Édition du 24 septembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Irak. Les débats sur le Code du statut personnel font rage

Les élites chiites, au pouvoir en Irak depuis 2003, essaient de remettre en cause le Code du statut personnel qui règle les affaires familiales pour tous les musulmans, chiites comme sunnites. Avec la nouvelle proposition, les Irakiens pourraient choisir le droit spécifique chiite qui, par exemple, accepte le mariage temporaire ou celui des enfants. Pour l’heure, une partie de la société civile s’oppose à cette fracture du droit qui fragiliserait le droit des femmes et les enfants.

Tiré d’Orient XXI.

Depuis une proposition d’amendement du Code du statut personnel soumise au Parlement au cours de l’été, des débats passionnés ont envahi la scène politique et médiatique irakienne. Adoptée en 1959, la loi 188 du statut personnel définit un ensemble de dispositions légales — distinct du Code civil — qui rassemble les droits et les devoirs des citoyens musulmans en matière de mariage, de divorce, de garde d’enfants et d’héritage. L’amendement proposé rompt avec le système actuel valable pour tous les musulmans et autorise des distinctions fondées sur les principes chiites et sunnites. Les mariages, par exemple, seraient contractés selon la jurisprudence choisie au lieu de se conformer à la loi existante.

D’un côté, plusieurs groupes islamistes chiites au pouvoir depuis l’invasion américaine de 2003 ont plaidé en faveur de l’introduction d’un code sectaire. Ils insistent sur l’importance d’aligner toutes les lois sur la charia et sur la jurisprudence Jaafari (1) pour les musulmans chiites. Ils accusent leurs opposants de remettre en cause les valeurs religieuses et culturelles fondamentales et d’être des agents de l’Occident. Récemment, ils ont également rejeté un article du Code du statut personnel qui accorde la garde des enfants à la mère, l’estimant en contradiction avec la « charia » qui l’attribue au père.

Entre-temps, des organisations de défense des femmes et des droits humains, un réseau d’intellectuels et de personnalités des médias, ainsi qu’un large éventail d’opposants politiques se sont fortement mobilisés contre cette proposition (2). Organisés autour de la coalition « Alliance 188 », ils ont fait valoir que cet amendement remettait radicalement en cause la loi 188 considérée comme équitable et unificatrice pour les musulmans chiites et sunnites : en l’état actuel, elle garantit les droits fondamentaux des femmes, tels que l’âge minimum du mariage, le droit au divorce et la garde des enfants. Autoriser des codes sectaires distincts est source de division, assurent-ils, dans un contexte déjà marqué par la prédominance des tensions entre communautés et l’augmentation, durant ces décennies des guerres, des normes misogynes et patriarcales, surtout lorsque la violence politique règne.

Les interprétations de l’école chiite dominante en Irak, la jurisprudence Jaafari, déterminent l’âge de la maturité pour les filles dès neuf ans et autorisent différents types de mariages précaires (3), avec très peu de droits pour les femmes. S’il est adopté, l’amendement proposé fournira un fondement juridique aux mariages d’enfants, un phénomène déjà répandu dans le pays, et aux unions matrimoniales qui n’offrent aucune protection juridique aux conjointes. En outre, l’Alliance 188 a souligné la faiblesse structurelle du Parlement et le recours, par les groupes politiques chiites, à des méthodes antidémocratiques telles que l’intimidation, la menace de violence et le manque de transparence, pour faire adopter l’amendement. (4)

Ces débats sont souvent présentés comme une lutte entre les forces religieuses qui tentent d’imposer les lois régressives et misogynes de la charia et les forces laïques qui s’opposent à la religion et défendent les droits des femmes. Mais il s’agit d’une caricature, qui ne permet pas de comprendre ce qui est réellement en jeu.

Un conflit entre forces laïques et religieuses ?

Le Code du statut personnel n’est pas une loi laïque : il ne place pas sous l’autorité du Code civil national les « questions personnelles » de tous les citoyens, de toutes les religions et de toutes les sectes. Il permet aux musulmans de bénéficier d’interprétations spécifiques des jurisprudences chiite et sunnite — lesquelles qui ont été négociées par plusieurs acteurs, y compris des oulémas (corps de savants musulmans) des deux écoles, au cours des décennies qui ont précédé l’établissement de la loi 88 en 1959.

En d’autres termes, ces débats se situent à l’intersection de la construction de l’État et de la nation aux époques coloniale et postcoloniale — un processus qui implique divers groupes sociaux et politiques en concurrence pour le pouvoir et la légitimité, et qui est profondément marqué par les questions de classes, de « races » et de genre.

Les mobilisations autour du Code du statut personnel ne sont pas nouvelles. Plusieurs groupes islamistes chiites ont fait des propositions similaires à celle de cet été, quasiment chaque année, depuis l’invasion et l’occupation menées par les États-Unis en 2003. Elles se heurtent toujours à une forte opposition de la part des féministes et des mouvements progressistes. Elles sont d’ailleurs largement rejetées par les Irakiens eux-mêmes, qu’ils soient chiites ou sunnites.

Cette obsession a commencé immédiatement après l’invasion, avec le décret 137 (5), à l’initiative d’Abdel Aziz Al-Hakim (1953-2009), alors chef du Conseil suprême islamique d’Irak, l’une des principales organisations islamistes chiites ayant pris le pouvoir à la suite de l’invasion américaine. Le décret 137 visait à abolir le Code du statut personnel et à le remplacer par des codes sectaires. Bien que cette tentative ait échoué, en partie en raison de la mobilisation des féministes, le décret a été réintroduit sous la forme de l’article 41 de la Constitution adoptée en 2005 : ce dernier prévoit la liberté pour les Irakiens de choisir leur « statut personnel » en fonction de leurs croyances religieuses et sectaires. Contesté à l’époque par les groupes féministes, l’article 41 est souvent cité par les partis politiques chiites comme fondement juridique de leur proposition d’amendement.

L’invasion de 2003 a engendré une dynamique ayant beaucoup de traits communs avec celle de l’établissement de l’État moderne pendant l’ère coloniale (6). Comme les Britanniques dans les années 1920, les Américains ont privilégié une version fragmentée, sectaire et tribalisée de la citoyenneté, en établissant un système politique basé sur des quotas communautaires, le système muhasasa, et en s’alliant avec les forces les plus réactionnaires.

À bien des égards, l’article 41, rédigé et voté dans le contexte d’une occupation brutale, et les propositions répétées visant à établir une loi sectaire sur le statut personnel, constituent une version « américanisée » du régime politique irakien que les groupes islamistes chiites au pouvoir se sont appropriés, tout comme son argument libéral de la « liberté de choix ».

Si la proposition d’amendement était adoptée, cela signifierait un retour à un système juridique remontant à l’époque de la monarchie et de ses tribunaux religieux, tribaux et sectaires, et l’effacement de l’héritage de la première République irakienne (1958-1968). Cet héritage a été façonné par la culture de gauche anti-impérialiste des années 1950 qui a établi l’autorité de l’État émergent sur diverses organisations politiques, y compris sur les puissances coloniales et sur les autorités religieuses.

En outre, l’établissement du Code du statut personnel a marqué la participation des groupes de femmes, représentés en 1959 par Naziha Al-Dulaimi (1923-2007) — communiste et dirigeante de la Ligue des femmes irakiennes, puis ministre —, à la négociation de leurs droits. Elle était alors considérée comme l’une des plus progressistes dans la région.

Au moment de sa rédaction, les groupes islamistes chiites, qui émergeaient lentement, ont contesté la loi, estimant qu’elle sapait leur pouvoir. Les principales organisations prônant une citoyenneté fondée sur l’égalité étaient les forces révolutionnaires de gauche. Dans les années 1940 et 1950, les plus radicales d’entre elles ont exigé que le « statut personnel » soit inscrit dans le Code civil, qui accorde des droits égaux à tous les citoyens, indépendamment de leur sexe, de leur secte ou de leur religion.

À bien des égards, on peut affirmer qu’en dépit de leur opposition affichée, les intérêts des groupes chiites islamistes coïncident avec ceux des puissances coloniales et néocoloniales d’hier et d’aujourd’hui sur un point fondamental : saper les forces politiques progressistes qui prônent une citoyenneté fondée sur l’égalité dans un État fort et souverain.

Toutefois, les partis chiites qui militent en faveur de cet amendement ne sont plus la minorité politique qu’ils étaient sous la monarchie soutenue par les Britanniques au siècle dernier. Ils sont, depuis 2003, au centre du pouvoir politique. On peut se demander ce que signifie pour eux l’affirmation de leur identité religieuse sectaire alors qu’elle est déjà hégémonique dans le pays.

Au cœur des systèmes de pouvoir

Depuis sa création, à chaque crise, à chaque tournant politique, le Code du statut personnel a fait l’objet de réformes. Le régime autoritaire du parti Baas l’a également utilisé comme outil politique à différents moments de l’histoire (7).

L’élite politique chiite portée au pouvoir en 2003, son idéologie et sa politique se sont révélées particulièrement antidémocratiques, brutales, corrompues, sectaires, misogynes et machistes. Elles ont permis la mise en place du système politique ethno-sectaire fragmenté et alimenté une violence politique à la fois sectaire et sexiste, par l’intermédiaire de ses divers groupes armés (dont beaucoup sont alliés au régime iranien). Après des décennies de guerre et de militarisation, la violence est le langage de la masculinité et du pouvoir.

Plus important encore, cette élite a également facilité le démantèlement de l’État et de ses institutions, ainsi que de tous les mécanismes de redistribution des richesses, la privatisation de tout ce qui soutient la vie urbaine, de l’accès à l’électricité, à l’eau, à la santé et à l’éducation.

Au cours de l’année écoulée, elle a lancé des attaques répétées contre les droits des femmes et l’égalité des sexes, depuis l’adoption d’une loi anti-LGBTQ jusqu’à l’interdiction de l’utilisation du mot « genre ». Les théories du complot anti-occidental et les paniques liées à la « moralité sexuelle » ont servi d’écran de fumée pour détourner l’attention de l’opinion publique et d’outil pour saper l’opposition et justifier la répression violente des manifestations comme de la dissidence.

À bien des égards, on peut considérer ces attaques comme une illustration de la perte progressive de popularité de ces groupes, perçus comme responsables des terribles réalités sociales, politiques et économiques du pays, ainsi que de la violence généralisée qui domine la vie quotidienne des Irakiens. Enfin, cette stratégie est également caractéristique de la concurrence entre chiites et chiites, chaque groupe cherchant à s’affirmer par rapport à l’autre, et de l’hégémonie de l’Iran dans les affaires politiques de l’Irak.

Ce débat montre aussi comment le pouvoir opère dans le pays et dans le monde contemporain. Les droits des femmes et les questions de genre sont au cœur des systèmes de pouvoir, un point focal sur lequel le pouvoir s’affirme, se déploie ou est confisqué. Les forces rétrogrades se présentent comme les porteurs de l’authentique culture locale et les protecteurs de la religion.

Toutefois, leur stratégie n’est qu’une version programmatique d’un discours classiquement masculiniste, néofasciste et d’extrême droite que l’on retrouve dans la région, mais aussi dans le monde — de la Hongrie au Japon en passant par les États-Unis et la France. Sans surprise, ces forces ont également en commun de supprimer toutes les protections sociales ainsi que les services publics et de priver les pauvres et les classes populaires de l’accès aux ressources et aux droits essentiels. La logique de privatisation du pouvoir, des services et des ressources est constitutive de la politique brutalement instaurée avec l’invasion américaine et mise en œuvre par ces groupes depuis 2003.

C’est ce que le soulèvement d’octobre 2019 (8) contre le régime a dénoncé avec force. Il a exigé un État démocratique, souverain, fort et fonctionnel qui traite ses citoyens sur un pied d’égalité, indépendamment de leur appartenance religieuse et de leur sexe, et qui redistribue les riches ressources du pays au profit des pauvres et des groupes marginalisés.

L’attaque systématique de l’élite politique chiite contre les mécanismes juridiques et politiques qui accordent des droits et des libertés, en particulier aux femmes et aux groupes marginalisés, a pour effet de maintenir les féministes et les groupes d’activistes progressistes dans un mode défensif : ils sont constamment obligés de se battre pour préserver les droits limités existants, au lieu de faire pression pour en obtenir davantage.

Le Code du statut personnel est patriarcal et, comme l’ont affirmé les militants dans leur campagne pour l’adoption d’une loi sanctionnant la violence domestique, les femmes et les groupes marginalisés ont besoin de plus de droits et de plus de protection. Jusqu’à présent, les efforts acharnés de l’Alliance 188 ont permis de retarder la discussion parlementaire sur la proposition d’amendement, et ainsi de travailler à son retrait pur et simple.

La mobilisation des femmes, d’un large éventail de militants et de forces intellectuelles en Irak autour de ces questions a montré que l’héritage progressiste du siècle dernier continue de resurgir contre vents et marées.

Notes

1- NDLR. Du nom de l’imam chiite Jafar Al-Sadiq (702-765), fondateur de la première école de l’islam.

2- « Iraqi women academics, writers, media professionals and artists reject proposed amendments to the Personal Status Law », Petitions.net, 14 août 2024.

3- NDLR. Les chiites reconnaissent le « mariage temporaire » dit aussi « mariage de plaisir » qui se termine sans aucune procédure au bout de la durée déterminée, théoriquement pour les deux époux mais pratiquement par les hommes.

4- Page Facebook d’Alliance 188, 3 septembre 2024, texte en arabe.

5- Zahra Ali,Women and Gender in Iraq, Cambridge University Press, 2018.

6- Lire Zahra Ali, « Genesis of the “Woman Question”.The Colonial State against Its Society and the Rise and Fall of the New Iraqi Republic (1917–1968) » in Woment and Gendrer in Iraq, op.cit.

7- Zahra Ali, « Women, Gender, Nation, and the Ba’th authoritarian regime », in Women and Gender in Iraq, op.cit.

8- Zahra Ali, « Theorising uprisings : Iraq’s Thawra Teshreen », in Third WorldQuaterly, vol.45, n°10, 2023.

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Zahra Ali

Sociologue, enseignante-chercheure à Rutgers University, New Jersey. Son livre Women and Gender in Iraq : Between Nation-Building and Fragmentation paraîtra aux éditions Cambridge University Press au printemps 2018.

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