L’effondrement qui vient
par
La civilisation occidentale a permis à quelques groupes humains de détenir des richesses matérielles aussi incroyables par leur ampleur qu’inutiles. C’est par le libre échange imposé aux peuples, le pillage des ressources naturelles, la marchandisation généralisée de tous les biens communs, la déification de la technique et du progrès que cette prédation a été possible. Aujourd’hui, la complexité des connexions et des interdépendances, la compétition exacerbée des humains entre eux créant des inégalités insupportables, l’accélération des destruc - tions de notre biotope fragilisent la maison commune des vivants. Bien que nous soyons incapables de dire comment demain sera, certains d’entre nous proposent des éléments pour nous aider à comprendre, imaginer ce qu’il pourrait être ou ne pas être.
Pablo Servigne, co-auteur du livre « Comment tout peut s’effondrer » et Renaud Duterme, auteur de « L’effondrement, de quoi est-il le nom ? » répondent aux questions des Autres voix de la planète.
Qu’entendez-vous par effondrement ?
Renaud Duterme : Dans le contexte actuel, on pourrait voir l’effondrement comme une conjonc - tion de problèmes difficiles (voire impossibles) à résoudre, le tout perturbant nos sociétés au point de remettre en cause jusqu’à notre façon de vivre. On le constate déjà avec le terrorisme, l’afflux de réfugiés, le réchauffement climatique, l’épuisement des res- sources, phénomènes qui ne peuvent être résolus par la façon dont fonctionnent nos sociétés. Or, ces pro - blèmes vont s’aggraver pour la plupart dans les an- nées et décennies à venir. Nous nous dirigeons donc vers d’importants bouleversements, pour le meilleur ou pour le pire.
Pablo Servigne : Selon les archéologues, l’effondrement est une réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/ sociale, sur une zone étendue et une durée importante. Mais ce n’est pas une définition utilisable pour décrire ce qui est en train de nous arriver. Ainsi, nous avons choisi la définition beaucoup plus pragmatique d’Yves Cochet à savoir : une situation dans laquelle « les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ».
Quels sont les éléments crédibilisant la thèse selon laquelle notre civilisation risque un effondrement ?
PS : Il faut avant tout préciser que ce dont nous parlons est de l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle, soit le monde moderne fonctionnant aux éner - gies fossiles. Nous avons rassemblé un faisceau d’indices et de preuves qui montrent que non seulement un effondrement est possible, mais il est aussi imminent. Il a même déjà commencé sous certains aspects. Il y a déjà la fin de l’ère des énergies fossiles (pétrole, gaz, etc.), la fin du système-dette, l’effondrement de cer - tains écosystèmes, le dérèglement climatique et l’inter - dépendance (et la fragilité) de notre économie globalisée. En interconnectant tous ces aspects, nous nous rendons compte que chaque « crise » peut aggraver les autres, et que ces liens sont le plus souvent invisibles, voire imprévisibles. Par ailleurs, si nous décidons de li- miter les dégâts sur la planète, alors nous sommes obli- gés de laisser les énergies fossiles dans les sous-sols, ce qui signifie provoquer un effondrement économique, voire politique et social. Si au contraire, nous décidons de continuer la trajectoire de notre civilisation, nous ferons basculer les écosystèmes, le climat et les autres piliers du système-Terre vers un effondrement, qui signera non seulement l’arrêt de mort de notre civilisation, mais probablement aussi de notre espèce, voire de la grande majorité des espèces vivantes. Nous découvrons alors qu’il n’y a pas d’échappatoire possible.
RD : Ce qu’il y a d’inédit dans la situation actuelle est que ces menaces surviennent de façon simultanée et, pire encore, qu’elles s’alimentent l’une et l’autre. D’autre part, nous constatons également que les contradictions de notre système économique commencent à se faire entendre, à savoir une absence de croissance, un endettement généralisé et surtout un chômage de masse structurel qui ne pourra être résolu sans des réflexions profondes en dehors du paradigme actuel.
L’effondrement tel que vous le considérez est-il uniforme selon les différentes régions du monde ?
PS : Non, bien entendu. Tout l’objet de notre étude est d’arriver à se défaire de l’idée d’un effondrement homogène, brutal et linéaire. Il sera très différent suivant les régions, les climats, les régimes et les choix politiques, les cultures, etc. Chaque société répondra différemment aux défis (euphémisme !) qui se présenteront. Mais ce qui est important de saisir c’est l’effet domino de toutes ces catastrophes, et les effets de contagion. Une crise climatique peut aisément muter en insurrection, qui peut dégénérer en conflit armé, puis envahir une région voisine, qui à son tour vivra une famine, ce qui provoquera des ruptures d’approvisionnement dans d’autres régions du monde, ce qui déclenchera une pandémie, etc. Globalement, ce processus lent, irrégulier et hétérogène (et imprévisible !) qui s’est enclenché est ce que nous appelons un effondrement. L’ironie de l’histoire est que ce concept est d’habitude utilisé par les historiens ou les archéologues. Il est étrange de l’utiliser au présent. Mais c’est toute la beauté et l’enjeu de la collapsologie...
RD : En fait, il faut considérer l’effondrement comme un processus plutôt que comme un évènement unique. N’oublions pas que ce qu’on nomme le déclin de l’em- pire romain d’occident a duré plusieurs siècles. Pour en revenir à la question, il est clair que dans de nombreuses régions, l’effondrement est déjà en train d’avoir lieu. Parler d’effondrement à des habitants de certains bi- donvilles ou à des réfugiés croupissants dans des camps aux quatre coins du monde paraîtrait pour le moins dé - placé. Je pense que ce qu’on entend par effondrement concerne avant tout les classes moyennes, quelle que soit la région du monde. C’est en effet cette catégorie de la population qui a le plus à perdre en termes de confort de vie (consommation, loisirs, logements...) car ce der - nier est totalement dépourvu de résilience et d’autonomie. En quelque sorte, les plus pauvres sont déjà dans un quotidien guidé par la débrouille et la précarité. Quant aux plus riches et aux classes moyennes supérieures, leur capital leur permettrait (mais jusqu’à quand ?) de retarder les effets négatifs de l’effondrement.
Justement, qu’en est-il des relations de classes au sein de cet effondrement ?
PS : Nous montrons dans notre livre que les inégalités sociales et économiques sont un facteur très important des effondrements. Plus précisément, plus une société montre d’inégalités de classes, plus elle a de chances de s’effondrer vite et de manière certaine.
RD : Cela rejoint la question précédente. Si des mondes peuvent déjà être considérés comme de fait effondrés, d’autres en revanche baignent dans une relative prospérité (sans doute temporaire), voire un luxe indécent. Or, selon moi, une des caractéristiques de l’effondrement est la privatisation progressive de tout ce qui peut l’être, à commencer par l’espace. Ain- si, on peut sans doute voir la prolifération des murs et des gated communities sur les cinq continents comme un symptôme de cet effondrement. Autrement dit, peu importe que tout aille mal tant que ça se déroule derrière la clôture... Il va de soi que si rien n’est fait, les années à venir vont avoir comme conséquence de restreindre toujours plus le nombre de privilégiés, sans doute celles et ceux qui seront d’ailleurs les plus responsables des catastrophes à venir...
Pouvons-nous encore éviter les scénarios d’effondrement ?
PS : Non. Ce ne sont pas des scénarios. Les populations de poissons, d’oiseaux, d’insectes s’effondrent déjà. La finance s’est déjà effondrée plusieurs fois de - puis un siècle, et le prochain effondrement nous pend au nez. La Syrie, la Libye sont des pays qui viennent de s’effondrer. Plus globalement, je ne pense pas que l’on puisse éviter un effondrement de la civilisation industrielle, mais cela ne veut pas dire qu’il faut rester là à se croiser les bras. Nous avons le devoir de faire en sorte d’éviter que cela se passe de manière dramatique. C’est tout l’enjeu du mouvement de la transition. Car après l’effondrement, il y a la renaissance. Il faut la préparer dès à présent !
RD : Effectivement, nous y sommes sans doute y déjà. Nous nous dirigeons vers une augmentation de plusieurs degrés des températures moyennes mondiales, vers des krachs économiques plus graves que celui de 2007-2008 et une résurgence des tensions, tant entre les nations qu’au sein de celles-ci. Par conséquent, il est important d’avoir ce constat en tête, non pour se résigner et profiter de ce que l’on peut tant qu’on peut, mais pour mettre dès maintenant en œuvre d’autres façons de s’organiser, de produire, de consommer et de vivre plus résilientes. Parallèlement à ça, et c’est primordial, il faut impérativement identifier les responsabilités dans les problèmes qui nous touchent afin d’atteindre un niveau important de mobilisations collectives et de convergence des luttes et d’objectifs. Le combat contre les inégalités pourrait par exemple rassembler de nombreuses forces, ce qui permettrait sans doute d’atténuer les conséquences négatives d’un effondrement.
Sommes-nous condamnés à un avenir proche de la guerre de tous contre tous ?
PS : Peut-être. Il y a trois manières de mourir en masse : les guerres, les famines et les maladies. Il est très probable que des conflits armés surviennent dans nos régions dans un avenir proche. Là où je serai très prudent, c’est sur l’expression « guerre de tous contre tous », car cela fait appel à la notion très floue de « nature humaine », qui, selon la conception libérale du monde (au sens philosophique, depuis Hobbes et Locke), est très sombre. En résumé, cette conception veut que si l’État disparaît, alors les êtres humains sombrent immédiatement dans la barbarie la plus to - tale. Je pense que cela n’est pas basé sur les faits. C’est un fantasme, un mythe. Des centaines d’études scientifiques, de sociologues, de psychologues, d’éthologues, de politologues ou d’anthropologues en témoignent. Mais les mythes ont la vie dure...
RD : Cette idée est très en vogue dans ce que je nomme l’imaginaire de l’effondrement. Il suffit pour s’en rendre compte de voir la prolifération des films et romans post-apocalyptiques dont Mad Max est sans doute le meilleur exemple. Malgré tout, il serait naïf de croire que les turbulences qui balayent et vont balayer notre monde ne vont pas s’accompagner de tensions extrêmes dans de nombreux endroits. Je pense d’ailleurs que les replis identitaires sont un symptôme préoccupant de ce qu’on peut nommer l’effondrement. Pour autant, les choses ne sont pas figées et le degré de cohésion sociale dépendra de notre capacité à anticiper ces bouleversements, de façon à en atténuer les effets négatifs. Plus d’autonomie, économie relocalisée, réappropriation de nos quartiers, déprofessionnalisation de la politique, agriculture sans pétrole et décentralisée sont autant de chemins à prendre qui transformeront la perspective d’un effondrement en la possibilité de voir émerger une autre façon de vivre.
Pourquoi les pays industrialisés sont-ils les plus vulnérables à cet effondrement ?
PS : Tout simplement parce qu’ils sont les plus dé - connectés du système-Terre, du sol, des arbres, des êtres vivants, du climat. Qui sait survivre plus de deux semaines sans voiture, sans carte de crédit, sans briquet et sans supermarché ? Les humains ont toujours su le faire, depuis des millions d’années. Et nous, nous l’avons oublié. En cela, nous sommes très vulnérables. Nous ne pouvons survivre sans la struc - ture artificielle que nous avons créée, qui s’appelle la civilisation, et qui est paradoxalement très puissante, mais très fragile.
RD : Je ne dirais pas qu’ils sont les plus menacés mais plutôt que les habitants de ces pays sont ceux pour qui l’effondrement risque de se faire le plus durement sentir, en particulier parce que notre mode de vie est beaucoup plus hors sol que de nombreux habitants du tiers monde. Notre consommation, notre alimentation, nos loisirs, l’aménagement de notre territoire, autant de choses qui se sont ces dernières décennies transformées et devenues dépendantes d’un approvisionnement en pétrole bon marché. À l’inverse, et même si une importante classe moyenne se rapproche des modes de vies des pays riches, de nombreux paysans africains cultivent leurs terres, ont beaucoup plus d’autonomie et donc de résilience. Le malheur est que rapidement, cette autonomie et cette résilience sont de plus en plus détruites par les offensives des classes dirigeantes (multinationales, institutions financières, impérialisme) et que d’autre part, les personnes ayant la possibilité financière de rejoindre les niveaux de consommation des pays riches le font sans hésiter, ce qui accroît précisément leur vulnérabilité à un effondrement des structures sociales et économiques. -
Quelle place joue le capitalisme dans l’étude de l’effondrement ?
PS : Il devrait avoir une place im - portante, dans l’analyse des causes et dans l’étude des mécanismes de cet effon- drement. Malheureusement, la collapsologie en est à ses débuts, et nous manquons de vraie analyse sur le rapport entre capitalisme et effondrement. En cela, le livre de Renaud Duterme arrive à point nommé !
RD : Le capitalisme doit avoir une place centrale dans l’étude de l’effondre - ment. D’une part car c’est sans au- cun doute la recherche du profit à court terme qui est la cause majeure de cet effondre - ment et d’autre part car cette logique va pou- voir encore s’ac - centuer (certes dans des mains toujours moins nombreuses) suite à cet effondrement. Le problème est que ce système a une capacité d’adaptation sans commune mesure et que contrairement à d’autres systèmes (féodalisme, com- munisme centralisé), le capitalisme s’insinue dans tous les aspects de nos vies (ce que Polanyi appelait « la grande transformation »). De ce fait, pointer la responsabilité du capitalisme dans l’effondrement ne signifie pas pour autant qu’il existe d’autres alter - natives globales sur du court et moyen terme. Cela dit, il est clair qu’une des étapes pour parvenir à un avenir post-effondrement plus positif impliquera de substituer de nombreux domaines à la logique du profit pour les restaurer dans une vision « commune ». Le capitalisme doit avoir une place centrale dans l’étude de l’effondrement 32 dossier dette écologique & extractivisme
Comment voyez-vous l’État dans ce processus ?
PS : C’est une question fondamentale. D’un côté l’État est un super-organisme qui a sa propre pulsion de vie (son conatus, dirait Spinoza), il ne voudra pas mourir. De l’autre, les archéologues ont montré que son niveau de complexité croissant (l’administration, les armées, la bureaucratie, etc.) a un coût énergétique également croissant, ce qui rend les macrostructures très vulné - rables au moment où les rendements énergétiques de - viennent décroissants (où l’extraction d’énergie devient trop coûteuse). C’est précisément ce cisaillement entre une société trop gourmande en énergie et la difficulté à trouver de l’énergie bon marché qui a provoqué des effondrements au cours de l’histoire. Autrement dit, un effondrement peut être vu comme une simplification rapide de la société. L’État moderne, sans les énergies fossiles, est d’ores et déjà condamné, comme le sont nos démocraties de masse. L’enjeu de la transition est de repenser un système politique compatible avec un système énergétique et technique très faible et renouve - lable ( low tech ). Ce n’est pas gagné !
RD : Inconsciemment, l’effondrement signifie pour la plupart des gens l’impossibilité de l’État à gérer les choses publiques (réseaux de distribution, santé publique, sécurité, ordre...). C’est d’ailleurs pour cette rai- son qu’on peut compter sur les grandes firmes privées pour s’accommoder de cette situation. À l’inverse, il faut être prudent contre toute tentative de l’État de restaurer son pouvoir par des mesures toujours plus autoritaires. Il suffit de voir la multiplication des états d’exception suite aux attentats de Paris de 2015. À mon sens, de par la complexité de notre monde, l’État me semble malgré tout un acteur adéquat pour gérer de nombreux secteurs qui dépassent les échelons locaux. Mais la question fondamentale est plutôt ce que l’on entend par État. Il est clair que le centralisme, la professionnalisation de la politique, la bureaucratie d’État sont des obstacles à l’émergence d’un nouveau modèle. Ainsi, se réappro - prier la politique, la mise en œuvre de contre-pouvoirs, l’instauration d’une bonne dose de démocratie directe et de fédéralisme pourrait profiter de l’effondrement pour résoudre notre démocratie fatiguée.
Quel rôle donnez-vous à la technique dans l’étude de l’effondrement ? Ne serait-il pas possible de l’éviter grâce aux progrès technologiques ?
RD : Les partisans de la technologie oublient plusieurs choses : en premier lieu, le laps de temps nécessaire à rendre une technologie véritablement efficace. Ensuite, les problèmes indirects que peuvent poser une nouvelle technologie (exemple de la substitution du charbon par le pétrole en Europe). Enfin, plus qu’une histoire de technique, c’est avant tout l’accès à ces techniques qui doit être posé. À titre d’exemple, les progrès médicaux sont parvenus à allonger l’espérance de vie au-delà de 80 ans, ce qui n’empêche pas plus de la moitié de la population mondiale de ne pas y avoir accès. Mais plus généralement, le problème est de considérer la technique indépendamment des rapports sociaux dans lesquels elle émerge. La mécanisation à outrance nous permettrait de travailler seulement 2 heures par jour, or, nous en sommes loin. En résumé, la technique doit être considérée pour ce qu’elle est, à savoir un moyen parmi d’autres et non une fin en soi.
PS : Par ailleurs, il ne faut pas confondre technologie et énergie. Sans énergie, la technologie n’est rien. Au- jourd’hui, malgré les incroyables progrès techniques, nous n’arrivons plus à extraire une quantité d’énergie croissante. Le système financier et sûrement écono mique va donc bientôt imploser, et risque de muter en effondrement politique et, je ne l’espère pas, en effon- drement social. Les progrès technologiques n’y pourront rien, de la même manière que la technologie ne pourra « résoudre » la question climatique, ou le retour des espèces disparues. Le mythe du progrès et de la toute-puissance de la technique est encore bien ancré dans nos esprits, et c’est malheureusement un grand frein à la transition. Il l’empêche de se déployer. L’enjeu se situe donc en grande partie dans nos imaginaires..
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