Édition du 17 décembre 2024

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Environnement

Naomi Klein : « L’industrie pétrolière risque de brûler cinq fois plus de CO2 que ce que peut en absorber l’atmosphère »

« Quand vous affrontez les compagnies les plus riches de la planète, le combat n’est pas équitable », prévient Naomi Klein, écrivaine et militante altermondialiste canadienne dont le nouveau livre « Tout peut changer » sort en France en mars. Ces compagnies, vous les connaissez, ce sont celles qui exploitent le pétrole, le charbon et le gaz enfouis dans le sol : BP, Exxon, Shell, Total… Si elles extraient l’ensemble des réserves fossiles qu’elles détiennent, ce ne sera plus un réchauffement mais un embrasement climatique, à cause du carbone qui sera libéré dans l’atmosphère. Pourtant, Naomi Klein demeure optimiste et voit dans la période qui s’ouvre « une opportunité unique pour notre génération » pour changer le système. Entretien.

Tiré de Basta Mag.

Son nouveau livre sortira en mars en France : « Tout peut changer, capitalisme et changement Climatique » (This Changes everything), aux éditions Actes Sud. Naomi Klein, journaliste, écrivaine et militante altermondialiste canadienne s’est fait connaître par ses ouvrages critiques du capitalisme, « No Logo » puis « La stratégie du choc ». Voici des extraits d’une conférence en ligne à laquelle elle a participé avec le mouvement écologiste 350.org, le 28 janvier 2015 [1]. 350.org vient de lancer une campagne appelant les institutions financières à retirer leurs investissements des secteurs pétroliers, gaziers, et du charbon. Objectif : faire en sorte que ces multinationales ne brûlent pas la majeure partie du carbone qu’elles détiennent dans leurs gisements, ce qui serait fatal à l’atmosphère de la planète.

Le prix du baril de pétrole a considérablement chuté, passant sous la barre des 60 dollars (contre 100 dollars avant l’été). Quelles seront les conséquences de cette chute. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

Naomi Klein : Ces moments sont souvent des catalyseurs de mauvais changements. Dans les domaines du changement climatique et de l’énergie, rien n’est déterminé à l’avance. On ne peut pas prévoir si un prix du pétrole très bas va porter préjudice ou au contraire favoriser le mouvement pour le climat. Si nous n’agissons pas, il est probable qu’un prix bas va plutôt contrecarrer, pour des raisons purement économiques, toute action climatique sensée. Quand le pétrole est bon marché, les gens réagissent en consommant davantage. On le voit déjà avec certaines tendances, comme le retour des véhicules 4x4. On est en train de perdre plusieurs avancées, permises par le surcoût financier des hydrocarbures, comme le retour aux transports en commun ou le covoiturage. Ces initiatives sont pourtant préférables pour l’environnement. La chute des prix est donc plutôt une mauvaise nouvelle.

Nous sommes cependant véritablement arrivés à un moment phare. Il suffit de constater à quel point le mouvement dont nous faisons partie est en pleine croissance. Nous sommes à l’aube des rencontres de Paris [la Conférence sur le climat (COP 21), fin décembre]. Le climat va devenir la préoccupation majeure en figurant à la une des médias. Par ailleurs, si l’on regarde du côté des énergies renouvelables, l’Allemagne a su aller de l’avant en très peu de temps : 20 à 25% de son électricité provient maintenant des énergies renouvelables.

En janvier, la couverture de The Economist [hebdomadaire britannique de référence sur les questions économiques et internationales] montre une silhouette bondissant d’une pyramide de barils de pétrole. Le titre nous dit « Saisissez la balle au bond ». L’éditorial qui suit précise qu’il s’agit là « d’une opportunité unique pour notre génération » pour changer notre système énergétique de manière radicale et pour en finir avec les mauvaises habitudes de consommation.

Il y a de bonnes raisons de penser que si l’on met en place les mesures politiques et économiques adéquates, ce pourrait être le bon moment pour mettre un terme aux énergies fossiles et pour faire pression en faveur d’une économie décentralisée et basée sur les énergies renouvelables. Cela fait plus de dix ans que le prix du baril de pétrole est entre 80 et 100 dollars, atteignant parfois même jusqu’à 120 dollars. Le prix est monté à 100 dollars le baril suite à l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. C’est à ce moment-là que tout a vraiment commencé.

Quel bilan peut-on dresser du travail de sensibilisation sur le changement climatique entrepris depuis une décennie ?

Naomi Klein : Pourquoi en dépit tout le travail de sensibilisation qui a été fait ces dix dernières années – « Une vérité qui dérange » [Documentaire sorti en 2006, associant le vice-Président états-unien Al Gore], le GIEC qui a reçu le Prix Nobel, ainsi que tous ces autres moments de sensibilisation autour du changement climatique –, rien ne s’est concrétisé en actions ? Parce que nous nous sommes heurtés à la puissance titanesque des gros profits générés par un prix du pétrole aussi élevé. A 100 dollars le baril, les gens deviennent dingues, c’est irrésistible. Malgré les avertissements des scientifiques, nous nous sommes précipités dans la mauvaise direction. Nous nous sommes lancés dans l’énergie fossile à outrance : les forage dans l’Arctique, les sables bitumineux, et la fracturation hydraulique. Tout ça à cause des prix élevés.

Nous sommes à présent en sursis. Tout cela n’est pas définitif. Ce qui baisse peut aussi remonter et va remonter. Nous disposons d’un peu de marge de manœuvre car beaucoup des projets que nous avons laborieusement tenté de stopper sont en train de péricliter tout seuls. Beaucoup d’investisseurs se retirent des sables bitumineux ou suspendent leurs investissements qu’ils jugent trop coûteux. Il y a clairement moins de soutien au forage dans l’Arctique. Il est plus facile dans un tel contexte de remporter des victoires politiques.

Quand vous affrontez les compagnies les plus riches de la planète, on ne peut pas dire que le combat soit équitable. En revanche, quand leurs propres investisseurs se mettent à douter, je pense qu’il y a moyen de remporter de grandes victoires pour mettre un terme aux nouvelles frontières des combustibles fossiles, l’arrêt de la fracturation hydraulique et des forages dans l’Arctique. Tout cela est très lié à la logique du mouvement de désinvestissement et à la nécessité de laisser le charbon sous terre. Mais on sait pertinemment que l’on ne va pas gagner cette bataille du désinvestissement d’un seul coup.

Je crois que nous sommes aujourd’hui dans une bien meilleure position pour faire de telles avancées. Nous avons là une fenêtre d’opportunité et ce n’est pas le moment de nous reposer sur nos lauriers. Ce que je veux dire par là est que quand The Economist parle d’opportunité unique pour notre génération, comprenez bien, cela veut dire qu’une telle opportunité ne se représentera pas de sitôt.

Dans un contexte de crise économique, une taxe carbone est-elle toujours une bonne idée ?

Naomi Klein : Je ne pense pas qu’une taxe carbone soit la panacée mais si elle était mise en place progressivement, elle pourrait faire partie d’un ensemble de mesures nécessaires pour permettre la transition énergétique. L’une des raisons pour lesquelles il a été difficile d’exiger un certain prix pour le carbone ou de mettre en place une taxe carbone est que lorsque les consommateurs sont en difficultés, dans un contexte crise économique, il est délicat pour les politiques d’augmenter le prix de l’énergie. Pourtant lorsque le pétrole est tout à coup meilleur marché et que le montant des factures énergétiques baisse, le moment est opportun pour instaurer une taxe carbone à augmentation progressive.

Nous sommes maintenant capables de gagner des combats pour stopper l’exploitation de nos ressources en combustibles fossiles, et ce, en pleine période de chute des prix. Nous pouvons revendiquer une taxe carbone à augmentation progressive. Nous avons de formidables exemples de ce à quoi pourrait ressembler une transition énergétique rapide. Il me semble, pour être honnête, que nous vivons un moment inespéré.

Comment ne pas laisser filer cette occasion ?

Naomi Klein : J’ai été longtemps hantée par les conséquences de 2008 quand la crise financière a frappé et que nous avons tous été témoins du transfert de l’argent public vers les banques. A ce moment précis nous aurions pu assister à un véritable bon en avant, surtout aux Etats-Unis parce que Obama venait d’être élu et qu’il entendait faire du changement climatique l’une de ses priorités. Les industries automobiles faisaient faillite, c’était le moment de rédiger un plan de relance. Nous aurions pu alors dire aux banques de financer la transition énergétique. Au lieu de cela, les gens se sont démobilisés. Ils étaient dans l’attente de voir ce qu’allait faire Obama. A ce moment-là, quand nous n’avons pas saisi notre chance, je me suis demandée « connaîtrons-nous de nouveau une telle opportunité avec un tel potentiel ? ». Aujourd’hui il me semble qu’une deuxième chance nous est donnée.

Nous avons de nouveau une ouverture. De grands changements politiques sont en train de se produire. Syriza vient de gagner en Grèce, c’est un sacré message. Podemos est en train de monter en Espagne. Les partis politiques ont besoin d’être conseillés sur le prochain modèle économique et sur la forme qu’il devra prendre. Je crois que le mouvement pour le climat devrait prendre part à ce débat.

Que souhaitez-vous au mouvement pour le climat en 2015 ?

Naomi Klein : Ce qui m’obsède, c’est la sensation que l’on n’arrive pas à éviter la rétention d’information. Les gens qui travaillent sur le changement climatique n’interagissent pas suffisamment avec ceux qui travaillent pour la sphère publique et qui luttent pour les biens communs ou contre l’austérité, alors qu’il peut s’agir des mêmes personnes. Ils changent de casquette selon qu’ils abordent le climat, les coupes budgétaires ou l’austérité. D’un coup la conversation change de ton même si d’un point de vue intellectuel il est évident que l’on parle d’une seule et même chose.

J’ai beaucoup d’espoir avec la prochaine COP qui se tiendra en Europe. Je pense que cela augure de formidables opportunités : en Europe le mouvement contre l’austérité est très puissant. Plusieurs partis politiques avec des programmes anti-austérité gagnent ou sont sur le point de gagner des élections. C’est l’occasion de rassembler nos mouvements afin de discuter tous ensemble. Ce que je souhaite c’est que le mouvement ouvrier, le mouvement contre les coupes budgétaires, le mouvement pour le climat travaillent réellement ensemble pour formuler une demande cohérente en faveur d’une transition équitable, en s’appuyant sur le choc des prix pétroliers comme d’un catalyseur.

Pourquoi nous battons-nous ? Pour garder les ressources sous terre, pour empêcher de nouvelles frontières pour les combustibles fossiles, pour des sociétés entièrement approvisionnées en énergies renouvelables, pour des transports en commun gratuits, pour que les pollueurs paient et pour que la manière dont nous financerons la transition soit juste. Nous nous battons pour que ceux qui s’en sont le plus mal tirés sous l’ancien modèle économique soient les premiers à bénéficier du nouveau modèle. Voilà certains des principes sur lesquels nous sommes tous d’accords et pour lesquels nous sommes prêts à nous rassembler.

Mon souhait pour 2015 est que nous mettions en avant cette vision claire en rassemblant tous nos mouvements car ils se mobilisent incroyablement bien. Certains d’entre vous auront peut-être lu mon article qui tentait de faire le lien entre le mouvement #BlackLivesMatter [Mouvement apparu aux Etats-Unis après l’assassinat d’un Noir par un policier blanc à Ferguson] et celui pour la justice climatique. Tout ce pour quoi nous nous battons est basé sur le principe de justice raciale. La manière dont nos gouvernements gèrent la crise climatique ne tient pas compte de la dépréciation de la vie des Noirs par rapport à celle des Blancs. Nous devons dénoncer cette gestion raciste de la crise climatique, et pour cela, il va falloir se mobiliser.

La campagne de désinvestissement, appelant les investisseurs à se désengager financièrement des secteurs pétroliers, gaziers et du charbon pour qu’ils arrêtent de brûler du carbone, marque-t-elle un tournant ?

Naomi Klein : J’aimerais revenir un peu sur l’origine. Lorsque nous avons eu l’idée d’un mouvement national puis international de désinvestissement des combustibles fossiles, il existait déjà des initiatives au sein de quelques universités, encouragées à se désinvestir du charbon. En revanche il n’y avait pas encore eu d’appel général au désinvestissement des combustibles fossiles. Cet appel est né d’un coup de téléphone entre Bill McKibben [journaliste états-unien et militant écologiste, fondateur du mouvement 350.org] et moi-même après avoir lu le « Carbon Tracker research ». Cette étude montre que l’industrie des combustibles fossiles possède cinq fois plus de dioxyde de carbone en réserve que ne peut absorber l’atmosphère. En le laissant inexploité nous avons une chance de maintenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C.

Ce rapport ne nous était pas adressé, mais s’adressait aux investisseurs, comme pour les avertir de l’existence d’une bulle financière. C’était deux ans après le krach immobilier. Et on les avertit cette fois qu’une autre bulle se profile à l’horizon, qu’il faut faire en sorte d’éviter son éclatement. Evidemment que ces industries ne peuvent pas brûler cinq fois plus de carbone que ne peut en absorber l’atmosphère. Leurs actifs, leurs réserves en hydrocarbures, risqueront donc d’être perdus.

J’ai lu le rapport et j’ai pensé « Non ce n’est pas ça ». C’est nous, la bulle. Et eux prévoient bien de brûler le carbone qu’ils extraient. Ils estiment que, lorsque nos politiques affirment qu’ils maintiendront le réchauffement climatique en deçà de 2°C, ils mentent et ne le pensent pas. Les engagements de Copenhague n’étant pas contraignants, Exxon, Shell et tous les autres ont décidé qu’ils n’allaient pas se laisser inquiéter, qu’ils iraient de l’avant et brûleraient le carbone de toute manière. J’ai donc estimé qu’il ne s’agissait pas d’un avertissement destiné aux investisseurs, mais d’un avertissement qui nous était destiné à tous. La question devient donc la suivante, si nous sommes la bulle, comment inverser le cours des choses ? Comment faire en sorte que ce soit eux qui deviennent la bulle qui va éclater ? C’est de là qu’est née l’idée du désinvestissement. Cette étude a montré que c’est eux ou nous. Voilà l’enjeu.

Cela nous ramène à une controverse concernant le partenariat entre beaucoup d’ONG écologiques et les industries de combustibles fossiles. Partenariat basé sur l’idée fausse que nous sommes tous dans le même bateau. C’est faux et les gens le savent bien, surtout les jeunes gens. On en revient à cette étude. A chaque fois que vous l’expliquez à quelqu’un, vous contribuez à la solution en expliquant qu’il s’agit là de profits illégitimes.

Pour en revenir au prix du pétrole à la baisse, un autre élément non négligeable est celui des réserves de combustibles fossiles qui ne sont pas très performantes. Ces réserves n’ont pas un bon rendement. Nos opposants ont donc perdu leur meilleur argument, mais pas pour longtemps, d’où la nécessité de continuer à travailler avec acharnement. Les institutions qui y investissent non seulement détruisent la planète mais elles prennent des risques inutiles avec leurs dotations.

Encore une remarque au sujet du prix du charbon : lorsque l’on qualifie ce secteur de peu scrupuleux en argumentant que son plan de développement est en conflit avec la vie sur terre, nous créons un champ intellectuel et politique où il est plus facile de taxer les profits, d’augmenter les royalties et, même en cas de résistance trop forte, de nationaliser les sociétés en question. Il ne s’agit pas juste de se dissocier de ces sociétés, nous avons aussi un droit sur ces profits. Si ces profits sont si illégitimes que l’université d’Harvard [Plusieurs universités états-uniennes retirent les placements qu’elles détiennent dans le secteur des énergies fossiles, ndlr] ne devrait pas y être mêlée, les contribuables devraient aussi y avoir accès pour financer la transition énergétique et la facture d’une crise créée par ce même secteur. Il ne s’agit pas uniquement de nous dissocier de leurs profits mais potentiellement d’en récupérer une grande partie.

Traduction : Elise Gherrak / 350.org

Notes

[1] Pour voir l’intégralité de la conférence en anglais, c’est ici.

[2] Des questions ont été modifiées ou intercalées pour structurer l’entretien.

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