On se frotte les yeux d’incrédulité. Un journaliste israélien qui se définit comme n’étant ni religieux ni nationaliste a écrit : « Les gens de Mercaz Harav et de Gush Emunim [1] n’ont rien volé à personne. Ce qu’ils ont fait depuis ces 49 dernières années a été d’éduquer, ce qui est impressionnant, et de mobiliser et recruter, ce qui est enthousiasmant. » (Ari Shavit, 11 août)
Nous sommes en 2016, et le crime a ainsi été blanchi, voire devenu un exemple pédagogique. La victoire a été déclarée.
Un mouvement qui n’a pratiquement fait que voler des terres [colonie] gagne donc l’admiration d’une personne qui se définit comme étant du « centre radical ». Ce mouvement dont l’existence est fondée sur l’expulsion, la fraude et la corruption est devenu non seulement légitime, mais même « enthousiasmant » et « impressionnant » pour une personne qui se considère pourtant comme étant éclairée. Un mouvement basé sur la manipulation des croyances religieuses est admiré par une personne qui se considère pourtant comme étant laïque.
Il est difficile de croire que l’auteur ait écrit ces lignes sérieusement. On ne peut guère être laïque et croire au droit biblique validant l’existence de Shiloh et Itamar [deux colonies de Cisjordanie] ; si on n’est pas nationaliste on ne peut guère être impressionné par l’éducation dispensée dans le groupe de colonies de Gush Etzion [en Cisjordanie] et par la Yeshiva [centre d’étude de la Torah et du Talmud] du Mercaz Harav.
De quelle éducation s’agit-il exactement ? On ne peut pas prétendre à une probité morale et soutenir dans le même temps l’entreprise la plus criminelle de l’histoire du pays. Mais le fait que ces choses aient été écrites presque en passant, comme si elles allaient de soi, montre bien à quel point « l’ambiance idéologique » d’Israël s’est dégradée. Un projet lancé de nuit par des voleurs est devenu un vol effectué en plein jour, avant de se transformer en une entreprise légitime, y compris digne d’admiration.
Qu’est-ce qui est admirable dans le mouvement Gush Emunim qui encourage la colonisation des terres ? En quoi est-il enthousiasmant ? Shavit s’enthousiasme pour Israël Harel, qui a fondé la colonie d’Ofra, dont au moins 58 % des maisons ont été construites sur des terres privées volées, et les autres sur des terres nationales volées.
Comment comprendre cela ? Le vol de terre serait donc enthousiasmant ? Shavit pourrait-il imaginer comment il aurait réagi si on lui volait ses terres privées et si des étrangers s’y installaient de force ? Shavit a écrit que Harel était un des seuls chroniqueurs de Haaretz à avoir changé la réalité. C’est exact : il a totalement mutilé la réalité, et aujourd’hui il vit à Tel-Aviv. Sans ses actions et celles de ses amis, Israël serait un pays différent – certainement plus moral et apparemment également plus sûr.
On peut bien sûr s’enthousiasmer au sujet de la colonie d’Ofra. Le crime a toujours titillé certaines personnes. On peut même être impressionné par la reprise des pouvoirs centraux par les sionistes religieux, si l’on néglige le fait qu’il s’agit d’une OPA hostile. Mais alors on ne peut plus s’enorgueillir de sa laïcité et de son progressisme.
Non, Ari, cela est incompatible. Ce que tu as écrit te situe dans le camp nationaliste, religieux et rétrograde. On ne peut pas se targuer d’être dans un monde et vanter ce qui se passe dans l’autre. Cette entreprise qui t’a tellement enthousiasmé n’a presque rien contribué à l’Etat. A moins que ce ne soit un nombre croissant de soldats qui s’engagent dans l’armée ?
En fait, elle nous a amené les plus grands désastres. Et quelle a été la contribution du sionisme religieux ? Les projets du dirigeant colon Ze’ev Hever et son organisation Amana et ses escroqueries [The Independent, dans un article de Matt Broomfield, dénonçait l’acceptation par le gouvernement de transférer des terres à l’organisation sioniste Amana] ?
Qu’est-ce qui a poussé jusqu’à présent dans les sillons des colonies et dans la terre des « avant-postes » ? Uniquement des communautés de cités-dortoirs armées ayant une industrie et une agriculture négligeables, des banlieues qui subsistent de manière artificielle uniquement à cause des quantités folles d’argent qu’on leur verse. En termes de réflexion intellectuelle, rien d’autre n’en a émergé, ce qui n’est guère surprenant, car un mouvement corrompu ne peut pas produire de la créativité.
Oui, pour le moment, les colons ont gagné. Le fait de les idéaliser ne fait qu’illustrer à quel point cela est vrai. Le pays déborde de leurs adeptes, on voit des kippas dans tous les cercles du pouvoir, la ferveur religieuse brûle dans tous les coins. C’est peut-être une victoire qui change la face du pays – c’est ce qui arrive déjà – mais ce tigre pourrait se transformer en papier.
Cela s’est déjà passé une fois, à Gaza en 2005 [« évacuation » des colons israéliens de Gaza]. Ce qui est construit sur des bases pourries dure rarement. Mais pour cela il faut qu’il y ait une force d’opposition. Or cette dernière n’existe pas et on ne la perçoit pas à l’horizon. Rien n’illustre plus clairement cela que l’article d’Ari Shavit. (Article publié dans le quotidien Haaretz, le 14 août 2016 ; traduction A l’Encontre)
Notes
[1] Mercaz Havav renvoie à la yechiva nationale religieuse établie à Jérusalem dans le quartier de Kyriat Moshe. Gush Emunim est un mouvement politico-messianique créé dans le but d’établir des colonies juives en Cisjordanie (pour lui, la Judée-Samarie biblique). Il a émergé dans la foulée des conquêtes sionistes lors la guerre des Six-Jours. (Réd. A l’Encontre)
[2] The Independent, dans un article de Matt Broomfield, le 9 mai 2016, dénonçait l’acceptation par le gouvernement de transférer des terres appartenant à des familles palestiniennes à l’organisation sioniste Amana, dirigée par le qualifié de terroriste Ze’ev Hever, spécialisé entre autres dans l’établissement de faux titres de propriété. (Réd. A l’Encontre)