En 1971 en effet, Salvador Allende remporte les élections présidentielles au nom du Front populaire, une coalition composée du Parti socialiste, du Parti communiste et de formations issues de la gauche chrétienne. Un parti de la gauche radicale, le MIR, appuie la coalition, mais sans en faire partie. Au-delà des partis, on retrouve dans ce projet une alliance très large des mouvements sociaux, notamment les syndicats et les organisations populaires partout au pays.
Sur le plan strictement légal, Allende accède à la présidence grâce à l’appui mitigé du parti du centre-droit, la Démocratie chrétienne, mais quelques mois plus tard, ce parti de notables et de bourgeois entre dans l’opposition animée par la droite et l’extrême-droite, avec la complicité de l’ambassade américaine et de la CIA. La stratégie de la droite est de déstabiliser le nouveau gouvernement à travers des mobilisations de masse : manifestations, blocages de rues, boycottages (des tactiques traditionnellement associées à la gauche). Parallèlement se met en place un dispositif pour bloquer toute tentative du nouveau gouvernement de contrôler les forces de sécurité et l’armée. C’est ainsi qu’est le général René Schneider, « coupable » de refuser la préparation d’un coup d’état, est assassiné.
De son côté, le gouvernement du Front populaire réalise ses principales promesses électorales. Les grandes mines de cuivre, véritable poumon économique du pays, sont nationalisées. Une réforme agraire assez radicale permet la redistribution des terres aux paysans. Tout en augmentant les salaires, le gouvernement interdit la montée des prix et décrète un impôt sur les bénéfices. Sur le plan extérieur, Allende gèle le remboursement de la dette. Il rouvre les relations diplomatiques avec Cuba et déclare que le principal problème du Chili, mais aussi de toute l’Amérique latine, est la domination par les États-Unis.
Peu à peu, le pays se polarise. Les couches populaires et moyennes s’organisent, avec et en-dehors de l’État. Des ouvriers occupent les usines délaissées par les patrons. Ils créent des « commandos communaux » qui opèrent dans des quartiers populaires et qui regroupent tout le monde, syndiqués comme non-syndiqués. Des Juntes d’approvisionnement populaire luttent contre la spéculation et le blocage des denrées organisées par les élites économiques. Un formidable mouvement d’auto-organisation populaire prend place dans les villes et les campagnes. Au printemps 1973, le Front populaire lors des élections législatives connaît une importante poussée, sans atteindre la majorité, mais assez pour empêcher la droite de paralyser le Parlement.
Bientôt, le Chili devient un laboratoire où affluent des militants et des militantes de toute l’Amérique latine, et même du Québec. Des curés québécois envoyés en « missions » deviennent rouges et participent à la mobilisation populaire, comme Jean Ménard, Jacques Boivin, Yves Laneuville.
L’impérialisme américain ne peut tolérer cela. D’autant plus que les États-Unis sont à la veille de perdre la guerre du Vietnam. Des révolutions populaires sont en marche dans les Amériques, en Asie et même en Afrique. Plus dangereux que l’élection d’Allende aux yeux des Américains est la radicalisation du mouvement populaire qui de toute évidence, non seulement tient tête à la droite, mais gagne la bataille pour l’hégémonie, en dépit des immenses appuis financiers consentis par Washington aux partis et aux médias de droite, sans compter le travail clandestin qui est fait pour renforcer l’armée et l’extrême-droite.
Devant la confrontation qui s’en vient, la gauche chilienne hésite. Les succès indéniables du Front populaire, le travail d’organisation en profondeur de plusieurs secteurs de la société, l’énorme éducation populaire qui est répandue partout, sont indéniables. Mais est-ce assez ? Proche et loin du Front populaire en même temps, le MIR et certains secteurs du Parti socialiste appellent à se préparer contre le coup d’état, mais ce sont des perspectives qui restent marginales.
Quand le coup survient le 11 septembre, tout le monde est surpris et en même temps personne n’est surpris. Pour autant, le mouvement populaire est rapidement disloqué. Une poignée de militants dans l’orbite du MIR tentent de résister, mais le rapport de forces est totalement défavorable. La lutte armée ne mène nulle part sinon à encore plus de répression. Les grandes organisations politiques et sociales sont pratiquement démantelées. La droite s’installe solidement au pouvoir, en utilisant un habile dosage de répression et d’hégémonie qui vise à séduire des couches moyennes.
Une page est tournée.
40 ans plus tard, les Chiliens de gauche débattent encore des raisons de leurs avancées et de leurs terribles échecs. Deux familles de pensée continuent de s’affronter. Un premier groupe pense que le projet d’émancipation au temps d’Allende est allé trop vite et trop radicalement, ce qui a conduit à braquer non seulement les élites, mais une partie de la société chilienne. C’est cette perspective qui a mené les Socialistes notamment à évoluer vers une sorte de social-libéralisme qui ne remet pas en cause les structures fondamentales du capitalisme. Cette position est relativement compréhensible dans le contexte du traumatisme que tous ont vécu en 1973 et pendant les 15 subséquentes années de la dictature.
Une deuxième position prend une posture inverse : le mouvement populaire et son leadership politique ne sont pas allés assez loin. On a tergiversé et on n’a pas pris les moyens de prendre de court la droite. Cette position a également son sens, sauf qu’à peu près personne ne peut dire exactement comment dans le rapport de forces de l’époque il aurait été possible de vaincre la formidable alliance de la droite.
Ailleurs en Amérique latine, sous d’autres formes et avec d’autres mots, ce débat continue. Les coalitions de gauche qui ont pris le pouvoir depuis une dizaine d’années ont majoritairemenet opté pour la première perspective : des transformations modérées, qui visent à améliorer le sort des couches populaires à l’intérieur du cadre du capitalisme « réellement existant ». C’est ce qu’on voit par exemple au Brésil. Les résultats sont cependant mitigés, car même si les conditions ont évolué, on a la même société de classe qui vit des mêmes processus de prédation et d’accumulation du capital. Au Brésil en tout cas, une partie importante du mouvement populaire est en train de délaisser le gouvernement du PT.
Des expérimentations plus radicales sont en cours, notamment en Bolivie. Là, le mouvement populaire est plus autonome, plus enraciné et plus critique par rapport aux processus réformistes mis en place. Le fait de détenir une parcelle du pouvoir via le Parlement et l’exécutif n’est pas perçu par plusieurs mouvements populaires comme le « chemin royal » ou la « solution magique », mais comme un moyen, avec ses avantages et ses désavantages. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille délaisser l’espace institutionnel. Également, le sentiment est qu’il faut choisir le moment et les conditions de la confrontation, et ne pas se laisser guider seulement par des émotions ou des principes abstraits. Quand on engage une bataille, c’est pour gagner, pas seulement (mais aussi) pour avoir raison.
Entretemps, la mémoire d’Allende et de ses compagnons reste vive dans l’hémisphère. C’est l’autre 11 septembre dont on parle peu ici.