Alencontre
29 janvier 2021
Par Shraddha Agarwal
La cousine de Vijaybai, Tarabai Jadhav, 41 ans, l’accompagnait également depuis Mohadi, leur village situé dans le taluka [sous-district] de Dindori, dans le district de Nashik. Elles y travaillent tous deux comme ouvrières agricoles pour un salaire journalier de 200 à 250 roupies [2,25 à 2,85 euros].
Des cousins sont venus à Nashik pour rejoindre d’autres agriculteurs – environ 15’000, principalement des districts de Nanded, de Nandurbar, de Nashik et de Palghar de l’Etat du Maharashtra – et se rendre sur le terrain d’Azad Maidan [où se déroulent, entre autres, les matchs de cricket], à Mumbai. La distance est d’environ 180 kilomètres. Ils y vont pour protester contre les trois nouvelles lois agricoles. « Nous marchons pour notre upajivika [notre gagne-pain] », a déclaré Tarabai Jadhav.
Un sit-in et une marche vers Raj Bhavan, la résidence du gouverneur, dans le sud de Mumbai, ont été organisés par le Samyukta Shetkari Kamgar Morcha les 25 et 26 janvier, cela pour exprimer leur solidarité avec les agriculteurs qui protestent aux frontières de Delhi. Des agriculteurs de 21 districts du Maharashtra, rassemblés par l’AIKS (All India Kisan Sabha), se sont réunis à Mumbai pour ces manifestations.
Depuis plus de deux mois, des centaines de milliers d’agriculteurs, principalement du Pendjab et de l’Haryana, organisent des manifestations sur cinq sites aux frontières de Delhi. Ils protestent contre les trois lois agricoles que le gouvernement central a d’abord promulguées sous forme d’ordonnances le 5 juin 2020, puis présentées au Parlement sous forme de projets de loi agricole le 14 septembre, et qu’il s’est empressé de transformer en lois avant le 20 de ce mois.
Ces lois sont : 1° la première élargit le champ d’application des zones de commercialisation des produits agricoles, qui passe de zones sélectionnées à « tout lieu de production, de collecte » [les marchés publics sont ainsi éliminés] ; 2° l’agriculture contractuelle est mise en place : soit un système de production fondé sur des accords commerciaux entre les firmes agroalimentaires et les agriculteurs [ce qui donne aux firmes le contrôle sur les prix, les quantités et les délais de livraison] ; 3° le retrait des denrées alimentaires des produits essentiels tels que les céréales, les légumineuses, les pommes de terre, les oignons, les graines oléagineuses comestibles et les huiles [ce qui est lié au projet du gouvernement de modifier l’éventail des biens alimentaires importés et exportés].
Les agriculteurs considèrent que cette législation est dévastatrice pour leurs moyens de subsistance, car elle élargit le champ d’action dont disposent les grandes entreprises pour exercer un pouvoir encore plus grand sur l’agriculture. Ces lois sapent également les principales formes de soutien au cultivateur, notamment le prix minimum de soutien (PSM), les Comités de commercialisation des produits agricoles (APMC), les marchés publics et bien d’autres choses encore. Les lois ont également été critiquées car elles affectent tous les Indiens, car elles privent tous les citoyens de leur droit de recours, ce qui porte atteinte à l’article 32 de la Constitution indienne.
Vijaybai et Tarabai, qui appartiennent à la communauté Koli Malhar [qualifiée d’indigènes], au statut d’Adivasi [infériorisé], une tribu répertoriée officiellement [considérée comme hindoue bien qu’elle le conteste], ont payé 1000 roupies chacune pour un siège dans le tempo loué pour se rendre à Mumbai et retour. Elles ont emprunté cette somme parce qu’elles n’avaient pas d’économies. « Nous n’avions pas de travail pendant la fermeture [Covid-19] », a déclaré Tarabai. « Le gouvernement de l’Etat du Maharashtra avait promis 20 kg de blé gratuits pour chaque famille, mais seulement 10 kg ont été distribués. »
Ce n’est pas la première fois que Vijaybai et Tarabai marchent en signe de protestation. « Nous étions venues pour les deux marches – en 2018 et 2019 », disent-elles, faisant référence à la longue marche de Kisan allant de Nashik à Mumbai en mars 2018 ainsi qu’au rassemblement qui a suivi en février 2019. A cette occasion, les agriculteurs ont exprimé leur exigence de droits fonciers, de prix rémunérateurs pour les produits, d’exonération de remboursement des prêts et des aides en cas de sécheresse. De même, ce n’est pas la première jatha [marche] organisée à Nashik afin de protester contre les nouvelles lois agricoles. Le 21 décembre 2020, environ 2000 agriculteurs s’étaient rassemblés à Nashik, dont 1000 sont partis rejoindre leurs homologues du nord dans la banlieue de Delhi.
« La seule façon pour nous, les Adivasis, d’être entendus consiste à marcher [pour nos droits]. Cette fois aussi, nous ferons entendre nos voix », a déclaré Vijaybai, qui s’est rendue avec Tarabai, au centre du club de golf Maidan, afin d’écouter les discours des dirigeants de l’AIKS [Front paysan du Parti communiste indien].
Une fois tous les véhicules rassemblés, le convoi a quitté Nashik à 18 heures ce soir-là. Les marcheurs se sont arrêtés pour la nuit dans le temple Ghatandevi, dans la ville d’Igatpuri, dans le district de Nashik. Beaucoup d’entre eux avaient préparé un repas simple de chez eux – bajra cuits [pain de mil] et chutney à l’ail. Après le dîner, ils ont étendu d’épaisses couvertures sur des bâches à côté du temple et se sont endormis. Azad Maidan se trouve à 135 kilomètres.
Le lendemain, le plan était de descendre le ghat [colline en gradins] de Kasara près d’Igatpuri et d’atteindre l’autoroute Mumbai-Nashik. Alors qu’ils se préparaient à partir à 8 heures du matin, un groupe d’ouvriers agricoles a discuté de l’avenir de leurs enfants dans le secteur agricole. « Même si mon fils et ma fille ont tous deux obtenu leur diplôme, ils travaillent dans des fermes pour un maigre salaire de 100 [1,13 euro] à 150 roupies, par jour », a expliqué Mukunda Kongil, 48 ans, du village de Nandurkipada, dans le taluka [sous-district] de Trimbakeshwar, dans le district de Nashik. Le fils de Mukunda a un bachelor en commerce et sa fille en éducation, mais ils travaillent tous deux comme ouvriers agricoles. « Les emplois sont réservés aux non-Adivasis », explique Mukunda, qui appartient à la communauté Adivasi Warli, une tribu répertoriée.
« Mon fils a travaillé si dur à l’université et maintenant il travaille dans des fermes tous les jours », dit Janibai Dhangare, 47 ans, également une Adivasi Warli de Nandurkipada. « Ma fille a terminé son pandhravi [classe 15, c’est-à-dire une licence]. Elle a essayé de trouver un emploi à Trimbakeshwar, mais il n’y avait pas de travail pour elle. Elle ne voulait pas me quitter et aller à Mumbai. Cette ville est trop loin et les repas faits maison lui manqueraient », dit-elle, en emportant ses bhakris [pain sans levain] restants et en chargeant son sac dans le tempo.
Les fermiers et les ouvriers agricoles ont marché pendant 12 kilomètres du ghat à l’autoroute avec leurs drapeaux, brandissant des slogans contre les nouvelles lois agricoles. Ils réclament l’abrogation des trois lois ainsi que des nouveaux codes du travail, tout en demandant une loi garantissant des prix minimum de soutien rémunérateur (PSM) et des facilités d’approvisionnement dans tout le pays, a déclaré Ashok Dhawale, président de l’AIKS. « Cette marche est une contribution importante à la lutte nationale historique des centaines de milliers d’agriculteurs à Delhi et dans tout le pays contre les politiques néolibérales et pro-entreprises du gouvernement central », a déclaré Ashok Dhawale, qui voyage avec la colonne.
En arrivant sur l’autoroute, les paysans ont pris place dans les véhicules et se sont dirigés vers la ville de Thane. Tout au long de la route, diverses organisations leur ont fourni des bouteilles d’eau, des snacks et des biscuits. Ils se sont arrêtés pour déjeuner dans un gurudwara [temple] à Thane.
Il était 19 heures, le 24 janvier, lorsque le jatha a atteint Azad Maidan dans le sud de Mumbai. Fatigués, mais l’esprit clair, des agriculteurs du district de Palghar sont entrés sur le terrain en chantant et en dansant au son de la tarpa, un instrument à vent traditionnel des Adivasis.
« J’ai faim. Tout mon corps me fait mal, mais j’irai mieux après un peu de nourriture et de repos », a déclaré Vijaybai, après s’être installée avec son groupe d’ouvriers agricoles. « Ce n’est pas nouveau pour nous », dit-elle. « Nous avons déjà marché auparavant et nous marcherons encore. » (Reportage publié dans le People’s Archive of Rural India, le 26 janvier 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Shraddha Agarwal est reporter et rédacteur en chef de la People’s Archive of Rural India.
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