Édition du 17 décembre 2024

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Livres et revues

Introduction du livre, Les batailles d’Internet - Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique, de Philippe de Grosbois

Internet, une construction sociale

Nous remercions les Éditions Écosociété de nous avoir permis de publier cette introduction du livre de Philippe de Grobois.

Si vous souhaitez vous procurer le livre de Philippe de Grosbois, rendez-vous chez votre libraire indépendant ou cliquez ici pour le commander en ligne.

Il n’est plus acceptable de ne pas savoir comment Internet fonctionne. – Aaron Swartz [1]

Lorsque Internet et le world wide web ont commencé à faire leur apparition dans les foyers dans les années 1990, Internet était perçu comme la source de bienfaits jamais vus dans l’histoire. Avec l’« autoroute de l’information », il devenait possible de tisser des liens avec des gens de tous les pays. Nous étions enfin parvenus au fameux « village global » ! Nous avions à notre disposition une agora où chaque citoyen.ne pourrait se faire entendre. La démocratie, la culture, les médias en sortiraient profondément renouvelés.

À peine un quart de siècle plus tard, Internet apparaît plutôt comme la source de bien des maux. Nous voici enfermé.e.s dans des bulles d’information qui renforcent nos biais et nous isolent les un.e.s des autres, envahi.e.s par les fausses nouvelles, harcelé.e.s par des trolls qui sévissent dans l’impunité, encadré.e.s par des algorithmes, surveillé.e.s par les gouvernements et par de grandes entreprises qui recueillent toutes sortes de données sur nous. Des individus diffusent leur suicide ou des meurtres en direct. Artistes et journalistes semblent condamné.e.s à un avenir de plus en plus précaire. Même les chauffeurs de taxi ont maintenant des raisons de maudire Internet.

Que s’est-il passé ?

Pour bien répondre à cette question, il faut d’abord en poser une autre : abordons-nous Internet de la bonne manière ? Que nous soyons emballés ou pessimistes à son égard, nous percevons trop souvent Internet comme une force extérieure sur laquelle nous n’avons aucune prise. Or, Internet est une création humaine et donc une construction sociale. Toutes sortes d’acteurs, aux intérêts souvent contradictoires, l’ont investi avec les décennies. Le réseau ne se trouve pas en-dehors du monde ; il a été façonné et est toujours façonné par des rapports de force bien présents dans la société.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Internet nous apparaît aussi néfaste au moment même où l’autoritarisme et l’intolérance sont en résurgence un peu partout sur la planète. Comme nos sociétés, Internet est actuellement à la dérive. Au-delà des discours utopistes et triomphalistes, les potentialités de changement social ouvertes par le réseau sont pourtant réelles, tant sur le plan de la culture et de la connaissance, de l’expression populaire, du débat et de la mobilisation que sur celui du journalisme et des pratiques démocratiques des États, de la constitution de réseaux de partage et de collaboration à grande échelle. Mais rien ne garantit que ces bienfaits potentiels se réaliseront. Sur le réseau, les attaques sont sérieuses et de plus en plus puissantes : des plateformes commerciales structurent nos relations sociales et économiques et stockent nos données personnelles pour engranger des profits ; gouvernements et entreprises cultivent l’opacité pendant que nos vies privées deviennent transparentes. Si nous laissons les géants qu’on surnomme GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et les États subordonner le réseau à leurs intérêts, nous risquons fort de perdre ces batailles et, avec elles, les bienfaits potentiels d’Internet.

C’est en prenant la juste mesure de ce qui a été gagné avec Internet, en réalisant, surtout, que ces gains ne vont aucunement de soi, qu’on peut vraiment mesurer l’ampleur et l’importance de la menace actuelle. Internet est le champ de plusieurs batailles avec un enjeu central : laisserons-nous le réseau devenir un appareil de domination, de contrôle et de division des citoyen.ne.s ou saurons-nous, au contraire, réaliser pleinement les potentialités d’un réseau de communication décentralisé qui serait entretenu et développé par et pour la population ? C’est autour de ce que l’on souhaite exprimer, partager, connaître, construire, organiser, mais aussi protéger, limiter et garder pour soi que les batailles sont livrées. Avec cet ouvrage, j’aimerais contribuer à approfondir l’analyse sociologique d’Internet et des luttes sociales et politiques qui s’y déroulent.

Internet n’est pas virtuel

Au fait, qu’est-ce qu’Internet ?

Tim Berners-Lee, l’informaticien britannique qui a inventé le web, en donne une définition assez sommaire : « Internet est un réseau électronique qui morcelle l’information d’applications en paquets et les envoie à des ordinateurs par l’entremise de câbles et d’ondes, à l’aide de simples protocoles (règles) [2] » Berners-Lee et le juriste Yochai Benkler [3] nous invitent à concevoir Internet en différentes couches superposées. À la base, une couche physique, qui comprend des câbles de cuivre ou de fibre optique, des ondes circulant grâce à des satellites et des tours de communication, mais aussi des ordinateurs qui peuvent jouer le rôle de serveurs (qui hébergent du contenu) ou de « clients » (qui accèdent aux serveurs). Sur cette infrastructure matérielle, on trouve ensuite une couche logicielle : du code informatique, soutenu par des protocoles standardisés et ouverts, assure le traitement et la circulation de l’information. Finalement, au sommet ou en surface, on trouve les contenus de toutes sortes qui circulent grâce à ces applications : messages, courriels, pages contenant textes, sons et images.

Internet n’a donc rien de « virtuel » et ne détient pas de mystérieux pouvoirs magiques. Le meilleur moyen de se défaire de cette idée est d’observer les conditions humaines et environnementales dans lesquelles l’infrastructure matérielle du réseau est fabriquée. Le numérique, qui dématérialiserait tout, a pourtant un coût humain et environnemental énorme [4] que le succès de chefs de file de l’industrie du numérique tend à voiler. Pour fabriquer les machines grâce auxquelles on accède au réseau (ordinateurs et téléphones multifonction, notamment), il faut d’abord extraire des minerais, notamment en Afrique, où on accentue ou provoque des conflits sociaux et géopolitiques. [5].

Les appareils sont ensuite usinés dans des conditions de travail généralement horrifiantes. Nicole Aschoff soutient que « les initié.e.s d’Apple désignent l’usine d’assemblage de FoxConn à Shenzhen du nom de Mordor – l’enfer de la Terre du Milieu de J.R.R. Tolkien [6] ». FoxConn, avec « plus d’un million de salariés, troisième employeur privé au monde, fabrique à elle seule près de la moitié de l’électronique mondiale [7] ». Sur les murs, des maximes inspirantes du patron milliardaire, telles que « Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun ». Dans ce type d’usines, cancers, maladies respiratoires et suicides sont courants.

À l’autre bout de la chaîne, où s’accumulent des montagnes de déchets informatiques, conséquence d’une industrie adepte de l’obsolescence programmée (le « prêt-à-jeter »), « tout ce qui n’est pas revendable est laissé à l’abandon dans la nature, enterré ou brûlé à l’air libre. […] Nous retrouvons de tels sites en Inde, au Pakistan, au Ghana ou au Nigéria avec à chaque fois leur lot de pollutions puisque des substances extrêmement toxiques s’échappent [8]. En Inde, notamment, on gratte des circuits électroniques pour en retirer les métaux, dans des conditions très dangereuses [9].

La facilité apparente avec laquelle on effectue nos achats et transactions en ligne repose aussi souvent sur du travail exécuté dans des conditions très dures. Les biens de consommation commandés « en quelques clics » sur des plateformes commerciales sont manipulés par des employé.e.s s’activant sous une pression des plus intenses dans de vastes entrepôts [10].

Aux États-Unis, une journaliste d’enquête décrit ainsi l’entrepôt d’une firme du numérique qu’elle ne peut nommer, par crainte de poursuites, où travaillent des milliers de personnes : Chaque jour consiste à courir dès l’instant où vous franchissez la porte […]. Vous agrippez un scanner qui tient dans une main. […] Et ces entrepôts sont absolument énormes, des centaines de milliers de pieds carrés. […] Une Barbie apparaît sur le scanner, et vous avez 20 secondes pour traverser la salle, vous courez jusqu’à son emplacement dans les étagères, vous cherchez le plus vite possible, vous attrapez la Barbie, vous la scannez, vous la placez sur le transporteur. L’article suivant apparaît, vous avez 15 secondes. Et cela se poursuit sans arrêt. Nous avions des quarts de travail d’au moins 10 heures par jour [11].

L’été, la chaleur dans les entrepôts [12] On trouve aussi des travailleuses et travailleurs du clic dans ce qu’on appelle des « fermes à clics » : des millions de personnes, employées par des firmes telles que Upwork et Freelancers, ajoutent des « J’aime » à une page Facebook ou des adeptes à un compte Twitter pour en accroître la popularité. Ces fermes à clics se situent généralement en Asie et en Europe de l’Est, dans des pays qui « deviennent les producteurs de micro-tâches pour les pays du Nord [13] ». Chez Facebook, il y a également des modérateurs qui filtrent les images que des usager.e.s ont signalées comme « inappropriées » et passent leur journée à regarder des photos de guerre, de violence physique ou sexuelle, de haine raciste ou homophobe, etc. Celles et ceux qui réussissent à évaluer plus de 4 000 photos à l’heure (soit plus d’une par seconde) reçoivent un salaire plus intéressant [14].

Le « cyberespace » ne s’est jamais trouvé dans un monde à part, coupé des humains et de la planète. Au contraire, il participe à l’accentuation des contradictions présentes dans le monde physique et social. Mais il n’y a pas que l’infrastructure matérielle d’Internet pour démontrer que le réseau ne relève pas d’un univers virtuel. Les espaces interactifs qui s’y sont constitués peuvent être structurés de multiples manières, suivant toutes sortes d’objectifs commerciaux ou politiques. Le juriste Lawrence Lessig explique que tout espace façonné par les humain.e.s (une église, un parc, un supermarché, une agora, etc.) dispose d’une architecture qui lui est propre. L’architecture, écrit Lessig, est « une sorte de loi : elle détermine ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire [15] ». Il en va de même pour le cyberespace : les « lieux » que nous trouvons sur Internet (un groupe de discussion, le blogue d’un.e journaliste, une boîte de réception de courriels, un wiki, une application de diffusion de musique en continu) induisent des types spécifiques d’interaction, des manières d’être, des valeurs. Comme l’explique Lessig, « l’architecture du cyberespace est pouvoir, en ce sens. Elle pourrait être différente. C’est par le politique que nous décidons » de cette architecture. Qui établit, qui structure ces espaces ? « Lorsque les intérêts commerciaux déterminent l’architecture, ils créent une sorte de loi privatisée [16]. » Voilà une piste importante pour comprendre les enjeux évoqués dans ce livre. Bien que ces espaces immatériels soient distincts de ceux de notre quotidien, du moins en partie, les organisations qui les constituent et les humain.e.s qui y ont recours ont des intérêts économiques et politiques bien terrestres et habitent un territoire régi par des lois bien réelles.

Un faux débat à dépasser

Difficile de discuter d’Internet sans soulever des débats passionnés. L’enthousiasme pour la nature présumément « disruptive » et « démocratique » du réseau se bute souvent à la critique selon laquelle Internet, dans son entièreté, est un pur produit du capitalisme néolibéral.

Appelons la première approche l’éloge naturaliste. Plusieurs célèbrent les vertus d’Internet en faisant des parallèles avec la biologie : le réseau aurait une forme « organique », un peu comme des neurones capables de produire une « intelligence collective ». Le Net permettrait des interactions comme celles que l’on trouve dans un écosystème. Il serait en cela beaucoup plus souple que les régulations centralisées et bureaucratiques de l’État, que les structures hiérarchiques en général. Internet laisserait naturellement place à la liberté individuelle et à la formation de groupes spontanés. Pour certain.e.s, il est l’incarnation même du libre-marché tel qu’il ne s’était jamais vraiment réalisé jusqu’à présent. Les capitaines de l’industrie du numérique raffolent de cette explication à saveur libertarienne, sorte de mythe fondateur pour un capitalisme renouvelé. La superproduction hollywoodienne Avatar illustre très bien cette conception d’un réseau naturellement libérateur : le héros est une sorte de messie qui fusionne avec la nature grâce à la technologie pour mener un soulèvement révolutionnaire [17].

À l’opposé, la seconde approche peut être qualifiée de critique intégrale. De ce point de vue, Internet serait, dans son essence même, une création néolibérale. Imaginé par des cybernéticien.ne.s rêvant d’une communication sans entraves qui régulerait les systèmes sociaux, Internet court-circuite les institutions politiques et détruit les solidarités. Le réseau est entretenu par des fantasmes communautaires et subversifs, mais en réalité il ne fait que renforcer l’emprise du capital sur nos existences. Internet nous invite fondamentalement à nous mettre en vente, à faire fructifier notre valeur marchande. Pire encore, Internet a su gagner à sa logique des mouvements sociaux qui se veulent critiques du néolibéralisme, mais qui se trouvent finalement pris au piège de sa dynamique. Dans la culture populaire, c’est la série télévisée d’anticipation Black Mirror qui illustre le mieux cette critique : les technologies de communication y sont, sans exception, oppressives et aliénantes ; elles dévorent notre humanité. La série n’offre aucune explication de leur provenance ni piste de solution pour s’en défaire [18].

Il ne s’agit pas de trouver un « juste milieu » entre ces deux approches, mais de dépasser une opposition qui n’en est pas vraiment une. Ces perspectives ne se contredisent qu’en surface : lorsqu’on les observe de plus près, on constate qu’elles sont les deux faces d’une même médaille. Premièrement, l’une et l’autre perçoivent Internet comme une force extérieure à la société qui « tombe » sur nous telle une bénédiction ou une malédiction. Suivant ces approches, c’est la technique qui détermine le social, et on ne peut, heureusement ou malheureusement, y échapper. Les individus sont perçus comme les réceptacles passifs d’une technologie dotée d’une essence presque transcendante. Deuxièmement, les deux perspectives considèrent Internet et le marché comme étant plus ou moins équivalents. Le capitalisme y apparaît comme un système universel et quasiment indépassable (pour le meilleur dans un cas, pour le pire dans l’autre). Pour Robert McChesney, « une grande partie des écrits sur Internet, qu’ils soient louangeurs ou sceptiques, acceptent qu’Internet et le capitalisme ont été et seront liés l’un à l’autre dans une relation naturelle et nécessaire [19] ». Enfin, dans l’une et l’autre approche, Internet n’est pas considéré comme un espace de conflits et de luttes mais comme un lieu homogène et stable. En d’autres termes, elles sont toutes deux profondément fatalistes : il ne nous reste qu’à célébrer la venue d’un temps nouveau ou à regretter le monde débranché. Toutes deux découragent l’étude critique des rapports de force qui existent au sein du réseau et la réflexion sur l’organisation collective qui sera nécessaire si on veut transformer Internet.

Or, il n’y a pas de « plan » naturel, divin ou autre qui préside au développement d’Internet. Ce dernier est le produit d’acteurs sociaux ayant des intentions particulières. Il faut donc tenir compte du rôle des entreprises privées, mais aussi des mouvements sociaux, des individus influents et même des accidents historiques qui ont participé à la constitution du réseau. Bien sûr, les technologies médiatiques ne sont pas « neutres ». Elles transforment les sociétés et leurs membres. Elles sont donc déterminantes. Elles peuvent ouvrir des portes qui étaient demeurées fermées, accélérer ou accentuer des dynamiques déjà à l’œuvre. Mais elles sont aussi déterminées. Elles sont tributaires de la réception que leur réservent des individus qui disposent d’une subjectivité critique. Elles peuvent donc être structurées et mises en forme de différentes manières, dévier de l’intention qui a présidé à leur conception, et ce, tant par l’action de puissances économiques et politiques que par celle de groupes marginaux ou de mouvements organisés. Cela est vrai de tous les médias, mais Internet a fait preuve d’une souplesse exceptionnellement grande dans l’histoire des communications [20]. Cette plasticité tend cependant à diminuer rapidement – ce qui est au cœur des préoccupations qui m’ont amené à écrire ce livre. Bref, la relation entre une société et sa technique est dynamique – dialectique, si on me permet d’employer le terme. Une fois qu’on a accepté l’idée selon laquelle le réseau Internet et les espaces qu’on y a constitués ne sont pas indépendants de nos sociétés, mais modelés par des forces sociales, économiques et politiques très concrètes et contingentes, on a franchi le pas le plus important pour saisir les questions soulevées dans ce livre.

Hackers, libristes et adeptes du p2p

Parler des batailles d’Internet, c’est aussi parler de groupes de militant.e.s qui s’activent depuis longtemps sur ces questions sans qu’on les connaisse toujours très bien. Tout au long de ce livre, j’aurai recours à trois expressions pour les nommer : hackers, libristes et adeptes du pair-à-pair (peer-to-peer, ou p2p). Ces termes réfèrent davantage à des manières différentes de conceptualiser le mouvement, apparues au fil du temps, qu’à des groupes clairement distincts les uns des autres. Contrairement à l’emploi qu’on en fait le plus souvent dans les médias traditionnels, où il désigne des individus cherchant à contourner la sécurité de systèmes informatiques pour y subtiliser des informations, le mot hacker réfère d’abord à la bricole, à la bidouille. L’anthropologue Gabriella Coleman les définit comme des « amateur.e.s de l’informatique poussé.e.s par une passion pour l’apprentissage et le bricolage de systèmes techniques, et souvent adeptes d’une interprétation éthique de la liberté de l’information [21] ». Dès les années 1960, des communautés assez importantes se constituent, mais le terme hacker réfère alors davantage à une éthique qu’à du militantisme proprement dit. Ce n’est qu’à partir des années 1990 et 2000, notamment en réaction à la répression qu’il subit, que le hacking se fera graduellement plus politique : on utilisera alors l’expression hacktiviste. Bien sûr, tous les hackers ne sont pas hacktivistes, mais lorsqu’il en sera question dans ce livre, c’est principalement sur ce courant plus militant que je me concentrerai. Le terme libriste renvoie quant à lui à l’héritage du mouvement des logiciels libres, qui apparaît dans les années 1980. Voyant les logiciels être de plus en plus soumis à la logique « propriétaire » de grandes entreprises et le code informatique être enfermé par le droit d’auteur, des développeurs décident de concevoir des logiciels dont le code est ouvert. D’emblée, le logiciel libre implique une posture plus politique : il s’agit de créer des ressources communes dont ne pourront pas s’emparer les entreprises, ressources qui assurent que les individus contrôlent les logiciels créés collectivement plutôt que l’inverse [22]. Libriste différencie aussi les tenant.e.s du logiciel libre des promoteurs de l’open source, moins politisés et davantage séduits par l’efficacité du mode de production ouvert que par la bataille contre le logiciel « propriétaire ». L’apparition du terme libriste au cours des années 2000 témoigne de l’édification d’une pensée cohérente autour de l’importance de la libre communication à l’ère d’Internet. Ce n’est donc pas seulement de la liberté du logiciel qu’il est aujourd’hui question, mais de celle de l’ensemble de l’infrastructure de communication qui se met en place au XXIe siècle.

Finalement, l’expression pair-à-pair (peer-to-peer ou p2p) apparaît dans les années 2000 dans un contexte où l’échange de fichiers musicaux et cinématographiques prend de l’expansion, d’abord avec Napster puis avec les systèmes BitTorrent. Des millions d’individus, pour la plupart non informaticien.ne.s, disposent de logiciels leur permettant d’avoir accès aux fichiers des autres et de diffuser leur collection personnelle. Au fil du temps, le p2p en est venu à désigner la pratique par laquelle des individus se réunissent sur une base égalitaire et volontaire pour partager des ressources et élaborer des projets communs [23]. Le concept de pair-à-pair témoigne de l’ambition croissante du mouvement : contrairement à un hacker ou à un libriste, il ne réfère pas seulement à une attitude à l’égard des ordinateurs, du code informatique ou même du réseau Internet, mais se présente de plus en plus en tant que proposition de rapports économiques décentralisés, un « nouveau mode de production et d’échange [24] » s’appuyant sur une infrastructure technologique en train de se superposer à la société. Chacun de ces trois termes renvoie à un univers de sens spécifique. Néanmoins, il m’a parfois paru acceptable de les utiliser sans faire de distinction précise, puisque de nombreux militant.e.s sont à l’aise à la fois avec hacker, libriste et adepte du pair-à-pair pour décrire leur pratique.

On verra dans ce livre qu’il importe d’adopter une approche critique à l’endroit de ce militantisme : bien souvent, leurs promoteurs se perçoivent comme des héros et des sauveurs qui volent à la rescousse des populations, ce qui mène parfois à un certain élitisme, voire à du machisme, et nuit à la création de liens avec d’autres mouvements sociaux progressistes. Cependant, leurs perspectives sur la place de la connaissance et de l’information dans nos sociétés peuvent nourrir les mouvements sociaux progressistes, et il m’apparaît nécessaire de les faire connaître davantage et de travailler à construire des liens plus forts avec les forces vives de la gauche plus « classique ». Comme sociologue, militant pour la justice sociale et ami de longue date d’informaticien.ne.s et de libristes, je pense occuper une place privilégiée pour modestement contribuer à cette tâche.

Cartographie de ce livre

Dans le premier chapitre de cet ouvrage, je fais l’historique du réseau Internet et des multiples forces qui l’ont façonné. L’histoire d’Internet se divise en trois grandes vagues :
militaro-universitaire, militante et capitaliste. Cybernéticiens, scientifiques, étudiant.e.s, militant.e.s, hippies et entrepreneur.e.s ont nourri le réseau de principes et de valeurs particulières, contribuant à son caractère bigarré et difficile à saisir dans son entièreté par une explication généralisante.

Les chapitres 2 à 5 abordent quelques-unes des potentialités fragiles et menacées qui émergent à partir des années 2000. Alors que la population accède à Internet et que les médias sociaux commerciaux font leur apparition, les dynamiques contradictoires et conflictuelles qui sont apparues au fil de la constitution d’Internet se diffusent à d’autres sphères de la société. Ces transformations sont axées sur une participation amateure massive. La contribution individuelle et les pratiques collaboratives sont fortement valorisées, au moment même où ce qu’on appelle parfois le « capitalisme de plateforme » tente d’enfermer ces possibilités dans un modèle marchand et de se les approprier.

En culture, un large public a profité de nouveaux moyens de diffusion et de partage d’œuvres musicales, cinématographiques et télévisuelles, en plus de participer à une création culturelle effervescente (chapitre 2). Ces possibilités ont cependant été harnachées par les médias sociaux commerciaux, pendant que la situation de plusieurs créatrices et créateurs devenait de plus en plus précaire. Artistes et public ont ainsi été instrumentalisés dans un conflit commercial opposant le modèle Hollywood (axé sur la rentabilisation du droit d’auteur) au modèle Silicon Valley (axé sur le partage et le remixage de la culture). Pendant que les artistes voyaient leurs revenus fondre, le public était la cible des premières expériences de répression judiciaire et technique de l’activité de partage sur le réseau, qui inspireront d’autres mesures de contrôle.

Internet et le numérique ont grandement étendu les possibilités d’expression des individus, brouillant les frontières entre émetteurs et récepteurs, entre intimité et discussion publique, et entre les divers genres de communication (chapitre 3). Cela a bénéficié à des mouvements de contestation, notamment pour porter et politiser des enjeux du quotidien dans l’espace public, mais de nouvelles barrières à l’expression populaire se sont érigées en parallèle. Les « médias de masse individuels », comme les appelle Manuel Castells, profitent aussi aux groupes intolérants et haineux qui souhaitent intimider les féministes ainsi que les groupes racisés et marginalisés. Par ailleurs, la mise en place de ces discussions dans des agoras privées pose le problème de l’opacité des algorithmes qui régulent les interactions sociales et filtrent nos conversations sur la base d’intérêts mercantiles.

La situation critique du journalisme est actuellement l’objet de nombreuses réflexions (chapitre 4). Si les nouvelles technologies de communication ont un rôle important à jouer dans cette période de crise, celle-ci est aussi reliée à des problématiques plus larges, telles que la concentration économique des industries médiatiques et l’érosion de la démocratie de manière générale. Lorsqu’on observe la situation dans une perspective historique, on voit que l’époque actuelle est surtout marquée par une crise d’un certain modèle de journalisme, institutionnalisé autour d’un partenariat avec la grande
entreprise. En ce sens, le passage au numérique est aussi l’occasion de revoir les pratiques établies et de développer un journalisme subversif soutenu par des sources aux capacités bonifiées par la numérisation des communications, et remet au goût du jour l’héritage riche mais quelque peu oublié du journalisme de combat.

L’ensemble de ces possibilités se voit menacé par des pratiques de surveillance, de contrôle et de répression de grande envergure (chapitre 5). Des dispositifs de surveillance de masse ont été mis en place au cours des dernières décennies, tant par les États que par les grandes entreprises du numérique, pour qui les données personnelles sont souvent au cœur de leur modèle d’affaires. Les mécanismes de contrôle sont de plus en plus répandus ; ils sont notamment commercialisés par des firmes occidentales qui les vendent ensuite à des régimes autoritaires à travers le monde. Les algorithmes des médias sociaux peuvent aussi être mobilisés pour orienter les affects politiques des populations. Finalement, la répression particulièrement forte à l’encontre des militant.e.s pour une libre communication est révélatrice de la crainte que leurs idées suscitent chez les élites économiques et politiques.

Les chapitres 6 à 8 ont pour objectif de cerner quelques enjeux qui risquent de prendre de l’importance dans les années à venir, nous donnant ainsi des raisons d’espérer mais également de nous inquiéter. Nous verrons que les groupes militant pour Internet cultivent souvent un rapport ambigu au capitalisme, novateur, certes, mais nécessitant des éclaircissements.

La répression contre les hackers, particulièrement à partir des années 2000, a eu l’effet de politiser un groupe qui se concentrait jusqu’alors sur le code informatique. Plusieurs parmi eux cherchent désormais à « hacker la politique » : ils et elles s’investissent dans l’action en transposant leurs expériences informatiques au domaine de la politique (chapitre 6). Celle-ci apparaît comme semblable à du code informatique que l’on doit rendre public afin de mieux le modifier collectivement. Plusieurs coups d’éclat de la nébuleuse Anonymous, en faveur de la libre circulation de l’information, peuvent être compris en ce sens. La formation de partis pirates et l’implication politique de hackers dans les mairies rebelles d’Espagne témoignent aussi de ce désir de mettre un savoir militant spécifique au service d’une tentative de « démocratisation de la démocratie », en quelque sorte.

Notre époque est également marquée par le passage de modes d’organisation issus d’Internet dans le monde matériel (chapitre 7). Au niveau des entreprises, la collecte obsessive de données est appelée à s’étendre par l’entremise des « objets connectés », ce qui annonce une intensification des problèmes de surveillance et de contrôle. Le passage de l’immatériel au matériel se manifeste aussi dans l’ambition croissante du capitalisme de plateforme de restructurer plusieurs secteurs économiques autour de l’auto-entrepreneuriat, court-circuitant au passage les diverses législations et protections syndicales nationales. On le voit notamment dans l’hôtellerie (Airbnb) et le taxi (Uber). Devant cette réalité, des militant.e.s cherchent à faire en sorte que ce passage s’effectue d’abord au bénéfice du public. Les plateformes coopératives ont pour but de mettre les possibilités du numérique au service d’une organisation démocratique du travail et de l’échange. Un modèle de production en pair-à-pair est en voie de consolidation ; il permettra de collecter des données à des fins environnementales et de faciliter la production d’aliments et d’appareils sur une base locale, ouverte, en rupture avec le « prêt-à-jeter ».

Finalement, le dernier chapitre sera l’occasion de présenter et de problématiser l’idéal d’un Internet libre et commun (chapitre 8). Celui-ci s’incarne dans les luttes pour la neutralité du réseau, contre la centralisation et la fermeture des plateformes opérées par les géants commerciaux, pour le développement de « communs » de la connaissance et pour une protection de la vie privée des individus. Les batailles pour un Internet libre impliquent aussi des changements à l’extérieur du réseau, notamment en ce qui a trait à la place des femmes en informatique et à l’appropriation populaire d’Internet. Elles demandent enfin aux militant.e.s pour un Internet libre de développer leurs liens avec les autres mouvements sociaux qui se mobilisent pour une réelle démocratie et une justice sociale digne de ce nom.

Comme on le sait, l’univers d’Internet évolue très rapidement. Dans cet ouvrage, j’ai essayé d’en saisir les tendances lourdes, tout en tenant compte de ses développements récents. Mes lectures et influences sont principalement nord-américaines et européennes. Je propose ici un cadre d’analyse que je souhaite utile pour la suite des choses, mais je ne prétends aucunement fournir un point de vue exhaustif et définitif sur les transformations du réseau et sur leurs effets. J’espère que ce livre sera surtout reçu comme une invitation à aller plus loin dans l’analyse sociale et politique d’Internet.


[1Aaron Swartz, « Freedom to Connect : Aaron Swartz (1986-2013) on Victory to Save Open Internet, Fight Online Censors », Democracy Now !, 14 janvier 2013, <www.democracynow.org/2013/1/14/free...> .

[2Tim Berners-Lee, « Long Live the Web : A Call for Continued Open Standards and Neutrality », Scientific American, décembre 2010, p. 83. Ma traduction.

[3Yochai Benkler, The Wealth Of Networks : How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven (Connecticut), Yale University Press, 2006, p. 389-456.

[4Voir Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La face cachée du numérique. L’impact environnemental des nouvelles technologies, Montreuil, L’Échappée, 2013 ; Celia Izoard, « La classe créative des campus et le zoo des manufactures », Medium, 6 septembre 2016.

[5« D’un écran à l’autre… comment l’informatique nous pollue », Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie, 22 janvier 2017, <www.projet-decroissance.net/>

[6Nicole Aschoff, « The Smartphone Society », Jacobin, no 17, printemps 2015, p. 36. Ma traduction.

[7Celia Izoard, « La classe créative des campus et le zoo des manufactures », op. cit.

[8« D’un écran à l’autre… », op. cit. Voir aussi Cosima Dannoritzer, Prêt à jeter, Arte France, 2010, 75 min. »

[9« Comment meurent les bateaux… E-waste », Là-bas si j’y suis, 6 novembre 2007, <https://la-bas.org/la-bas-magazine/...> .

[10Jean-Baptiste Malet, « Amazon, l’envers de l’écran », Le Monde diplomatique, novembre 2013, <www.monde-diplomatique.fr/2013/11/M...>

[11« “I Was a Warehouse Wage Slave” : Reporter Mac McClelland on Life Inside the Online Shipping Machine », Democracy Now !, 7 août 2013, <www.democracynow.org/2013/8/7/i_was...> . Ma traduction.

[12est tellement suffocante que des paramédicaux sont stationnés à l’extérieur pour traiter les cas de déshydratation.

« Derrière » nos écrans, il y a aussi des « travailleuses et travailleurs du clic » qui forment une économie de plus en plus structurée. Chez Amazon, le « Turc mécanique » (Mechanical Turk) est un projet pour lequel près de 500 000 personnes, surtout aux États-Unis et en Inde, exécutent des « microtâches » pour entraîner un algorithme et perfectionner son « intelligence ». Ces personnes doivent repérer des lettres et des chiffres sur des images, identifier des émotions sur des photos de visage, évaluer des traductions et signaler les bonnes réponses afin que l’algorithme apprenne à traiter lui-même ces informations. Pour 8 heures de travail, on gagne parfois 30 $ US ; plusieurs sont payés en bons d’achat Amazon, comme aux beaux jours des débuts de l’industrialisation où le propriétaire de l’usine possédait aussi le magasin général au cœur de la ville [[Xavier de la Porte, « Les “travailleurs du clic”, ces humains cachés dans les machines », France culture, 13 février 2017, <www.franceculture.fr/> .

[13Antonio Casilli, « Qui a fait élire Trump ? Pas les algorithmes, mais des millions de “tâcherons du clic” sous-payés », Casilli.fr, 17 novembre 2016, <www.casilli.fr/2016/11/17/qui-a-fai...> . Voir aussi Charles Arthur, « How Low-Paid Workers at “Click Farms” Create Appearance of Online Popularity », The Guardian, 2 août 2013.

[14Jakob Gottschau, Facebookistan, Express TV-Produktion, 2015, 58 min.

[15Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, New York, Basic Books, 1999, p. 59. Ma traduction. Voir aussi Jan Gehl, Pour des villes à échelle humaine, traduction de Nicolas Calvé, Montréal, Écosociété, 2012.

[16Lawrence Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, op. cit., p. 59. Ma traduction.

[17Voir Philippe de Grosbois, « Avatar. Mythe fondateur du capitalisme vert », À bâbord !, no 35, été 2010.

[18Dans son livre Digital Disconnect, Robert McChesney sépare les deux camps d’une manière qui rejoint en grande partie la mienne, en opposant les « célébrant.e.s » aux « sceptiques » (New York, New Press, 2013, p. 5-16).

[19Ibid., p. 20. Ma traduction.

[20Sur l’histoire de l’ouverture et de la fermeture des médias au XXe siècle, voir Tim Wu, The Master Switch : The Rise and Fall of Information Empires, New York, Knopf, 2011.

[21Gabriella Coleman, Coding Freedom : The Ethics and Aesthetics of Hacking, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 2013, p. 3. Ma traduction.

[22Voir Joshua Gay (éd.), Free Software, Free Society : Selected Essays of Richard M. Stallman, Boston, GNU Press, 2010.

[23Voir Michel Bauwens et Vasilis Kostakis, « Peer-to-Peer : A New Opportunity for the Left », ROAR Magazine, 12 janvier 2017, <https://roarmag.>

[24Ibid. Ma traduction.

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