Tiré du blogue de l’auteur.
Raisons d’État et (dé)raisons communautaires
"Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est LA forme réinventée de l’antisémitisme". D’un côté, cette déclaration d’Emmanuel Macron, en complicité avec Benyamin Nétanyahou, premier ministre israélien, le 16 juillet 2017 lors de la commémoration officielle des rafles du Vel d’Hiv’ à Paris.
De l’autre, l’angoisse d’un historien israélien, Zeev Sternhell, spécialiste du fascisme et des nationalismes européens du tournant du XXe siècle, défenseur des Lumières, telle qu’elle transparaît dans une tribune au Monde le 20 février dernier. A propos des propositions de loi dites "fondamentales", c’est-à-dire constitutionnelles, avancées par les droites nationalistes et religieuses à la Knesset, en janvier 2018, il écrit : "Grâce à l’impuissance de la gauche, cette législation servira de premier clou dans le cercueil de l’ancien Israël, celui dont il ne restera que la déclaration d’indépendance, comme une pièce de musée qui rappellera aux générations futures ce que notre pays aurait pu être si notre société ne s’était moralement décomposée en un demi-siècle d’occupation, de colonisation et d’apartheid dans les territoires conquis en 1967, et désormais occupés par quelque 300 000 colons. Aujourd’hui, la gauche n’est plus capable de faire front face à un nationalisme qui, dans sa version européenne, bien plus extrême que la nôtre, avait presque réussi à anéantir les juifs d’Europe. C’est pourquoi il convient de faire lire partout en Israël et dans le monde juif les deux entretiens faits par Ravit Hecht pour Haaretz (3 décembre et 28 octobre 2017) avec Smotrich et Zohar. On y voit comment pousse sous nos yeux non pas un simple fascisme local, mais un racisme proche du nazisme à ses débuts."
A l’heure des décompositions démocratiques en Europe au sein desquelles s’épanouit l’antisémitisme assassin des Mohamed Merah, du "gang des barbares" et de l’assassin de Mireille Knoll, l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme opéré par le président français entretient et consolide une confusion qui, très probablement, risque de favoriser l’antisémitisme-même que ce discours entend combattre. Car au lieu de politiser le conflit israélo-palestinien, la déclaration d’Emmanuel Macron le communautarise, c’est-à-dire la ramène au degré zéro de la politique, celui des origines ethniques et des appartenances confessionnelles.
Alors que l’ethnicisation du conflit fait le jeu des droites extrêmes - israéliennes et européennes - les gauches internationalistes ont depuis longtemps construit des ressources critiques pour déplacer l’affrontement sur un terrain politique et non plus ethnique. C’est justement ce pas de côté qui faisait dire à ce "juif non-Juif" et communiste hérétique qu’était Daniel Bensaïd : "Politiquement et moralement, je me sens plus proche d’un Elias Sanbar, d’une Leïla Shahid, d’un Edward Saïd, de militants et d’intellectuels palestiniens ou arabes, que d’un Shmuel Trigano, d’un Alain Finkielkraut, d’un Bernard-Henri Lévy, d’un Pierre-André Targuieff, d’un Laurent Fabius ou d’un rabbin Sitruk." ("Approches internationalistes de la question juive", archives personnelles publiées par www.danielbensaid.org, probablement en 2007).
En ce sens, pour re-politiser le conflit israélo-palestinien, le "colonial" semble être une catégorie incontournable pour penser ce conflit, ses violences, ses résistances, sa répression. L’accusation de colonialisme est l’un des premiers arguments qu’ont évoqués les opposants juifs au sionisme - et parmi eux des juifs internationalistes - dès la fin du XIXe siècle. C’est ce que soulignent chacun à leur manière Yakov Rabkin dans Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004) et Daniel Bensaïd dans ses "Approches internationalistes de la question juive".
Avant 1947
Les manières de penser le fait colonial sur le terrain de la Palestine historique renvoient donc à une longue durée de plus d’un siècle dans laquelle les évolutions sont nombreuses jusqu’à nos jours. En ce sens, il n’est pas inutile de rappeler que les fondateurs du sionisme assumaient entièrement le caractère colonial de leur projet politique.
Cela est vrai du journaliste autrichien Theodor Herzl, père spirituel de l’Etat d’Israël, qui inscrit la constitution d’un État-nation juif en Palestine dans le cadre plus large de la mission civilisatrice européenne. Il écrit dans Der Judenstaat (1896) que la formation d’un tel État en Palestine est dans l’intérêt de l’Europe car "nous formerions là-bas un élément d’un mur contre l’Asie, ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie". (Cité par Michaël Séguin, "Conceptualiser la colonialité d’Israël", Cahiers d’histoire. Revue critique d’histoire. Cela est vrai également d’autres fondateurs idéologiques du mouvement sioniste comme le philosophe socialiste allemand Moses Hess ou bien du médecin polonais Leo Pinsker à la tête des "Amants de Sion" en Palestine à partir de 1884 et qui sont d’ailleurs à l’origine des premières colonies agricoles. Enfin, on voit dans la presse arabe et l’intelligentsia palestinienne au début du XXe siècle l’apparition de la préoccupation conjointe du contrôle des terres et des ambitions nationales des colons sionistes.
Anticolonialisme et libération nationale (années 1960 et 1970)
Après la proclamation de l’État israélien en 1947, la première guerre israélo-arabe et l’expulsion d’environ 750 000 Palestiniens de leurs terres, de nouvelles manières de penser le nouvel État émergent. Fayez Sayegh, fondateur du centre de recherche de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Beirouth, offre l’exemple d’un premier courant critique qui s’affirme des années 1950 aux années 1970. Dans Zionist Colonialism in Palestine (1965), Sayegh soutient que le projet politique qu’incarne Israël est associé à l’impérialisme occidental tout en présentant des spécificités qu’il s’efforce de saisir. Premièrement, les colons sionistes ne poursuivent pas des fins d’enrichissement personnel ou d’expansion impériale. Ils œuvrent à la construction d’un État-nation pour les Juifs du monde. Deuxièmement, ils visent à se substituer aux habitants autochtones de la Palestine et non pas à les soumettre et les dominer. Troisièmement, seul le soutien des puissances impérialistes peut assurer le succès du projet sioniste face à la résistance des Arabes de Palestine.
Prenant acte de l’épuration ethnique pratiquée au cours de la guerre de 1947-48, du racisme et de la violence inhérente au projet sioniste, il soutient que le but suprême du sionisme "a été et reste toujours la création d’un État qui englobe toute la Palestine (appelée par les sionistes "Eretz Israël" ou Terre d’Israël) entièrement, débarrassée des Arabes." (Cité par Michaël Séguin, loc. cit., p. 140).
La Charte nationale palestinienne de 1968, rédigée par l’OLP, adopte le même cadre conceptuel au sujet d’Israël et du sionisme, ce qui est illustré notamment par son article 22 qui stipule : "Le sionisme est un mouvement politique organiquement lié à l’impérialisme international et opposé à toute action de libération et à tout mouvement progressiste dans le monde. Il est raciste et fanatique par nature, agressif, expansionniste et colonial dans ses buts, et fasciste par ses méthodes. Israël est l’instrument du mouvement sioniste et la base géographique de l’impérialisme mondial, stratégiquement placé au cœur même de la patrie arabe afin de combattre les espoirs de la nation arabe pour sa libération, son union et son progrès. Israël est une source constante de menaces vis-à-vis de la paix au Proche-Orient et dans le monde entier. Étant donné que la libération de la Palestine éliminera la présence sioniste et impérialiste et contribuera à l’instauration de la paix au Proche-Orient, le peuple palestinien compte sur l’appui de toutes les forces progressistes et pacifiques du monde et les invite toutes instamment, quelles que soient leurs affiliations et leurs croyances, à offrir aide et appui au peuple palestinien dans sa juste lutte pour la libération de sa patrie."
Au cours de ces mêmes années "soixante-huit" et en parallèle au mouvement palestinien de libération nationale s’élabore une critique anti-coloniale d’Israël par des auteurs juifs dissidents. Le sociologue et orientaliste marxiste Maxime Rodinson publie en juillet 1967 dans les Temps modernes de Jean-Paul Sartre (numéro consacré au conflit israélo-palestinien) son article qui pose la question : "Israël, fait colonial ?" Rompant les rangs communautaires, Rodinson tentait de démontrer à partir d’une lecture de l’histoire du sionisme en Palestine que "la formation de l’État d’Israël sur la terre palestinienne est l’aboutissement d’un processus qui s’insère parfaitement dans le grand mouvement d’expansion européo-américain des XIXe et XXe siècles pour peupler ou dominer économiquement et politiquement les autres terres". La mentalité coloniale attribuant à toute population européenne une supériorité civilisationnelle intrinsèque par rapport aux autres peuples et civilisations du monde - cette mentalité, soutenait Rodinson, était présente même au sein de cette minorité persécutée et subalterne du début du XXe siècle qu’est le monde juif européen.
Cette conception était également partagée par l’Organisation socialiste israélienne (en hébreu, Matzpen ou Matspen). Selon le témoignage de Michel Warchawski qui y adhère en 1968, cette organisation devient rapidement le "répondant local", c’est-à-dire israélien, de cette révolte globale qu’a été Mai 1968. (Cf. Michel Warchawski, "A Karameh, le baptême du feu de la résistance palestinienne", L’Anticapitaliste, no. 424, 5 avril 2018). Dans The Other Israel, paru en 1972, le militant de Matzpen, Arie Bober, écrit : "Loin d’offrir un refuge pour les Juifs persécutés du monde, l’État sioniste mène les nouveaux immigrants comme les anciens colons [settlers] vers un nouvel holocauste en les mobilisant dans une entreprise coloniale et une armée contre-révolutionnaire contre la lutte des masses arabes pour la libération nationale et l’émancipation sociale." (Cité par Michaël Séguin, loc. cit., p. 141-142).
Le tournant critique des sciences sociales (fin des années 1980)
A la fin des années 1980, une nouvelle générations d’historiens renouvellent le questionnaire de l’historiographie israélienne et s’attaquent au récit fondateur de la victoire de 1948 pour en offrir une version qui cherche à restaurer le point de vue palestinien de la Nakba et déconstruire l’histoire officielle israélienne. Partant d’archives nouvellement accessibles, ces historiens remettent donc en cause à la fin des années 1980 l’histoire académique dominante sur la fondation d’Israël et seront rapidement ostracisés dans leur champ disciplinaire.
Outre la critique du narratif dominant de la "guerre d’indépendance" de 1947-48 que l’historiographie officielle montrait comme un événement héroïque où les forces armées juives étaient en position d’infériorité numérique face aux armées arabes, les nouveaux historiens ont surtout mis en lumière les enjeux liés au départ des 750 000 Palestiniens au cours de cette guerre. Aux yeux de la version officielle de la guerre, ce départ était un dommage collatéral de la guerre. En s’appuyant sur les archives du gouvernement, de l’armée et des institutions du Yishouv (la communauté juive de Palestine avant 1948), ainsi que des archives personnelles de dirigeants Benny Morris écrit The Birth en 1987 pour montrer que le plan Dalet avait pour but de terroriser puis d’expulser les civils Palestiniens, il n’était pas pour autant un plan d’expulsion. Opposé à cette interprétation, Ilan Pappé interprète ce départ des Palestiniens suivant le paradigme de "nettoyage ethnique" et non plus sous l’angle de la "guerre". Il est l’auteur de La guerre de 1948 : aux origines du conflit israélo-arabe (La Fabrique éditions, 2000, 389 pages). A la différence de Benny Morris, il s’appuie aussi sur des sources orales pour exhumer les circonstances de cet événement.
Parallèlement au "débat postsioniste" déclenché par ces "nouveaux historiens" dans l’espace public et académique en Israël à la fin des années 1980, des sociologues renouvellent les savoirs sur la situation coloniale spécifique au conflit israélo-palestinien. Baruch Kimmerling publie Zionism and Territory en 1983. Il y met en évidence l’éthos que le Yishouv a dû développer pour conquérir et contrôler les terres palestiniennes. Sa démarche wébérienne insiste sur la propriété, la présence et la souveraineté pour prendre contrôle du territoire : l’acquisition de terres, notamment par le biais du Fonds national juif, a pour but de s’assurer que les terres acquises ne puissent retourner entre des mains non juives. La formation de colonies agricoles permet une présence sur les terres acquises mais aussi la conquête du travail et des marchés en assurant l’existence de travailleurs et de consommateurs exclusivement juifs. La souveraineté enfin s’exerce par les nouveaux occupants des terres palestiniennes contre les fellahen dépossédés, y compris par les armes.
C’est également la problématique de la situation coloniale qui se trouve au cœur des travaux de Gershon Shafir dans Land, Labor and the Origins of the Israeli-Palestinian Conflict 1882-1914 (https://books.google.fr/books/about/Land_Labor_and_the_Origins_of_the_Israel.html?id=OBzoJJGUAvUC&redir_esc=y) publié en 1989. Dans la formation historique des rapports économiques entre société juive colonisatrice et société autochtone/palestinienne colonisée, la délimitation des frontières nationales israéliennes sur une base ethnique a également une incidence sur la société juive elle-même : "Les Yéménites, ainsi que d’autres Juifs misrahim, furent incorporés dans la société israélienne, mais placés dans une position d’infériorité sur le marché du travail et dans la structure sociale, alors que les Arabes palestiniens furent définitivement exclus, même comme force de travail." (Cité par Michaël Séguin, loc. cit., p. 144). Exclusivisme ethnique et nettoyage ethnique seraient donc deux corolaires de cette manifestation tardive d’expansionnisme européen que serait Israël selon Gershon Shafir. Les misrahim, c’est-à-dire les Juifs orientaux, ont également fait l’objet de recherches par les courants des Cultural Studies et des Postcolonial Studies, sous l’influence d’Edward Said et de Franz Fanon. C’est le cas de l’article pionnier d’Ella Shohat, "Sephardim in Israel : Zionism from the Standpoint of its Jewish Victims" paru en 1988 dans la revue Social Text. S’appuyant sur le discours de politiciens, de journalistes et de chercheurs, elle met en évidence le traitement discriminatoire et l’infériorisation symbolique des Juifs arabes à leur arrivée en Israël dans les années 1950 en raison des représentations orientalistes qui faisaient des misrahim des êtres inférieurs, proche en cela des Palestiniens, des Arabes, des musulmans.
Settler Colonial Studies (années 2000)
Dans le sillage de l’ensemble de ces travaux, les années 2000 voient l’affirmation d’un autre courant de recherche, les Settler Colonial Studies, qui prolonge les acquis antérieurs tout en ouvrant de nouvelles voies pour la compréhension du conflit en cours. Lorenzo Veracini explique dans son introduction au no. 1 de la revue Settler Colonial Studies (2011) que le colonialisme et le colonialisme de peuplement sont tous deux une domination étrangère/exogène. Mais dans le second cas, c’est la poursuite d’installation de colons et de fondation d’une nouvelle société en substitution à la société autochtone qui prévaut, alors que dans le premier cas, le colonialisme classique, c’est l’enrichissement ou la puissance de la métropole qui est le but de la colonisation.
Lorenzo Veracini propose dans Israel and Settler Society (2006) de comprendre le conflit israélo-palestinien non pas dans sa singularité comme le fait la vision dominante mais suivant ses points communs et ses liens avec les autres colonialismes de peuplement. Il compare de la sorte les mouvements sioniste et afrikaner pour conclure qu’ils favorisent tous deux une séparation entre groupes ethniques/raciaux, aboutissant dans les deux cas à une territorialisation de cette politique de ségrégation (apartheid). Ensuite, les stratégies répressives des autorités israéliennes lors de la seconde Intifada (2000-2005) sont comparées à celles de la France coloniale en Algérie (1954-1962) pour en conclure que les deux cas partagent des similarités dans la brutalité et les méthodes répressives employées. Enfin, la mise en relation de l’historiographie israélienne avec l’historiographie australienne permet à l’auteur de mettre en évidence une même logique de réécriture de l’histoire et de négation de la violence au fondement des deux États concernés.
C’est d’ailleurs les violences symboliques qui concentrent l’attention de toute une série de travaux récents sur le sionisme. L’historien Gabriel Piterberg passe en revue dans The Returns of Zionism (2008) des travaux littéraires, sociologiques et historiques israéliens afin d’interroger l’imaginaire politique sioniste. La thèse de Piterberg est que cet imaginaire politique permet l’effacement de la présence palestinienne car il opère en tant que récit colonial à partir de l’héritage de l’historicisme et du romantisme allemand du XIXe siècle, indissociables du colonialisme. Nur Masalha explore la même dimension dans The Palestine Nakba (2012) où il examine plus concrètement les différents moyens employés par Israël pour effacer la présence palestinienne : toponymie désarabisée, plantation de forêts pour européaniser l’environnement et effacer la trace de villages palestiniens, spoliation de collections, de bibliothèques et d’archives palestiniennes, réécriture de l’histoire en confisquant la parole des Palestiniens sont les moyens analysés ici. Parallèlement, The Palestine Nakba est un plaidoyer méthodologique pour l’histoire orale afin de décoloniser l’histoire et accéder à la voix des subalternes.
Il est devenu courant aujourd’hui de déplorer le retour des guerres de religion, des haines identitaires, des obsessions d’appartenance. La question palestinienne et le conflit israélo-palestinien n’en sont qu’un des terrains où l’on peut voir l’affaissement des cultures politiques développées au XXe siècle. L’échec des mouvements historiques d’émancipation du XXe siècle marque à la fois la société israélienne, les Palestiniens, le monde arabe et les sociétés européennes comme la nôtre. Pour "renouer le fil" (Daniel Bensaïd) avec l’émancipation, penser/agir à partir de la problématique du fait colonial, ici et là-bas, semble donc une voie stratégique pour construire des appartenances, des identités, des liens entre sujets politiques à part entière.
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