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Débat sur l’effondrement

L’effondrement des sociétés humaines est-il inévitable ? Une critique de la « collapsologie » : C’est la lutte qui est à l’ordre du jour, pas la résignation endeuillée

Mardi 27 mars 2018 | Europe solidaire sans frontières

Dans le cadre de notre dossier sur la problématique de l’effondrement, nous republions deux articles de Daniel Tanuro. Le premier étudie les perspectives de la collapsologie d’un point de vue écosocialiste. Le deuxième est une critique du livre de Pablo Servigne et de Rafaël Stevens.

« Comment tout peut s’effondrer » est le titre d’un ouvrage paru en 2015. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, les auteurs, reprenaient la thèse de l’effondrement des sociétés popularisée par l’auteur à succès Jared Diamond. Prétendant se limiter au constat d’un effondrement inévitable au vu des diagnostics de la science, les deux auteurs créaient le terme de « collapsologie », autrement dit la science de la catastrophe écologique entraînant l’effondrement de la société humaine. Le terme a eu un certain succès, au point que Le Monde, dans son édition du 14 janvier 2018, a cru pouvoir distinguer la naissance d’une « nouvelle science interdisciplinaire »...

Pablo Servigne a bénéficié de nombreuses possibilités médiatiques d’en exposer l’analyse. Voulant en savoir plus et favoriser un débat ouvert sur la « collapsologie » et les « collapsologues », « Moins ! » (un journal d’écologie politique de Suisse romande), a sollicité une contribution de Daniel Tanuro. Tanuro avait déjà proposé une analyse critique de « Comment tout peut s’effondrer », lors de la sortie du livre [1]. Dans le texte ci-dessous (publié avec l’aimable autorisation de la rédaction de « Moins ! »), il approfondit le débat.

La « collapsologie » et l’écosocialisme présentent certains points communs mais aussi de sérieuses différences. Il faut souhaiter que le débat permette de les aplanir, ou à défaut de les clarifier. C’est dans cet esprit que cette contribution est écrite. Nous sommes d’accord sur un point important : il ne s’agit pas d’une crise, au sens où on parle d’une crise économique ou d’une crise de foie, c’est-à-dire de phénomènes passagers. Ce à quoi nous sommes confrontés est infiniment plus grave. Mais l’avenir reste ouvert, malgré tout. C’est la lutte qui est à l’ordre du jour, pas la résignation endeuillée.

Selon le programme international géosphère-biosphère, la soutenabilité de la civilisation humaine dépend de neuf paramètres écologiques. On définit pour chacun une frontière de dangerosité à ne pas franchir. La reconstitution en cours de la couche d’ozone est le seul point positif. La frontière est inconnue pour deux paramètres. Elle est franchie pour trois des six autres : le déclin de la biodiversité, la perturbation du cycle de l’azote et la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre.

Contentons-nous d’une indication concernant le changement climatique : les scientifiques situent entre +1°C et +4°C (par rapport à l’ère préindustrielle) le point de basculement au-delà duquel la calotte glaciaire du Groenland se disloquera, entraînant in fine une hausse de sept mètre du niveau des océans. Depuis 2016, le réchauffement est supérieur à 1°C ; nous sommes donc dans la zone dangereuse. De toute manière, sans mesures drastiques, une hausse de 60 à 80cm du niveau des océans est fort probable dans les prochaines décennies. Plusieurs centaines de millions de personnes seront alors contraintes de déménager.

Nous ne serions pas dans cette situation tragique si de sérieuses réductions des émissions de gaz à effet de serre avaient été décidées dans le sillage de la Conférence de Rio, en 1992. Mais les émissions ont augmenté plus vite que jamais. Un record a même été battu en 2017 : 3,7% de hausse ! Au rythme actuel, le budget carbone donnant deux chances sur trois de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement sera épuisé en 2030 ; celui de 2°C le sera en 2050.

Les « collapsologues » en concluent qu’un effondrement est inévitable et qu’il a déjà commencé [2]. Ils s’inscrivent dans l’analyse de Jared Diamond : la société scie la branche environnementale sur laquelle elle est assise ; elle s’effondrera par conséquent, comme se sont effondrées d’autres sociétés humaines dans le passé (l’île de Pâques, les Mayas, etc.) [3]. Qu’est-ce que cela signifie ? Il ne s’agit pas simplement de l’effondrement d’une structure politico-étatique, comme ce fut le cas avec la chute de l’empire romain, mais d’un « écocide », entraînant le dépassement de la « capacité de charge » et la disparition d’une grande partie de la population, voire de la majorité de celle-ci. Le succès de cette thèse a été assuré par la métaphore de l’île de Pâques. Selon Diamond, les Pascuans se seraient multipliés jusqu’à être 30 000. Ils auraient détruit l’écosystème en coupant les grands palmiers pour déplacer leurs statues, de sorte que 4/5e de la population aurait disparu. La planète d’aujourd’hui serait dans la même situation. Un effondrement global serait sur le point de se produire.

C’est cette vision que reprennent Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Seulement, les choses ne se sont pas du tout passées comme ça à l’île de Pâques. Il est maintenant bien établi que les Pascuans n’ont jamais été plus de 3500. Les grands palmiers auraient disparu suite à la prolifération de rongeurs importés par les Polynésiens. Le mystère de l’arrêt de la production des statues s’explique par des facteurs sociaux. Le coup de grâce à la civilisation pascuane a été porté par une cause extérieure : les raids esclavagistes, qui ont décimé la population.

Des spécialistes des différents cas cités par Diamond se sont associé.e.s pour produire un livre collectif tout à fait remarquable : Questioning Collapse [4]. Il s’agit d’un ouvrage scientifique, pas d’un livre grand public ; il n’a donc pas eu le retentissement de Effondrement. Mais pourquoi des scientifiques comme Pablo Servigne et Raphaël Stevens continuent-ils à citer Diamond ? Pourquoi ne mentionnent-ils pas Questioning Collapse, qui conclut que la thèse de l’effondrement environnemental des sociétés du passé n’a aucun fondement ? Ils pourraient le faire parce que, s’agissant du présent, les « collapsologues » ont tout à fait raison : la destruction environnementale fait planer une menace réelle d’effondrement. Les écosocialistes partagent entièrement cette inquiétude. Par contre, nous sommes en profond désaccord avec la manière résignée de considérer l’effondrement comme un événement à accepter parce qu’il serait inévitable.

Pablo Servigne déclare dans une interview que cette inévitabilité se base sur un « faisceau de preuves scientifiques » [5]. Cette affirmation est extrêmement contestable. En vérité, quand des spécialistes de la menace environnementale sortent du strict exposé des faits, deux grandes orientations apparaissent.
La première est celle de chercheur.e.s pour qui la croissance est une vache sacrée. Iles croient que des technologies miracles permettront d’éviter la catastrophe, sans rien changer au système économique. Cette orientation est nettement majoritaire. Dans le 5e rapport du GIEC (qui fait la synthèse des travaux existants), plus de 90% des scénarios visant à rester sous 2°C de réchauffement sont basés sur l’hypothèse d’un déploiement massif de la bio-énergie avec capture et séquestration du carbone (une forme de géo-ingénierie pleine de risques écologiques et sociaux).

La seconde orientation, très minoritaire, émane de chercheur.e.s pour qui la croissance est une calamité mais qui imputent la responsabilité de la catastrophe au genre humain. La technologie et la production sociale, selon elleux, seraient productivistes par définition. L’idée que la société actuelle va droit dans le mur parce qu’elle a pour but le profit de capitalistes qui se battent pour des parts de marché ne les effleure même pas. Du coup, réduire la population est pour ces gens la seule solution. Certain.e.s disent carrément que la Terre est malade de l’humanité. La disparition du genre humain leur semble plus facile à imaginer que celle du capitalisme, qui n’existe pourtant que depuis deux cents ans…

D’une manière générale, ces deux orientations ont en commun de faire comme si les rapports sociaux de la société capitaliste relevaient de lois naturelles. Or, au lieu de critiquer « la Science » sur ce point, les « collapsologues » l’imitent.

Dans l’interview citée plus haut, Pablo Servigne explique que l’effondrement est inévitable parce que « notre société est basée à la fois sur les énergies fossiles et sur le système-dette » : « pour fonctionner, elle a besoin de toujours plus de croissance », or « sans énergies fossiles, il n’y a plus de croissance », « donc les dettes ne seront jamais remboursées », donc « tout notre système socio-économique va s’effondrer », dit-il. La même analyse est développée dans l’ouvrage écrit avec Stevens.

Or, on ne peut pas mélanger ainsi les pommes des combustibles fossiles et les poires de la dette ! Les entreprises fossiles et leurs actionnaires ne veulent pas arrêter d’exploiter les stocks fossiles parce que cela ferait éclater une bulle financière, OK. Mais cette bulle est composée de capitaux fictifs. C’est le produit de la spéculation. Cela n’a rien à voir avec le monde physique. Aucune loi naturelle ne dit que la facture de l’éclatement de la bulle de carbone doit être payée par le reste de la société. Aucune loi naturelle ne dit donc que cet éclatement doit faire s’effondrer la population mondiale. Aucune loi naturelle ne dit non plus que la seule manière d’échapper à cette menace est de « faire son deuil » et de se retirer à la campagne pour fonder de petites communautés résilientes (des expériences intéressantes par ailleurs, ce n’est pas le débat). Que les actionnaires paient les frais de leur gabegie, et le problème de la dette sera résolu.

Plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre est attribuable aux dix pour cent les plus riches de la population mondiale. Autrement dit : plus de la moitié de l’énergie consommée vise à satisfaire les besoins des riches. Ajoutons l’énergie gaspillée à fabriquer des armes (pour défendre les intérêts des riches) et des produits à obsolescence programmée (pour augmenter les profits des riches), ainsi que le gaspillage de près de la moitié de la production alimentaire mondiale (dû surtout à la course au profit instituée par les riches) et l’analyse change du tout au tout. La situation est gravissime ? Oui ! Il y a une menace d’effondrement ? Oui. Mais cette issue n’est pas du tout « inévitable ». Elle risque de devenir inévitable si nous n’imposons pas des réponses anticapitalistes. Nuance ! Les pratiques communautaires alternatives, par conséquent, doivent s’articuler sur une stratégie sociale et sur des luttes anticapitalistes, notamment pour bloquer les projets d’expansion du capital fossile.

En refusant de tirer cette conclusion simple, les collapsologues se mettent sur un terrain très glissant : celui de la résignation fataliste face au risque de voir des centaines de millions d’êtres humains payer de leur vie la destruction de l’environnement par la folie croissanciste du capital. Dans leur ouvrage, Servigne et Stevens évoquent sans aucune distance critique des pronostics d’effondrement de plus de la moitié de la population mondiale. Leur appel fataliste à « accepter le deuil » pourrait donc prendre une signification sinistre. Ce risque de dérapage découle précisément du fait que la « collapsologie » naturalise les rapports sociaux à la manière des chercheurs partisans de la deuxième orientation évoquée ci-dessus, dont certain.e.s (Diamond par exemple) sont des néomalthusiens. Les réponses hésitantes de Pablo Servigne au sujet de Malthus sont d’ailleurs significatives : sa grille de lecture « collapsologique » l’empêche de voir que l’auteur du Principe de population n’est pas un écologiste avant l’heure mais l’idéologue cynique de l’élimination des pauvres au profit de l’accumulation par les riches [6].

Dans un second ouvrage (écrit avec Gauthier Chapelle), Pablo Servigne prolonge la réflexion de Kropotkine sur l’entraide dans le monde vivant [7]. C’est un point important. En particulier, la coopération est une caractéristique d’Homo sapiens en tant qu’animal social. Le capitalisme, qui est basé sur la lutte de tou.te.s contre tou.te.s, est donc un mode de production contre-nature. Il faut espérer que ce constat permettra aux « collapsologues » de sortir de leur résignation endeuillée. Mais il ne suffit pas d’appeler la biologie à la rescousse. Car la nature humaine n’existe concrètement qu’à travers ses formes historiques. L’entraide vraie, celle qui se manifeste spontanément mais fugitivement dans les catastrophes, ne peut se solidifier que dans l’auto-organisation de la lutte contre la destruction capitaliste. En fin de compte, pour prendre le dessus, il lui faudra jeter les bases d’une autre société, basée sur la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement et prudemment déterminés dans le respect des écosystèmes. C’est cette lutte et cette forme historique que nous appelons écosocialisme.
Daniel Tanuro

* Article à paraître dans Moins !, journal d’écologie politique en Suisse romande.

Notes

[1] Daniel Tanuro, ESSF (article 35111), Crise socio-écologique : Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l’effondrement dans la joie.
[2] Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015.
[3] Jared Diamond, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Folio essais 2009.
[4] Questioning Collapse. Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire, Patricia A. McAnany et al., Cambridge University Press, 2010.
[5] Reporterre, 7 mai 2015
[6] Interview à Contretemps, 7 mars 2018. Les collapsologues disent que les populations pauvres du Sud seront les moins touchées par l’effondrement, parce que leur existence est la moins artificielle. C’est hélas (mais est-ce une surprise ?) le contraire qui risque de se passer - et qui se passe déjà sous nos yeux.
[7] L’entraide. L’autre loi de la jungle, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, Les liens qui libèrent, 2017.


Pablo Servigne et Rafaël Stevens, ou l’effondrement dans la joie 6 juin 2015 par Daniel Tanuro

Comme l’indiquent le titre et le sous-titre de leur ouvrage (1), Pablo Servigne et Raphaël Stevens s’inscrivent dans la voie tracée il y a quelques années par Jared Diamond, dont le livre « Collapse » (« Effondrement » en français) est devenu un best seller traduit en de nombreuses langues.

Collapsologie »

Pour rappel, Diamond s’appuyait sur une analyse des crises écologiques « anthropiques » du passé qui, selon lui, ont été le facteur déterminant de la disparition des cités mayas, de la civilisation de l’Ile de Pâques, et de nombreuses autres civilisations. Il prédisait un effondrement analogue de la société actuelle, mais à une échelle globale cette fois.

Les réfutations nombreuses et solides dont cette théorie a fait l’objet (2) n’empêchent pas Pablo Servigne et Rafaël Stevens d’y adhérer. En même temps, leur démarche diffère de celle de Diamond : ils analysent la destruction environnementale actuelle, en déduisent un effondrement probable à court terme, s’interrogent ensuite sur ce que nous apprennent les civilisations passées et concluent par une série de considérations démographiques, sociologiques, psychologiques et politiques.

Cet ouvrage de « collapsologie » présente une autre différence avec celui de Diamond : alors que « Collapse » tentait d’effrayer le lecteur en décrivant l’effondrement comme une plongée dans la barbarie, allant jusqu’au retour du cannibalisme, ce livre-ci veut nous amener à « aller de l’avant, retrouver un avenir désirable, voir dans l’effondrement une formidable opportunité pour la société » (p. 233).

« Il est trop tard »

Ce plaidoyer pour une vision optimiste sur l’effondrement est bâti sur un double constat : le système industriel va dans le mur et « il est trop tard pour bâtir une véritable économie stable basée sur la soutenabilité ». Par contre, « il n’est jamais trop tard pour construire des petits systèmes résilients à l’échelle locale qui permettront de mieux endurer les chocs économiques, sociaux et écologiques à venir » (p. 237). En fait, c’est même tout ce qu’il nous resterait à faire.

Selon nos auteurs, en effet, il n’est pas seulement « trop tard », mais beaucoup, beaucoup, trop tard. Au point que « il est possible que, dans le grand silence du monde post-industriel, nous revenions à une situation bien plus précaire qu’au Moyen Age » (p. 255). La réalité est telle qu’il n’y a plus d’autre choix que se « débrancher » du « système industriel » pour ne pas être « entraîné dans sa chute ». Comme « peu d’habitants des pays riches savent manger, construire leur maison, s’habiller ou se déplacer sans l’aide du système industriel, tout l’enjeu consiste à s’organiser pour retrouver les savoirs et les techniques qui permettent de reprendre possession de nos moyens de subsistance » (p.241).

« Processus de deuil »

Pour Servigne et Stevens, le chemin à suivre vers ce « débranchement » est avant tout psychologique : il s’agit de « passer par un processus de deuil ». Cette « transition intérieure » (p. 235) nous permettra en fin de compte d’atteindre « l’étape de l’acceptation (de l’effondrement), indispensable pour retrouver un sentiment de reconnaissance et d’espoir » (p. 233). Une fois cette étape atteinte, nous serons prêt-e-s à rejoindre les réseaux de transition qui « grandissent à une vitesse qui n’a d’égale que le bonheur qu’ils procurent » (p. 234).

Qui, « nous » ? Nous tous et toutes ? Pas sûr… Les auteurs suggèrent assez nettement qu’une contraction brutale de la population mondiale est inévitable, voire nécessaire, à court terme. Ils citent trois sources : le rapport Meadows (« déclin irréversible et incontrôlé à partir de 2030 ») (p. 203), certains « collapsologues » qui prévoient une population mondiale entre « quelques millions à 1 ou 2 milliards en 2100 » (!) (p. 205), et un chercheur qui estime que, sans engrais azotés, « deux personnes sur cinq ne seraient pas en vie aujourd’hui dans le monde » (p. 206). Le livre semble donc indiquer que « l’étape d’acceptation » à atteindre implique aussi que nous fassions notre deuil de la possibilité d’éviter cette hécatombe…

La métaphore de la voiture

On l’aura compris : Servigne et Stevens s’assument comme des « catastrophistes »… mais des catastrophistes sereins, car ce qui s’effondre ne peut que s’effondrer et ne vaut pas la peine d’être maintenu.

Je ne discuterai pas ici leur tendance évidente à forcer le trait (3). Je ne le ferai pas parce que l’essentiel, selon moi, est ceci : au-delà des exagérations, les auteurs ont raison de comparer le système actuel à un véhicule qui fonce vers un mur et accélère. Par contre, leur choix de sauter de la voiture en marche pour s’en aller faire du maraîchage en abandonnant les autres passagers à leur sort est extrêmement discutable.

Un autre choix possible serait de neutraliser le chauffeur fou pour écraser le frein, limiter les dégâts au maximum et ouvrir un débat de société sur le danger de ce genre de véhicule. Mais Servigne et Stevens n’y croient pas. Impossible, disent-ils, parce que « la stabilité du système-dette repose entièrement sur la croissance » : « Nous avons besoin de croissance pour continuer à rembourser les crédits, à payer des pensions, ou même à empêcher la montée du chômage » (p. 104). Selon eux, les logiques interdépendantes du système financier et du système énergétique basé sur le carbone nous verrouillent à la croissance, rendant ainsi l’effondrement inévitable. Même la décroissance est pour eux une « hypothèse irréaliste » (p. 192).

Vous avez dit « capitalisme » ?

Le problème n’est pas seulement que Servigne et Stevens ne croient pas que cette autre voie puisse se concrétiser : ils ne semblent même pas envisager qu’elle puisse exister. Dans leur métaphore, en effet, la voiture est comme un monstre mécanique sans chauffeur accélérant sa course sous l’effet de lois naturelles implacables.

Le gros problème, ici, est que les auteurs font comme si les lois de l’économie étaient aussi intangibles que celles de l’effet de serre, ou de l’acidification des océans. Cela apparaît très clairement dans la première partie de leur ouvrage, où ils traitent en parallèle de la crise sociale et de la crise écologique.

Un exemple parmi d’autres : comparant la courbe de la concentration atmosphérique croissante en gaz à effet de serre à une courbe exponentielle censée figurer la hausse future des prix du pétrole, Servigne et Stevens concluent que la seconde représente « un mur. Un mur infranchissable puisqu’il est bâti sur les lois de la thermodynamique » (p. 57).

Si cette manière de voir les choses était exacte, il n’y aurait effectivement guère d’autre solution que de sauter en marche en abandonnant celles et ceux qui refusent de voir la réalité… Mais elle est fausse : les prix de l’énergie et les dettes (publiques ou privées) ne sont pas régis par les lois de la physique mais par les lois sociales d’un mode de production déterminé : le capitalisme.

Celui-ci est le grand absent de l’analyse de Servigne et Stevens. Le mot « productivisme » n’apparaît qu’une fois dans l’ouvrage. Le mot « capitalisme » apparaît trois fois mais sans aucun contenu, presque par hasard, comme un objet perdu. Le lien entre ce système particulier et l’accumulation n’est même pas évoqué.

Technique et rapports sociaux

Servigne et Stevens posent brièvement la question au début de leur ouvrage : « pourquoi la voiture accélère-t-elle ? » Mais il n’apportent pas de réponse convaincante. Ils se contentent de noter que « certains spécialistes de l’Anthropocène datent le début (de cet emballement) au milieu du XIX siècle, lorsque l’usage du charbon et de la machine à vapeur s’est généralisé ». Puis ils louent « l’incroyable clairvoyance » d’une citation d’Henri Bergson qui dit que « La révolution qu’elle (la machine à vapeur) a opérée dans l’industrie a bouleversé les relations entre les hommes » (pp. 34-35).

Or, c’est inexact : il a évidemment fallu que les relations entre les êtres humains aient été bouleversées au préalable pour que la machine à vapeur soit utilisée à produire toujours plus de marchandises pour le profit, au lieu d’être utilisée à satisfaire les besoins en réduisant le temps de travail et la pénibilité du travail. La machine n’a fait que reproduire, approfondir et étendre sans fin un bouleversement social qui l’avait précédée (4).

En quoi consistait ce bouleversement ? Telle est la question à résoudre pour percer le mystère de l’accumulation forcenée qui ravage la planète depuis deux siècles. Il consistait en l’apparition du capital, c’est-à-dire du rapport social d’exploitation du travail (et des ressources naturelles) par des propriétaires concurrents qui avaient accaparé les moyens de production (à commencer par la terre) et se sont mis à acheter, en échange d’un salaire, la force de travail de celles et ceux qui en avaient été dépossédés.

Transition, anticapitalisme et « blockadia »

Pour conclure cette recension, je voudrais citer deux points sur lesquels je suis à la fois en accord et en désaccord avec Pablo Servigne et Rafaël Stevens.

Le premier : les auteurs ont raison d’écrire qu’il n’est plus possible d’éviter des catastrophes climatiques. Mais il est possible de les limiter sévèrement en expropriant les secteurs de la finance et des combustibles fossiles pour ré-instituer le bien commun. Les dettes publiques et les bulles spéculatives, en éclatant, ne causeraient alors aucun dommage, et la collectivité disposerait des moyens pour financer des transports publics, soutenir à grande échelle une agriculture organique de proximité et mener à bien des plans publics d’isolation des logements. Rien ne l’empêcherait en outre de supprimer les productions inutiles ou nuisibles, de réduire radicalement le temps de travail et de décentraliser l’économie pour la mettre sous le contrôle des collectivités.

Le second : les auteurs ont raison d’appeler à multiplier les initiatives de transition en soulignant que celles-ci « permettent de rassembler » (p. 241). C’est en effet le grand avantage de ces initiatives : elles créent du lien social et montrent concrètement qu’autre chose est possible, qui émancipe et donne du sens. Mais cela ne suffit pas et le risque existe que ce mouvement de la transition, malgré ses progrès, ne parvienne même pas à freiner la catastrophe, ce qui augmenterait encore le désarroi. C’est pourquoi il est nécessaire que les initiatives de base s’articulent sur une stratégie anticapitaliste d’ensemble incluant non seulement un programme écosocialiste mais aussi la mobilisation de masse contre les grands travaux d’infrastructure au service des fossiles (ce que Naomi Klein appelle « blockadia »). Curieusement, ce dernier aspect n’est pas non plus évoqué dans l’ouvrage de Servigne et Stevens.

« Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collaposologie à l’usage des générations présentes », Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil 2015.
Voir –notamment- le remarquable ouvrage collectif « Questioning Collapse. Human Resilience, Ecological Vulnerability, and the Aftermath of Empire”, Patricia A. McAnany et al. 2009.

Voici un exemple parmi d’autres : page 129 de leur livre, Servigne et Stevens écrivent que “Le seul chemin à prendre pour se ménager un espace sans danger est donc de stopper net la production et la consommation d’énergies fossiles, ce qui mène à un effondrement économique et probablement politique et social, voire à la fin de la civilisation thermo-industrielle”. Il faut certes stopper au plus vite vite l’usage des fossiles, mais le « stopper net » est évidemment impossible sans « effondrement », de sorte qu’on est ici dans le domaine de la prophétie autoréalisatrice. Le danger est réel mais l’humanité peut encore utiliser un certain budget carbone. Le volume de celui-ci ne se décrète pas au nom de la science : il doit faire l’objet d’une délibération démocratique éclairée par les sciences, nuance.

Servigne et Stevens rejoignent ici les nombreux auteurs qui, à l’instar de Lebeau, Ellul et d’autres, croient trouver la cause de l’accumulation dans « la technique » plutôt que dans les rapports sociaux concrets. La contradiction de ces auteurs est que, ce faisant, ils tombent dans le fétichisme de la technique qui est caractéristique du système avec lequel ils prétendent rompre.

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