Comme le proclame la célèbre sentence de Spinoza, qui a inspiré notamment la sociologie de Pierre Bourdieu et la philosophie politique de Frédéric Lordon, « il n’y a pas de force intrinsèque à l’idée vraie ». En reformulant cet adage, nous pourrions soutenir que certains dogmes qui jalonnent le discours dominant en économie tirent davantage leur force d’un consensus médiatiquement promu que d’une quelconque vérité. En d’autres mots, le consensus n’exprime guère l’adéquation d’une théorie à la réalité, laquelle adéquation témoignerait d’une « unanimité scientifique » ; il s’inscrit au contraire dans la conflictualité des rapports sociaux, où, sous le règne d’un présent péremptoire, est affirmée solennellement l’absence d’alternative(s) à la logique néolibérale. Loin d’être l’incarnation « pacifiée » émanant d’une rigueur scientifique indiscutable, le consensus s’impose a contrario comme l’expression autoritaire d’une idéologie.
Alors que, en France, la « réforme structurelle » du Code du travail par ordonnances se profile à l’horizon, cette introduction philosophique (re)trouve toute son actualité. Car la nécessité de flexibiliser un marché du travail trop rigide (sic)1 et de « libérer les énergies », selon les vœux psalmodiés par l’exécutif et les milieux patronaux (Medef en tête), renvoie bel et bien à un modèle qui, justement, fait consensus : le modèle allemand, dont la réussite témoignerait indubitablement de l’efficacité des lois Hartz (2003-2005), du nom de l’ancien industriel (Volkswagen) missionné par le chancelier de l’époque, Gerhard Schröder (SPD).
Ces réformes – au nombre de quatre – visaient à fluidifier le marché de l’emploi tout en baissant le « coût du travail » (c’est-à-dire en rabotant les salaires). L’esprit de ces lois est parfaitement illustré, en outre, par la (contre-)réforme de l’assurance-chômage (Hartz IV), où un dispositif coercitif (dégressivité des allocations, suivi renforcé, obligation d’accepter un emploi sous-qualifié, etc.) a été mis en place, afin d’« encourager » les chômeurs à s’insérer dans un marché du travail dégradé – d’où l’explosion de ces mini-jobs payés en deçà du seuil de pauvreté2.
Si l’on se fie aux apparences – qui sont parfois trompeuses… –, le « miracle allemand » a, en effet, de quoi séduire l’éditocratie la plus zélée : alors que le taux de chômage dépassait le 11 % au début des années 2000, le pays peut se vanter de l’avoir ramené, aujourd’hui, sous la barre des 4 % (source : Eurostat). Avec une croissance annuelle supérieure à la moyenne européenne (soit 1,9 % en 2016 contre 1,8 %), l’Allemagne se présente ainsi comme la preuve irréfutable de la réussite de ces « réformes ». Selon les partisans du consensus (néolibéral), il importe donc de s’inspirer urgemment de ce que les Allemands ont accompli il y a déjà une décennie.
Et pourtant…
Comme le révèlent plusieurs études parues depuis quelques années (hélas, peu médiatisées), l’absorption du chômage de masse en Allemagne, bien qu’elle suive chronologiquement les réformes Hartz, doit davantage à des causes plus complexes, brisant au passage la linéarité simpliste des phénomènes socioéconomiques véhiculée par le paradigme néoclassique, qu’à leur déploiement mécanique. Pis encore : ces lois ont davantage joué un rôle modeste, voire marginal, qu’elles n’ont servi de moteur à la croissance allemande.
Dans un article fort intéressant du journaliste Romaric Godin, publié sur le site Mediapart, le mythe qui relie le succès allemand aux différents dispositifs de flexibilisation est carrément battu en brèche3. En s’appuyant sur une enquête récente du Center for European Reform (CER), Godin soulève trois raisons à la réduction « spectaculaire » du taux de chômage en Allemagne – lesquelles ont donc peu à voir avec les lois Hartz :
1) La reprise du secteur de la construction. Suite à la réunification allemande au début des années 90, ce secteur avait connu une chute importante avant de se stabiliser autour de 2004. Or, selon l’auteur de l’enquête du CER, Christian Odendahl, « environ un tiers du déficit de croissance […] s’expliquait par ce seul secteur ». A ce redémarrage s’ajoute également le développement des « soins à la personne », tributaire d’un vieillissement de la population « plus avancé qu’en France »4.
2) La demande des pays émergents (les « nouveaux ateliers du monde »), dont la Chine, en produits intermédiaires. Si la première raison a été très peu commentée, celle-ci est, en revanche, bien documentée. Or – et tel est l’intérêt de l’étude publiée par le CER –, cette poussée de la demande en biens d’équipement allemands, à partir du milieu des années 2000, doit davantage à leur « réputation [historique] de qualité unique sur ce marché » qu’à l’efficacité des lois Hartz. Toutefois, rien n’indique que cette demande ne se tarira pas au fil des ans. Comme le note l’économiste Michel Husson5, cette idée d’une croissance mondiale soutenue par les économies émergentes bat aujourd’hui de l’aile : si « on pouvait alors penser que les pays émergents serviraient de relais aux "vieux" pays capitalistes […], de nombreux indicateurs montrent cependant que ce processus est en train de s’épuiser ». Ce qui rappelle, qui plus est, que la globalisation néolibérale implique intrinsèquement l’accroissement des déséquilibres commerciaux.
3) Une modération salariale… qui précède les réformes. Comme le souligne Godin, si le succès de la politique exportatrice de l’Allemagne s’explique (en partie) par la baisse du « coût du travail », il importe de mentionner que cette tendance était déjà perceptible dans les années 90, sous la pression des délocalisations vers les pays de l’Est, suite à la chute du Mur de Berlin. Si les lois Hartz ont sans doute joué un rôle, elles ne peuvent, en aucun cas, servir d’explication univoque, ni même centrale.
Ainsi, selon Odendahl, « l’expérience allemande » relève-t-elle « de la chance ». Si une telle conclusion paraît quelque peu expéditive, négligeant notamment une stratégie industrielle pleinement assumée, force est de reconnaître qu’une telle expérience a néanmoins bénéficié d’une conjoncture mondiale plutôt favorable. A l’aune d’une crise économique (et géopolitique) qui dure depuis maintenant dix ans – et d’une croissance plus que fragile –, le pari d’une relance de l’emploi par la flexibilisation du marché du travail, laquelle se matérialisera sûrement par une régression salariale – comme le reconnaissent, d’ailleurs, l’OCDE et le FMI du bout des lèvres –, apparaît donc fort hasardeux (a fortiori dans un contexte où les pays émergents ne semblent guère en mesure de relayer le « vieux monde »). Et pour cause : une telle orientation macroéconomique axée sur les exportations (selon les préceptes de la politique de l’offre), imputera forcément la demande interne et réduira de facto les débouchés potentiels6…
Car c’est l’un des aspects souvent oubliés du « succès » de l’économie allemande (aspect qui découle cette fois des réformes entreprises par Schröder) : l’irrésistible montée des inégalités sociales et de la pauvreté – cette montée conduisant à la contraction de la demande intérieure. Ce qui a valu à nos voisins d’outre-Rhin une mise en garde… du FMI. Quoique le pays se présente comme l’un des plus riches d’Europe, le taux de pauvreté atteint aujourd’hui les 17 %, soit 3 points de plus que la France (source : Eurostat)7. Et l’un des marqueurs les plus significatifs de cette augmentation des inégalités est l’essor du travail partiel imposé (phénomène qui risque donc de s’amplifier en France). En d’autres termes, la réduction du temps de travail s’est faite (et se poursuit toujours) de manière très inégalitaire, masquant une (autre) réalité oblitérée par la vulgate néolibérale : le nombre total d’heures travaillées en 2017 est égal à celui du début des années 90, « alors que la population active a progressé de 4,5 millions depuis 2003 »8.
Ces dernières remarques prouvent une fois de plus que le consensus renvoie moins à une quelconque « vérité scientifique » qu’à des rouages idéologiques, dont la portée transcende la seule sphère économique. En ce sens, la seule dénonciation de l’imposture économique (selon la locution de l’économiste Steve Keen) et des mythes qu’elle valorise en dépit de leurs carences épistémologiques apparaît insuffisante, bien que nécessaire, tant la dimension politique lui est consubstantielle, trahissant une configuration sociale qui n’a rien d’indéfectible.
Comme le soutient le philosophe Jacques Rancière, le consensus ne désigne pas l’accord pacifié des opinions, furent-elles « scientifiques », mais l’affirmation (souvent violente) d’une réalité s’efforçant d’éconduire et de réprimer toute alternative à l’ordre dominant : « seul est ce qui est » (There is no alternative, disait Thatcher). Aussi la réponse à cet ordre ne saurait-elle point être seulement d’obédience économique ; elle nécessite également une approche politique à la hauteur des enjeux, où le dissensus, par essence démocratique, s’affirme sans ambages comme cet « art stratégique des possibles » (Bensaï
Notes
1.Sur l’imposture de cette antienne de la pensée néoclassique, voir : COVA, H., « Le chêne (productif) et le roseau (néolibéral) : la fable de la flexibilité », Mediapart, 8 septembre 2015 ; et : « La (contre-)réforme du Code du Travail : la persistance d’un mythe », Mediapart, 5 avril 2016.
2. Pour une analyse concrète des effets sociologiques de cette dernière réforme, voir le très bel article du Monde diplomatique (Septembre 2017), « L’enfer du modèle allemand » (pp. 1, 6-7).
3.GODIN, R., « Le mythe du succès des réformes sociales en Allemagne », Mediapart, 6 août 2017. Les prochains développements s’appuient en partie sur ce texte.
4.- Ibid.
5.HUSSON, M., « Dix ans de crise… et puis Macron », A l’encontre, 25 août 2017.
6.Voir : COVA, H., « Les conséquences réelles du Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (CICE) : les échecs de la politique de l’offre à l’aune du pragmatisme », Pressegauche.org, 17 mars 2015.
7.oir sur le sujet : « L’Allemagne, un anti-modèle », dans : ATTAC/FONDATION COPERNIC, En finir avec la compétitivité, Paris, Syllepse, 2012, pp. 35-38.
8.GODIN, R., art. cit.
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