Quand la réalité dépasse la fiction
Dans son roman prophétique 1984, Georges Orwell évoquait une société de surveillance généralisée où les citoyens étaient constamment observés, contrôlés et punis. Il arrive parfois que la réalité dépasse la fiction. Aujourd’hui, la surveillance n’a plus le visage effrayant d’un Big Brother ; elle est plus insidieuse, tellement qu’elle entre dans les mœurs et on l’oublie. Pourtant, ses conséquences pour la démocratie et les droits de la personne sont désastreuses.
En 2013, l’ancien consultant de l’agence de sécurité nationale américaine (NSA), Edward Snowden, révélait au grand jour l’ampleur inégalée de la surveillance électronique menée par les États-Unis. Cette révélation n’était, en fait, que le premier maillon d’une véritable chaîne, qui s’étend aussi aux autres pays partenaires de l’accord de collaboration en matière de renseignements - appelés communément les « Five Eyes » -, soit le Royaume-Uni, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Canada.
À l’ère des technologies de l’information, presque chaque activité du quotidien laisse une trace numérisée. Celle-ci est aussitôt interceptée, stockée, recoupée et analysée : transactions bancaires, présence sur les réseaux sociaux, échanges de courriels, achat de livres, historique sur les moteurs de recherche, couponnage électronique, carte de fidélité, contrôle frontalier, etc. Or, le contexte dans lequel se met en place cette mise en données du monde est inquiétant. D’un côté, la collecte massive de renseignements permet aux entreprises d’analyser les habitudes, les goûts, et même la psychologie des consommateurs pour mieux cibler des clients potentiels et ainsi augmenter les profits.
De l’autre, les pratiques de profilage menées par les gouvernements cherchent à prédire les comportements potentiellement dangereux ou à identifier des criminels qui ne le sont pas encore (et qui ne le deviendraient peut-être jamais). Entre les deux, comme l’a dévoilé M. Snowden, les frontières sont perméables, car très souvent l’information recueillie dans le cadre d’opérations commerciales nourrit aussi la surveillance d’État. Et au milieu de cette marchandisation des identités, facilitée par des agences d’exploration de données, on perd de vue les visées des uns et des autres.
Au nom du terrorisme
Le Canada n’a pas échappé à l’effet 11 septembre. En octobre 2013, le journaliste britannique Glenn Greenwald dévoilait le programme canadien d’espionnage Olympia, qui aurait permis de surveiller les communications du ministère brésilien des Mines et de l’Énergie. Quelques semaines plus tard, on apprenait que les services secrets canadiens avaient autorisé la mise sur écoute par la NSA des politiciens et des représentants étrangers lors du sommet du G20 à Toronto, en 2010. Puis, au début 2014, la divulgation de documents décrivant un programme pilote d’interception de métadonnées, mené en 2012 par le Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CSTC) dans un aéroport canadien, soulevait de nouvelles inquiétudes sur la nature et l’ampleur de la surveillance au pays.
Après le 11 septembre 2001, à la manière du Patriot Act aux États-Unis, le Canada a adopté, dans l’urgence et sans débat de fond, la Loi antiterroriste, qui modifiait une vingtaine de lois et changeait ainsi en profondeur tout le système judiciaire. Le CSTC, désormais sous la direction du ministre de la Défense, voyait alors s’élargir son mandat et ses moyens d’action. Dans les années suivantes, le gouvernement proposait une série de projets de loi sur l’accès légal qui visaient notamment à forcer les entreprises de télécommunications et les fournisseurs Internet à divulguer les renseignements sur les abonnés, sans avoir obtenu préalablement un mandat ou une ordonnance.
En entretenant un climat de peur, le gouvernement conservateur continue de justifier des pratiques antidémocratiques. C’est dans ce contexte d’ailleurs que s’inscrit sa nouvelle stratégie antiterroriste, dont le projet de loi C-51, qui renforcerait davantage les pouvoirs de l’agence d’espionnage canadienne et favoriserait la détention préventive, sans mandat. À cela s’ajoutent la loi C-13 et le projet de loi S-4 : l’une facilite l’accès aux données électroniques par les forces de l’ordre alors que l’autre abaisserait encore les protections contre la divulgation de renseignements personnels sans consentement, surtout par le secteur privé.
Les transformations sociales et technologiques des dernières années ont ouvert la voie à une culture de la surveillance plus intrusive et plus discriminatoire. Partout, l’obsession sécuritaire, appuyée par un arsenal onéreux et complexe, justifie la violation des droits de la personne et le rétrécissement du champ des libertés civiques.
Face à la surveillance absolue et sans limites, ne faudrait-il pas, comme l’a rappelé tant de fois M. Snowden, faire preuve d’une plus grande vigilance ? Sinon, ne risque-t-on pas de saper les fondements mêmes de notre système démocratique ?