En Europe de l’Est, la Fédération de Russie est soutenue par des secteurs significatifs de l’extrême droite comme ATAKA en Bulgarie, le Parti national en Slovaquie et Jobbik en Hongrie ; à l’Ouest, elle est appuyée par Aube dorée en Grèce, le BNP en Angleterre, le NPD en Allemagne, le Front National en France, le FPÖ en Autriche, la Ligue du Nord et Forza Nuova en Italie, le Vlaams Belang en Belgique, etc. [1] Le 22 mars dernier, au Holiday Inn de Saint-Pétersbourg, le parti russe « Patrie » a ainsi organisé un Forum conservateur international en présence d’une grande partie de ces mouvements, avec la participation de chefs militaires d’Ukraine orientale liés à des secteurs fascisants. Ce réseau devrait permettre de renforcer la jonction entre nationalistes européens qui appuient la politique étrangère de la Fédération de Russie contre Bruxelles et Washington.
Quel impérialisme russe ?
Certains nostalgiques de l’URSS poststalinienne ferment les yeux sur cette réalité, oubliant aussi combien la dénonciation de l’impérialisme russe a toujours été au cœur de la pensée et de l’action de Lénine. Ne prônait-il pas le défaitisme révolutionnaire de la Russie dès 1914. Le 12 décembre, Lénine écrivait ainsi : « les Grands-Russes ne peuvent ‘défendre la patrie’ autrement qu’en souhaitant la défaite du tsarisme dans toute guerre comme un moindre mal pour les neuf dixièmes de la population de la Grande-Russie, car non seulement le tsarisme opprime économiquement et politiquement ces neuf dixièmes de la population, mais il la démoralise, l’avilit, la déshonore, la prostitue, en l’accoutumant à opprimer d’autres peuples, en l’accoutumant à voiler sa honte sous des phrases hypocrites pseudo-patriotiques » [2]. Remplacez aujourd’hui tsarisme par régime oligarchique, et le jugement de Lénine reste pleinement valable.
La Russie est une puissance impérialiste particulière, puisqu’elle a colonisé les peuples non russes de son empire, en même temps que la paysannerie russe et non russe, dont la répression brutale et l’asservissement généralisé, dès le milieu du 17e siècle, ressemblaient à ceux perpétrés par les puissances européennes dans leurs plantations d’Outre-Mer. Avec l’émergence du capital impérialiste, dans le dernier tiers du 19e siècle, elle s’est efforcée de compenser la faiblesse relative de ses monopoles économiques et financiers par le contrôle militaire exclusif d’un immense territoire et, comme le relevait Lénine en 1916, par « certaines facilités de spoliation des allogènes » [3]. Ainsi pouvait-elle tenter de jouer dans la cour des grands, comme alliée subalterne de la France et de l’Angleterre. C’est pourquoi, lorsque certains marxistes se réfèrent à Lénine pour mettre en doute la nature impérialiste de la Russie d’aujourd’hui, invoquant la faiblesse relative de son capital financier, ils montrent qu’ils n’ont pas bien compris sa caractérisation de l’impérialisme russe d’avant 1917.
Le chauvinisme Grand-Russe en Russie soviétique
Si le monopole du capital financier a été brisé par la révolution d’Octobre en Union soviétique, le chauvinisme grand-russe et les privilèges qui y étaient attachés n’ont pas été éliminés pour autant. C’est pourquoi, dans ses derniers écrits, Lénine proposera des mesures de discrimination positives à l’égard des nations opprimées, et donnera une importance cardinale à la lutte contre le social-nationalisme, n’hésitant pas à traiter Staline, dans son rapport avec les communistes géorgiens, de « brutal argousin grand-russe » [4]. Après sa mort, ce combat sera perdu et « le socialisme dans un seul pays » marquera le triomphe du chauvinisme grand-russe sur les droits des nationalités. Ceci explique en large partie comment la violence « atmosphérique » (pour reprendre le mot de Fanon) de l’ordre stalinien des années 1930-1950 peut être comparée à celle du monde colonial : expropriations massives, camps de travail, déportations et exterminations, russification forcée, etc.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’URSS règne à nouveau sur un empire étendu et revendique des zones d’influence en Chine, en Iran (Azerbaïdjan) et en Turquie [5]. Au-delà, en juillet 1945, Staline préconise même l’établissement d’un protectorat soviétique sur la Tripolitaine. Face à la prise de position britannique en faveur de l’indépendance de la Lybie (avril 1946), la diplomatie soviétique tentera de se rabattre sur un protectorat des quatre grands. Enfin, à l’approche d’une percée possible du Parti communiste italien aux élections de juin 1946, elle jouera sans plus de succès la carte du protectorat italien [6]. Voilà une tentative aussi mal connue que peu glorieuse de Moscou visant à ressusciter à son profit le système des mandats de la SDN d’après la Première Guerre mondiale. Toutefois, cette heure de gloire de l’Empire russe durera moins d’un demi-siècle et sera suivie d’un effondrement sans précédent, après 1991, avec la perte de 14 républiques non russes (5,3 millions de km2).
Réunification de la Grande Russie ?
Aujourd’hui, la Fédération de Russie comprend encore 21 républiques non russes sur près de 30% de son territoire. Et désormais, le capital financier reconstitué, dont la fragilité relative est une nouvelle fois compensée par le soutien d’un puissant appareil d’Etat, redevient le premier bénéficiaire de l’exploitation des richesses naturelles de Sibérie et d’Extrême-Orient, organisée derechef sur un mode colonial : drainage des ressources par le centre et restitution d’une infime partie de celles-ci aux régions concernées en vue de leur développement propre. En même temps, il encourage Moscou à une politique expansionniste envers les Etats voisins, que les ultra-nationalistes présentent comme un effort de « réunification de la Grand Russie ». Pour Alexandre Douguine, l’un de leurs principaux idéologues actuels, adepte de la « Guerre des continents », l’intégrité de ses anciens dominions ne peut être garantie que s’ils acceptent de ne pas quitter l’orbite russe : « Tout Etat de l’espace postsoviétique, s’il décide de s’opposer violemment à la Russie, ne pourra exister, proclame-t-il, que sous forme tronquée » (cité par Libération, 27 avril 2014).
Même son de cloche de la part d’Igor Stelkow, milicien russe engagé successivement aux côtés des séparatistes de Transnistrie, des Serbes de Bosnie, et des pro-Russes des deux guerres de Tchétchénie, avant de diriger des unités à l’Est de l’Ukraine. Il y deviendra ministre de la Défense de la république populaire auto-proclamée du Donestk jusqu’à la mi-août 2014, date à laquelle il sera écarté du pouvoir par le Kremlin dans des circonstances peu claires. « J’étais d’avis, confie-t-il au Spiegel, que Moscou devait annexer rapidement le Donbass, comme la Crimée après le référendum (…) Kiev est une ville russe. Je veux une nouvelle domination russe, qui se justifie historiquement. L’Ukraine a été et reste une partie de la Russie. Mon rêve est que la Russie retrouve ses frontières naturelles, soit au minimum celles de 1939 » [7] [avant ou après le pacte Hitler-Staline ?].
Avec l’essor de l’ultranationalisme grand-russe, les idéologies racistes et antisémites ont trouvé à nouveau un terreau favorable, dans la tradition des Cent-Noirs, formés au début du siècle dernier, en réaction à la révolution de 1905. Les campagnes islamophobes contre les peuples du Caucase et d’Asie centrale occupent bien sûr la première place : en novembre 2013, le maire de Moscou Sergei Sobyaninas (droite nationaliste) annonçait ainsi que la ville ne construirait plus aucune nouvelle mosquée pour les quelque 1,5-2 millions de musulmans de la capitale. A cela, il faut ajouter la propagande contre l’immigration de couleur, en particulier africaine, dont les représentants ont fait récemment l’objet d’un nombre record d’agressions. Les juifs sont aussi à nouveau dans le collimateur de groupes antisémites qui agissent de plus en plus à visage découvert sur les réseaux sociaux et dans la rue.
Quand le diable sort de sa boîte
Depuis le début de l’intervention militaire de Moscou aux côtés des séparatistes ukrainiens, l’appel à l’union sacrée justifie une aggravation de la répression politique. D’après Olga Miryasova, sociologue et militante libertaire moscovite, le nombre d’activistes emprisonnés est passé de 1500 en 2013, à 2500 en 2014. Une loi contre « l’incitation à la haine sociale » permet d’ailleurs de poursuivre quiconque critique l’action de la police. Le harcèlement judiciaire est particulièrement féroce en Crimée, où toute protestation contre l’annexion russe est systématiquement réprimée. C’est le cas notamment du syndicaliste étudiant écologiste et antifasciste Alexandre Kolchenko, arrêté à Simferopol le 17 mai dernier, et transféré à Moscou, en dépit de sa nationalité ukrainienne, avec plusieurs autres activistes, accusés de façon mensongère d’appartenir à un réseau terroriste d’extrême-droite (!?).
C’est dans ce contexte, que Boris Nemtsov a été assassiné à proximité du Kremlin, le 27 février dernier. Jeune physicien libéral de Nijni Novgorod, élu au soviet suprême en 1990, il est nommé gouverneur de sa région, puis conseiller de Boris Eltsine en 1996 pour son 2e mandat, aux côtés de Vladimir Poutine, qui accédera à la présidence en 1999. Depuis lors, le destin des deux jeunes réformateurs néolibéraux divergent : s’ils ont soutenu l’un comme l’autre des thérapies de choc aux conséquences sociales dramatiques, le premier, écarté du pouvoir, a critiqué la corruption du second dans une série de publications aux titres sans équivoque : Poutine et Gazprom, Poutine et la crise financière, Poutine et la corruption, etc. En 2009, alors qu’il briguait la mairie de Sotchi pour dénoncer « les affaires » entourant la préparation des Jeux Olympiques, il avait déjà été agressé physiquement.
Nemtsov était particulièrement haï par les milieux ultra-nationalistes en raison de ses origines juives et de ses critiques aux guerres menées contre les peuples non russes au sein et en dehors de la Fédération. Récemment, il annonçait la publication d’un ultime rapport sur l’implication de Moscou en Ukraine après avoir posté sur Facebook, le 2 mars 2014, un article incendiaire que la presse avait refusé de publier :
« Poutine a déclaré une guerre à nos frères d’Ukraine, avertissait-il. Cette folie sanguinaire d’un enragé du KGB va coûter cher autant à l’Ukraine qu’à la Russie : une fois de plus, la mort de jeunes hommes des deux côtés, des mères et des veuves plongées dans le désespoir, des enfants rendus orphelins. Une Crimée désertée que les touristes ne visiteront jamais. Des milliards, des dizaines de milliards de roubles jetés au feu, dont les personnes âgées et les enfants se verront privés par la guerre, et après cela, encore plus d’argent pour soutenir un régime de voleurs en Crimée. Le vampire a besoin d’une guerre. Il a besoin du sang du peuple. (…) » [8].
De quel côté sommes-nous ?
Poutine a certes gagné une bataille en Ukraine, mais sans doute pas la guerre. Ceci au prix du renforcement des secteurs nationalistes les plus réactionnaires du pays. En décembre dernier, dans le grand stade de Grozny, devant des milliers d’hommes en armes, Razman Kadyrov, chef de la république Tchétchène de la Fédération de Russie, a ainsi présenté ses hommes comme les bataillons spéciaux du Président : « Nous savons que le pays a une armée, une marine, une aviation et des ogives nucléaires, a-t-il affirmé, mais nous savons aussi qu’il y a des missions qui ne peuvent être exécutées que par des volontaires ». A la mi-février, The Night Wolves, équivalent russe des Hells Angels, proches de l’Eglise orthodoxe et de Poutine, tenaient un grand rassemblement à Moscou sous le slogan « Il n’y aura pas de Maidan en Russie » [9].
Ainsi, ceux, au sein de la gauche occidentale, qui prennent pour de l’argent content la prétention de la Russie de Poutine de soutenir la lutte des peuples russophones d’Ukraine orientale contre la « junte fasciste de Kiev » (en réalité, un gouvernement nationaliste conservateur), couvrent en réalité l’offensive en cours de l’impérialisme russe sur ses marges occidentales. Ceci est d’autant plus grave qu’ils le font souvent en épousant la phraséologie belliqueuse et raciste de Moscou. Que penser en effet de ce morceau de bravoure de Jean-Luc Mélenchon, leader du Parti de gauche en France, lorsqu’il présente l’armée russe comme « le peuple en armes (sic.) que n’intimideront pas les bandes de pauvres diables chicanos (resic.) de l’armée des USA », et lorsqu’il recommande à Vladimir Poutine de faire preuve de « sang-froid » en jouant « l’écroulement de l’économie ukrainienne, la désagrégation de ce pays qui a tant de peine à en être un » ?
Quel merveilleuse expression de la solidarité de la « grande nation française » avec la « grande nation russe » contre la « petite nation ukrainienne », teintée de mépris envers les Mexicains des Etats-Unis, opprimés par un autre impérialisme, au prétexte qu’ils lui serviraient de piètre chair à canon. Ne serait-il pas grand temps que la gauche internationale rompe définitivement avec une telle lecture géopolitique et chauvine du monde, souvent teintée de racisme, qui magnifie toute forme d’opposition aux intérêts de l’impérialisme états-uniens, de quelque tyran qu’elle vienne ? N’est-ce pas aux luttes et aux aspirations des classes exploitées et des peuples opprimés du monde pour leur propre émancipation, à l’Est comme à l’Ouest, au Sud comme au Nord, que nous devons apporter notre soutien sans conditions ?
Jean Batou
Notes
[1] Political Capital Institute, « The Russian Connection. The Spread of Pro-Russian Policies on the European Far Right », 14 mars 2014. www.riskandforecast.com/useruploads/files/pc_flash_report_russian_connection.pdf
[2] Lénine, « De la fierté nationale des Grands-Russes », in : Œuvres, vol. 21, p. 101.
[3] Lénine, « L’impérialisme et la scission du socialisme », in : Œuvres, vol. 23, p. 127.
[4] Lénine, « La question des nationalités ou de ‘l’autonomie’ (Suite) », in : Œuvres, vol. 36, p. 621.
[5] Sur la trajectoire de l’impérialisme russe, voir Zbigniew Kowalewski, « Three forms of Russian imperialism : Empire in Russian History », 15 nov. 2014, ESSF, article 33683.
[6] Vu l’impossibilité de trouver un terrain d’entente entre les puissances victorieuses, ce sera finalement l’indépendance du royaume de Lybie qui triomphera en décembre 1951 (Ronald B. St John, « The Soviet Penetration of Lybia », The World Today, 38 (4), avril 1982, pp. 131-38).
[7] Spiegel Online Politik, 19 mars 2015 (www.spiegel.de/politik/ausland/)
[8] Cité par Keith Gessen, « Remembering Boris Nemtsov », London Review of Books, 37 (6), 19 mars 2015.
[9] Ibid.
* « Poutine, la guerre en Ukraine et l’extrême droite ». La version originale de cet article a été publiée en espagnol sur le site de la revue Viento Sur : http://www.vientosur.info/spip.php?article9929
* L’auteur est professeur d’histoire internationale contemporaine à l’Université de Lausanne et auteur de plusieurs livres et articles sur l’histoire de la mondialisation et des mouvements sociaux.