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Joseph Stiglitz dénonce la « malfaçon » de l’euro

6 septembre 2016 | mediapart.fr

Au moment où les banques italiennes relancent les inquiétudes sur l’euro, l’économiste américain publie une charge contre la monnaie unique, responsable du marasme européen. La thèse n’est pas nouvelle, mais il imagine des scénarios stimulants pour limiter la casse.

Dans son nouvel essai, Joseph Stiglitz donne l’impression d’enfiler la combinaison d’un astronaute qui expliquerait avoir découvert la Lune en 2016. L’ancien économiste en chef de la Banque mondiale a mis le doigt sur ce qui, d’après lui, « menace l’avenir de l’Europe » : la monnaie unique. Dès la préface, les exécutifs des 28 en prennent pour leur grade : « L’histoire de la zone euro est une leçon de morale : elle montre que des dirigeants ayant perdu tout contact avec leur électorat peuvent concevoir des systèmes qui ne sont pas bons pour les citoyens. Elle montre que les intérêts financiers l’ont trop souvent emporté dans les progrès de l’intégration économique, et que l’emballement démentiel de l’idéologie et des intérêts peut aboutir à des structures économiques peut-être lucratives pour quelques-uns, mais dangereuses pour de larges pans de population. »

Si l’on s’en tient à ses remerciements et notes en fin d’ouvrage, Stiglitz n’a visiblement rien lu des travaux d’économistes hétérodoxes, qui ont pourtant documenté, depuis une décennie, la « malfaçon » de l’euro, au point de constituer un sous-genre entier de l’édition en France et ailleurs (Frédéric Lordon, Jacques Sapir, Costas Lapavitsas, Cédric Durand, etc.). Sur des registres plus « autorisés », les limites de l’euro ont déjà été diagnostiquées, par exemple, par Martin Wolf (analyste du Financial Times, dans The Shifts and the Shocks, non traduit en français, 2014, et cité, lui, par Stiglitz), Paul Krugman en 2012(Sortez-nous de cette crise… Maintenant !, chez Flammarion) ou encore Amartya Sen dès 2011 (« L’euro fait tomber l’Europe »).

Mais le tableau d’ensemble dressé par l’Américain, s’il n’est pas neuf ni très subtil, a le mérite d’être exhaustif (et plus que jamais d’actualité, vu les soubresauts des banques italiennes cet été) : il dénonce le « fétichisme des déficits » inscrit dans les traités, la toute-puissance de l’Allemagne à Bruxelles, le manque de solidarité de l’Europe du Nord lors des décisions clés, la « navigation à vue » lors des sommets bruxellois (ce qu’il appelle « la stratégie du bord du gouffre »), ou encore la mainmise des « technocrates » et les passages en force antidémocratiques en Grèce. Sur ce dernier point, il va jusqu’à comparer les programmes de la Troïka à Athènes à « l’avion qui bombarde à 15 000 mètres d’altitude », résumant : « Le succès [dans les deux cas – ndlr] se mesure aux objectifs atteints et non aux vies détruites. »

« Les systèmes monétaires naissent et meurent », poursuit Stiglitz, qui rappelle l’expérience de Bretton Woods (qui a duré moins de trente ans). Or « nous devons penser d’abord et avant tout aux objectifs ultimes : la prospérité en Europe et le resserrement de l’intégration économique et politique. L’union monétaire apparaît de plus en plus comme un détour, certes bien intentionné, dans la marche en direction de ces nobles objectifs ». En résumé, l’euro a été édifié sans les institutions politiques qui auraient permis, en parallèle, de faire tenir ensemble une région aussi déséquilibrée que l’Europe. Les pères fondateurs étaient « bien intentionnés », veut-il croire, mais ils ont commis des erreurs majeures. Aujourd’hui, il est extrêmement difficile, juge-t-il, de corriger cette « malfaçon » des débuts, et il est temps de reconnaître ces erreurs originelles pour débloquer la situation.

Dès la préface, l’économiste, qui carbure à l’ego (il s’étonne par exemple de ne pas avoir reçu de réponses écrites des dirigeants européens après la publication d’une tribune critique dans le New York Times en 2015), compare sa démarche à celle, symétrique, de… Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique : « Parfois, un observateur extérieur peut donner une analyse plus exacte et plus objective de la culture et de la politique que ceux qui sont directement mêlés aux événements en cours. » Ce point de vue distancié d’un Américain sur le marasme européen constitue en effet tout l’intérêt du livre. Mais il produit aussi d’étonnants décalages, qui risquent de frustrer certains lecteurs.

L’analyse, par endroits, est pour le moins sommaire. La manière dont Stiglitz tourne autour del’ordolibéralisme allemand, sans jamais le citer, laisse perplexe. Sauf erreur de notre part, cette théorie inventée en Allemagne, et documentée dans de nombreux ouvrages sur l’Europe, parce qu’elle a servi de pilier à la fabrication de l’euro, n’est pas mentionnée une seule fois dans l’ouvrage… (Il n’y a qu’une note, au chapitre 6, qui se penche sur les raisons historiques de l’« obsession allemande pour l’inflation ».) L’économiste préfère parler de « néolibéralisme » ou de « fondamentalisme des marchés ». Ce qui n’est pourtant pas la même chose.

Autre gêne, sur un registre plus politique : Stiglitz place au même niveau (dès les premières lignes de la préface, mais cela revient tout au long du livre) la montée de l’extrême droite en Europe et le séparatisme catalan qui menace l’intégrité de l’État espagnol. Le texte a certes été bouclé avant le référendum sur le Brexit. Mais ce genre de rapprochements à gros traits – il y a en beaucoup d’autres dans le texte – mériterait débat. Stiglitz sait-il que c’est en Écosse et en Catalogne, deux territoires marqués précisément par des poussées indépendantistes, que l’on entend aussi, depuis les lieux du pouvoir, des discours de gauche anti-austérité qui pourraient l’intéresser, pour sortir, précisément, d’une certaine forme de pensée unique sur l’Europe qu’il dénonce avec vigueur ? Manifestement, l’affaire lui échappe, et son analyse perd en subtilité.

L’essentiel n’est sans doute pas là. L’audience d’un Stiglitz à l’échelle de l’Europe n’a rien à voir avec celle d’économistes critiques, hétérodoxes ou « atterrés » (ces derniers restant très divisés sur la question de l’euro). Il a l’oreille de (certains) puissants. Il l’écrit dans le livre : l’ex-premier ministre grec du PASOK Georges Papandréou (en partie responsable du marasme à Athènes…) est son « vieil ami ». Par le passé, il a dirigé, à la demande de Nicolas Sarkozy alors chef d’État, une commission d’économistes pour penser les limites du produit intérieur brut (PIB). À Bruxelles, il lui arrive de travailler avec la fondation des sociaux-démocrates, laFEPS. Bref, l’Américain est davantage écouté dans les lieux de pouvoir, et sa prise de position, après celle par exemple d’un Paul Krugman en 2012, est importante. Soudain, la critique de l’euro n’est plus réservée à l’extrême droite ou à certains économistes associés à la gauche critique.

Trois scénarios pour sortir de la « navigation à vue »

Sous cet angle, ce sont trois des derniers chapitres du livre (9, 10 et 11) qui s’avèrent être les plus intéressants – même s’ils sont aussi très contestables. Ex-conseiller de Bill Clinton, Stiglitz brosse les trois scénarios qui permettraient à l’Europe de sortir de cette « navigation à vue » mortifère. Il présente d’abord la piste qu’il préfère, mais qu’il juge aussi la moins probable, celle d’une zone euro plus intégrée. La liste des « changements structurels » à apporter est vertigineuse. Stiglitz plaide pour une « union bancaire » plus ambitieuse que celle déjà mise en place en réaction à la crise, la mutualisation des dettes publiques de la zone euro (les « euro-bonds »), ou encore des « stabilisateurs automatiques » adossés à la zone euro (comme une assurance-chômage à l’échelle des 19, ce qui sous-entend la création d’un budget commun). Il exhorte aussi Berlin à se défaire de son excédent budgétaire, pour le réinjecter dans l’économie sous forme d’investissements (même position, sur ce point, que la commission de Bruxelles, qui tance régulièrement Berlin pour ses excédents jugés « excessifs »).

Ces réformes sont déjà défendues par de nombreux économistes. De ce point de vue, Stiglitz, là encore, ne fait que répéter, souvent avec approximation, nombre de travaux déjà publiés sur le sujet ces dernières années, à Bruxelles et ailleurs. Mais l’universitaire étiqueté progressiste, sans s’encombrer d’une lecture trop fétichiste des traités, va tout de même un peu plus loin, lorsqu’il imagine des manières de sortir de l’emprise des critères de Maastricht (ce qu’il résume d’une formule assassine : « instaurer un cadre budgétaire commun autre qu’un pacte de suicide collectif »). Il propose de centrer la surveillance budgétaire des États à partir de l’évolution de leur « déficit structurel », « celui qui existerait si l’économie était au plein emploi ». Il veut aussi distinguer entre « dépenses de consommation » (à encadrer par des règles communes) et « dépenses d’investissement », celles capables d’assurer la relance de l’économie.

Dans le même ordre d’idées, il milite pour « davantage de flexibilité dans la gestion du système bancaire » de la zone euro, avec une astuce : la Banque centrale européenne pourrait, d’après lui, fixer un taux d’intérêt unique pour la zone euro (là-dessus, elle n’a pas trop le choix…), tout en mettant en place, en parallèle, des « normes réglementaires » à géométrie variable, selon les pays et la santé de leur système bancaire (c’est-à-dire des contraintes variables sur les niveaux de fonds propres des banques, ce matelas qu’elles doivent financer en cas de coup dur).

Dans l’esprit de Stiglitz, il ne s’agit pas tant d’en finir avec les « règles » si chères à Berlin, que d’utiliser ces règles de manière plus flexible. Face à l’arrogance d’une Allemagne arc-boutée sur la défense de ses certitudes économiques, il plaide pour une approche plus modeste de la théorie, qui permettrait, aussi, de redonner des « marges de liberté » aux pays, selon leurs spécificités et leur histoire économique. « L’Allemagne souligne qu’il est important de respecter les règles. Respecter de mauvaises règles peut conduire à la catastrophe. […] Il est difficile de concevoir un ensemble de règles qui soit approprié pour tous les pays, en toutes circonstances.

De fait, nous devons admettre les limites de notre savoir. » Mais à ses yeux, ces pistes ont peu de chance de voir le jour à court terme, étant donné la situation politique à travers le continent. Ces changements, « c’est beaucoup moins que le degré d’intégration économique et politique constaté aux États-Unis et dans d’autres structures fédérales qui partagent une monnaie commune. Mais c’est beaucoup plus que ce qui existe aujourd’hui », avance-t-il, conscient de l’ampleur du défi.
L’auteur consacre donc un chapitre à un autre scénario, celui d’un « divorce à l’amiable ». Ce ne serait pas forcément l’éclatement de l’euro en 19 monnaies différentes, mais quelques « regroupements » géographiques de devises (« deux ou trois »). Il écrit en particulier qu’une Grèce sortie de l’euro selon un protocole bien défini (et qui inclut une restructuration de la dette) se porterait bien mieux que la Grèce d’aujourd’hui, piégée par les programmes d’austérité de la Troïka. Sur sa lancée, il reprend à son compte une vieille idée controversée : une sortie de l’Allemagne de la zone euro, pour résoudre la crise. Ce serait « un moyen plus simple de guérir l’Europe », précisant : « Le départ de certains pays du Nord permettrait aux autres d’ajuster leur taux de change par rapport à ces pays. Cet ajustement les aiderait à rétablir leur balance de comptes courants sans qu’ils aient à recourir aux récessions ou à la stagnation pour réprimer les importations. »

Dernier scénario discuté par Stiglitz, celui de l’« euro flexible  », où l’euro d’un pays pourrait varier en valeur par rapport à celui d’un autre. Le point clé, ici, serait d’assurer une « stabilité des taux de change relatifs ». Mais là encore, rien n’est gagné. S’ils veulent éviter une sortie désordonnée – et très coûteuse – de l’euro, pour emprunter l’un de ces scénarios « vertueux  », les Européens vont devoir faire preuve d’une coopération – pour ne pas dire d’une solidarité – qui leur fait terriblement défaut depuis les premiers soubresauts de la crise. On en est encore très loin. Comme l’écrit Stiglitz avec grandiloquence, « l’Europe mérite mieux, le monde aussi ».
L’Euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, de Joseph E. Stiglitz, éditionsLes Liens qui libèrent, 24 euros. En librairie le 14 septembre

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