Le nouveau numéro de la revue Relations.
S’il faut aujourd’hui envisager l’idée d’un financement public des médias, c’est que le modèle traditionnel de la presse est dépassé.
Principalement financée par les revenus publicitaires, la presse privée a connu son essor dès la fin du XIXe siècle et aura permis au journalisme d’acquérir ses lettres de noblesse. La création de radio-télédiffuseurs publics, voués notamment à la production d’information, aura par la suite joué un rôle de premier plan tout au long du XXe siècle dans la reconnaissance de l’information comme bien culturel public et, par extension, du droit du public à l’information. Il faut souligner, par ailleurs, que c’est la syndicalisation des journalistes qui est venue assurer l’indépendance des salles de rédaction par la mise en place de conditions favorisant le respect de la déontologie journalistique.
Malgré cela, la protection syndicale n’a jamais complètement éliminé la possibilité pour les propriétaires de s’immiscer dans les rédactions. On a d’ailleurs observé dernièrement des cas flagrants d’ingérence patronale dans des décisions éditoriales. Mentionnons seulement la décision du groupe Postmedia (qui publie notamment le National Post) d’imposer son appui au gouvernement conservateur sortant à tous ses journaux lors des dernières élections fédérales, ou la tentative du président de Bell Média de faire censurer l’intervention du président du CRTC dans un reportage de CTV sur les nouveaux forfaits de télévision.
Avec l’effondrement des recettes publicitaires, l’influence des annonceurs sur les salles de rédaction s’accroît également, comme en témoigne la multiplication des contenus commandités de toutes sortes. L’accaparement d’une portion grandissante de l’assiette publicitaire restante par les géants du Web ne fait qu’accentuer la dépendance des entreprises de presse privées envers ces nouvelles formes insidieuses de publicité. Les syndicats de journalistes ont beau lutter contre ces dérives, ils ne peuvent contrer la spirale (à laquelle les sociétés d’État n’échappent pas) dans laquelle la baisse des revenus mène à des vagues de compressions consécutives et à la dégradation constante des conditions de travail des journalistes. Petit à petit, les balises déontologiques fléchissent et la qualité de l’information diminue, minant à la fois la crédibilité des médias traditionnels et la confiance du public envers les journalistes qui y travaillent.
Financement public et indépendance journalistique
C’est dans ce contexte de crise qu’il faut envisager l’idée d’un soutien public à l’information. Les différents paliers de gouvernement soutiennent d’ailleurs déjà divers secteurs de l’industrie des médias et des communications par des mesures directes ou indirectes : crédits d’impôt pour la production télévisuelle et cinématographique ; soutien à l’édition des périodiques ; financement des médias communautaires, etc. En place depuis des décennies, ces mesures n’ont donné lieu à aucune ingérence politique des gouvernements dans le contenu éditorial.
Ceci devrait atténuer la crainte légitime selon laquelle un financement public des médias serait assorti d’un pouvoir d’ingérence de l’État sur le journalisme. L’influence grandissante qu’exercent les intérêts privés des propriétaires de médias et des annonceurs sur le travail des journalistes semble être une menace bien plus immédiate à l’indépendance de la presse qu’une hypothétique influence gouvernementale. Dans une société libérale, l’investissement de fonds publics en soutien à l’entreprise privée est du reste une pratique courante qui n’a jamais remis en cause son autonomie.
S’inspirer du secteur culturel
Néanmoins, afin de limiter toute possibilité d’ingérence politique dans la répartition d’éventuels fonds publics destinés au soutien à l’information, on pourrait s’inspirer des mécanismes déjà en place dans le secteur culturel, où les enveloppes sont gérées par des instances indépendantes, comme le Fonds des médias du Canada ou les différents conseils des arts.
On pourrait également mettre en place des programmes de financement calqués sur ceux destinés au secteur culturel : un soutien au fonctionnement ou au projet pour les organismes à but non lucratif ; des crédits d’impôt, prêts et garanties pour les entreprises à but lucratif ; un soutien direct aux journalistes par le biais de bourses de recherche, de formation, de création ou de production, etc. En plus de permettre aux médias traditionnels de traverser la crise actuelle, un tel financement permettrait également de favoriser l’émergence de nouveaux médias qui explorent des modèles économiques, techniques et éditoriaux offrant de nouvelles voies au journalisme indépendant de qualité.
Pour financer de tels investissements, il faudra notamment exiger un effort fiscal des multinationales du Web comme Google et Facebook, mais aussi des conglomérats auxquels sont intégrées la plupart des entreprises de presse privées et qui refusent d’investir ne serait-ce qu’une part de leurs bénéfices dans le secteur à faible rendement qu’est l’information. Parce que s’il s’avère de moins en moins rentable aux yeux du marché, le journalisme n’en demeure pas moins une nécessité démocratique.