Publié le 2 mars 2020 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
Entretien, publié le 4 février 2020, sur le site de Publico.es en date du 4 février 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre
http://alencontre.org/economie/economie-leconomie-financiere-empeche-les-gens-de-decider.html
Francisco Louça est surtout connu pour avoir été l’un des fondateurs et avoir dirigé pendant sept ans, de 2005 à 2012, le Bloco de Esquerda (Bloc de gauche) au Portugal. Il est également l’une des voix les plus critiques à l’égard des politiques d’austérité imposées par l’Union européenne au Portugal.
Qui évolue dans l’ombre de la finance mondiale ?
Francisco Louça : Le terme d’« économie de l’ombre » [shadow banking, aussi traduit par « finance fantôme » qui n’est pas identique aux activités hors bilan] désigne tous les organismes financiers qui ne sont pas des banques commerciales et qui échappent au contrôle des banques centrales, à la réglementation et à la garantie des dépôts : agents financiers, fonds d’investissement, agences boursières, etc. Michael Ash et moi avons voulu enquêter sur ce type d’organisations car elles sont à l’origine de la crise de 2008. Nous avons constaté que la plupart de ces organisations appartiennent soit aux banques, soit ont une relation d’affaires avec elles.
En d’autres termes, le système financier s’est reproduit dans le secteur bancaire traditionnel et s’est multiplié en de nouvelles formes de captation de l’épargne et des produits financiers, dont beaucoup sont fictifs et dont la valeur est le produit de la spéculation. C’est le système financier de l’ombre.
Vous définissez le système financier actuel comme « opaque, déréglementé et fortement spéculatif ».
L’économie spéculative a une dimension encore plus grande qu’avant, même si pendant la crise [2007-2009], il y eut le développement de doctrines et beaucoup de promesses de régulation. Mais la vérité est qu’aujourd’hui la part de l’épargne mondiale qui est sous le contrôle de ladite économie de l’ombre est plus importante qu’en 2007. Face à cette situation, nous avons deux possibilités : accepter un régime d’accumulation financière comme un fait inévitable ou reprendre le contrôle par les Etats sur les mouvements internationaux de capitaux et considérer la finance comme un bien public. La première possibilité (branche de l’alternative) a surtout une conséquence négative : la vulnérabilité des Etats et de la démocratie actuelle. Les pays ont moins de souveraineté s’il y a une liberté absolue de circulation des capitaux car alors il ne peut y avoir de politique économique cohérente décidée par et pour le peuple.
Est-il possible de freiner ou du moins de limiter cette spéculation financière ?
Dans certains cas précédents, au plan historique, cela a été fait. La conséquence de la crise de 1929 aux États-Unis et dans le reste du monde a été de restreindre la libre circulation des capitaux et d’introduire des impôts progressifs avec les politiques du New Deal promues par Franklin D. Roosevelt. Puis l’« Etat-providence » est apparu en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le paradoxe est que la réponse à la plus importante crise financière du XXe siècle, celle de 1929, a été de réduire l’agressivité du système financier, alors que la réponse à la crise financière du XXIe siècle a été tout le contraire : laisser cette agressivité croître.
Le capitalisme est-il incompatible avec la démocratie ?
Un économiste très traditionnel comme Dani Rodrik [professeur à Harvard et auteur de l’ouvrage : La mondialisation sur la sellette : plaidoyer pour une économie saine, Ed. De Boeck, 2018, 336 p.] affirme : « Ou vous avez la mondialisation ou vous avez la démocratie ». Je précise : « Dans une mondialisation débridée, la souveraineté ou la démocratie seront limitées ». Cela implique un risque et nous le voyons dans la décomposition des systèmes politiques de référence dans certains pays très importants : les États-Unis avec Donald Trump, la Turquie avec Erdogan ou le Brésil avec Jair Bolsonaro. L’un des effets de cette crise de la démocratie est la montée de l’extrême droite. Mais, en outre, la destruction de la capacité économique des Etats mine la démocratie. L’économie financière détruit la possibilité pour les gens de décider de leur avenir.
Il existe l’impression que la démocratie ne génère pas de politiques qui conduisent le capitalisme dans la bonne direction : il y a un certain sentiment d’impuissance de la part du pouvoir politique.
Le capitalisme actuel est agressif et caractérisé par une forte concentration des revenus financiers. Les grands groupes financiers ont encore plus de pouvoir que les Etats et cela les rend plus invulnérables à la pression de la démocratie ou à la pression des besoins du peuple. Le capitalisme contrôlé est un rêve du siècle dernier, mais nous devons essayer de récupérer la capacité du peuple à intervenir dans son économie, à faire de la politique une « chose du peuple ».
Mais le néolibéralisme a fini par s’imposer dans tous les domaines, même dans les chaires universitaires.
La crise des années 1930 nous a laissés avec l’essor du keynésianisme, et la réponse au XXIe siècle a consisté à radicaliser le néolibéralisme. Cela provoque certains paradoxes historiques, comme le fait que l’extrême droite actuelle adopte des politiques ultralibérales sans rougir alors qu’il y a 80 ans, elle était protectionniste et étatiste. C’est une preuve de l’arrogance et de la force du néolibéralisme aujourd’hui.
Cependant, lors du dernier forum de Davos, il y a eu un débat intense sur le changement climatique et les inégalités, et même le FMI parle d’augmenter les dépenses sociales et de laisser l’austérité derrière lui face à tant de protestations mondiales. Avez-vous constaté un changement de discours à ce sujet ?
Ce sont des discours contradictoires. Au FMI, depuis de nombreuses années, il y a deux discours différents : l’un, plus technique, qui s’inquiète de l’impact social des politiques d’austérité, mais il y a aussi le discours officiel, celui des dirigeants soutenus par les gouvernements, qui est plus agressif aujourd’hui que par le passé. Et cela s’est vu avec la crise de la dette souveraine en Europe et les mesures imposées à la Grèce et au Portugal et, dans une moindre mesure, à l’Espagne et à d’autres pays.
Mais oui, il est vrai qu’il y a une certaine vulnérabilité qui s’exprime dans le discours officiel. Cela est également vrai à Davos (WEF) avec le discours sur le changement climatique et sur la manière de réduire l’impact des politiques sociales destructrices. Toutefois, si l’on examine le consensus atteint, il faut dire que la réponse est nulle. Et si l’on se réfère aux politiques sociales, la même chose se produit : l’Union européenne a décidé de réduire encore plus le budget consacré à ces politiques. En fait, les autorités européennes ont eu une réaction très négative à l’augmentation du salaire minimum en Espagne et au Portugal [1]. Cette réaction négative est l’héritage des politiques d’austérité, qui ont été imposées comme un dogme inattaquable.
Peut-on offrir une riposte à ce dogme d’austérité ?
Oui, bien sûr. Un gouvernement peut résister. L’UE peut faire tous les rapports qu’elle veut sur le fait que le salaire minimum ne crée pas d’emplois, mais la réalité est que l’augmentation du salaire minimum crée des emplois, suscite une hausse de la demande interne, crée des investissements et permet d’augmenter les dépenses sociales. Les gouvernements peuvent, bien sûr, le faire.
L’accroissement des inégalités et de la précarité est-il une conséquence de la mondialisation sauvage dans laquelle nous vivons ?
Oui, bien sûr. En réduisant les salaires, la précarité crée une forme de discipline sociale, empêche les gens d’avoir une espérance [un horizon à-venir] et donc une capacité de représentation collective et sociale qui, comme dans la deuxième moitié du siècle dernier, peut faire baisser le taux de profit des entreprises et ainsi récupérer un certain pouvoir réel pour les travailleurs et travailleuses. La précarité divise et détruit.
Sommes-nous préparés à une nouvelle crise ?
Il y aura une crise, il reste à voir dans quelles conditions. Il y a maintenant quelques différences par rapport à ce qui s’est passé il y a dix ans. La première différence – et cela fonctionne comme une forme de contrôle des risques en cas de nouvelle crise – réside dans le fait qu’une très grande partie de la dette figure désormais dans les bilans des banques centrales et cela signifie qu’il y a davantage d’instruments de contrôle politique. Mais, d’un autre côté, il est vrai que l’expansion des politiques spéculatives, la taille et la vulnérabilité du système financier lui-même, ainsi que l’instabilité du système politique international, avec Donald Trump, la guerre commerciale des États-Unis avec la Chine, avec l’Allemagne au bord de la récession et avec le Brexit, tout cela augmente le risque. En ce sens, une crise, même plus petite et avec une capacité de contamination financière moindre que celle de 2008, peut être aggravée par le fait que les dirigeants politiques ne veulent pas ou ne peuvent pas intervenir. C’est là le vrai problème : avoir George W. Bush comme président aux États-Unis il y avait un risque, mais avoir Donald Trump, cela implique une autre dimension. C’est presque une déclaration de perspectives.
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