de militaires britanniques et français louches – tous prétendant être des « conseillers » plutôt que des participants. Ils ne sont peut-être pas (encore) entourés de murs, mais de fait ce sont eux qui gouvernent la Libye par l’intermédiaire des quelques héros et voyous qui se sont constitués en maîtres politiques locaux.
Nous pouvons passer sous silence le fait que ces derniers ont tué leur propre officier commandant – pour une raison inconnue, personne ne mentionne plus le nom de Abdoul Fatah Younes, malgré le fait qu’il a été liquidé à Benghazi, il y a à peine un mois – mais ils ne peuvent survivre qu’en se cramponnant aux cordons ombilicaux de l’Occident.
Il est clair que cette guerre n’est pas la même que notre invasion pervertie de l’Irak. La capture de Saddam n’a fait qu’entraîner la résistance à multiplier les attaques contre des troupes occidentales – parce que ceux qui avaient refusé de participer à l’insurrection de peur que les États-uniens ne remettent Saddam à la tête de l’Irak n’étaient plus freinés pas ces réticences. Mais l’arrestation de Kadhafi et de Saïf accélérerait sans doute la fin de la résistance pro-Kadhafi contre les rebelles. Les véritables craintes de l’Occident en ce moment – et cela pourrait changer d’un moment à l’autre – ont trait à la possibilité que l’auteur du Livre vert ait pu se réfugier dans son ancien territoire de Syrte, où la loyauté tribale pourrait se révéler plus forte que la peur d’une force libyenne soutenue par l’OTAN.
Syrte où, tout au début de sa dictature après sa révolution de 1969, Kadhafi a transformé les champs pétroliers de la région en dividendes internationaux à la disposition des investisseurs étrangers, n’est pas Tikrit [ville près de laquelle était né Saddam Hussein]. C’est la ville où s’est tenue sa première grande conférence de l’Union africaine [en 1999], à 26 kilomètres à peine de son lieu de naissance, une ville et une région qui ont massivement bénéficié de son règne de 41 ans. Strabon, le géographe grec, a décrit comment les implantations dans le désert au sud de Syrte transformaient la Libye en une peau de léopard. Kadhafi aurait apprécié cette métaphore. Presque 2’000 ans plus tard, Syrte représentait en grande partie la charnière entre les deux colonies italiennes de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque.
C’est à Syrte que les « rebelles » ont été vaincus par les « loyalistes » dans la guerre de six mois de cette année. Bientôt nous devrons sans doute permuter ces étiquettes grotesques : ceux qui auront soutenu le Conseil National de Transition pro-occidental seront appelés des loyalistes et les rebelles pro-Kadhafi seront les « terroristes » qui pourraient attaquer cette nouvelle administration libyenne favorable à l’Occident. De toute manière, Syrte, dont les habitants négocient, soit-disant actuellement, avec les ennemis de Kadhafi, sera bientôt parmi les villes les plus intéressantes de la Libye.
Alors, quel est l’état d’esprit actuel de Kadhafi ? Nous supposons qu’il est désespéré, mais l’est-il réellement ? Par le passé nous avons choisi de lui coller beaucoup d’adjectifs : irascible, dément, dérangé, irrésistible, infatigable, obstiné, bizarre, semblable à un homme d’Etat (selon la description de Jack Straw – qui a été, entre autres, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères sous T. Blair), énigmatique, exotique, fou, idiosyncrasique et – plus récemment – tyrannique, meurtrier et sauvage. Mais dans sa conception faussée et astucieuse du monde libyen, Kadhafi pourrait ne pas se contenter de survivre et de vivre : il pourrait continuer un conflit civil-tribal qui consumerait les nouveaux amis libyens des Occidentaux dans le marécage d’une guerre de guérilla et saperait lentement la crédibilité du nouveau pouvoir « transitoire ».
Mais la nature imprévisible de la guerre libyenne signifie que les mots survivent rarement à leur écriture. Peut-être Kadhafi se cache-t-il dans un tunnel au sous-sol de l’Hôtel Rixos [où se trouvaient les journalistes étrangers] – ou alors il se détend dans une des villas de Robert Mugabe [au Zimbabwe]. J’en doute. Du moment que personne n’a mené une guerre telle que celle-ci. (Traduction A l’Encontre)
Cet article a été publié dans le quotidien The Independent le 25 août 2011, où Robert Fisk tient une chronique régulière.