Tiré de Café pédagogique
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Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda, Le Café pédagogique, Paris, 8 mars 2024
Vous venez de publier aux éditions Agone un ouvrage intitulé « Hussardes noires, des enseignantes à l’avant-garde des luttes. »
https://agone.org/livres/hussardes-noires-des-enseignantes-lavant-garde-des-luttes <https://agone.org/livres/hussardes-...>
D’où vient cette formule de « hussardes noires » ?*
C’est la féminisation de l’expression célèbre de Charles Péguy, utilisée dans son ouvrage L’Argent, publié en 1913. L’écrivain français s’y remémore son enfance, où il était scolarisé dans une école un peu particulière. En effet, il suivit sa scolarité dans l’école annexe d’une école normale où étaient alors formés les futurs instituteurs. Charles Péguy n’était donc pas instruit par un enseignant « titulaire », mais par les jeunes normaliens qui se relayaient pour venir faire classe dans l’école annexe, où étaient réunis des enfants comme lui, heureux cobayes de ces enseignants en devenir.
En parlant de hussards noirs, Péguy fait référence à leur costume, qui lui rappelle celui des soldats : « Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. […] Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. »
L’expression, qui désignait à l’origine exclusivement les élèves-maîtres des écoles normales, a progressivement revêtu un sens plus large pour désigner l’ensemble des instituteurs des écoles publiques de la Belle Époque, combattant avec leurs propres armes en faveur de la République et de la laïcité de l’instruction.
Pourquoi parler alors de « hussardes noires », au féminin ?
Beaucoup de travaux historiques consacrés à la construction de l’école laïque en France ont repris la formule de « hussards noirs », sous-entendant que la défense du régime républicain et de l’école laïque fut l’apanage d’une communauté professionnelle masculine, les femmes étant historiquement plus proches du pouvoir religieux. Cela n’est pas complètement faux : le dimorphisme sexuel dans la pratique religieuse à la fin du XIXe siècle est très net. Les femmes sont beaucoup plus pratiquantes que les hommes. À cela s’ajoute le fait que, lorsque les lois Ferry sont votées dans les années 1880, des écoles normales d’instituteurs, gérées par les pouvoirs publics, existent en nombre depuis la loi Guizot de 1833, alors que les écoles normales de filles sont très peu nombreuses. La proportion de religieuses dans les écoles primaires de filles est beaucoup plus importante que dans l’enseignement masculin, et ces dernières ne quittent véritablement les écoles publiques de filles qu’en 1904. De plus, jusque dans les années 1880, même les institutrices qui n’appartiennent pas à une congrégation ont, pour beaucoup d’entre elles, été formées par des religieuses. L’enseignement féminin est donc, à la fin du XIXe siècle, un bastion de l’Église catholique, beaucoup plus que les écoles de garçons. En toute logique, la sécularisation des écoles masculines est beaucoup plus facile et rapide que celle des écoles de filles, qui, de leur côté, cristallisent les luttes.
Dès lors, comme l’écrit l’historien François Jacquet-Francillon, célébrer « les hussards noirs de la République en oubliant que la laïcisation incomba plus encore aux institutrices, est une sorte de scandale historiographique ».
Mon livre participe à relever ce défi : se pencher sur la manière dont une communauté enseignante au féminin a activement participé à la laïcisation de l’école, justement dans le domaine où ce processus était le plus contesté, celui de l’éducation des filles.
Qui sont donc ces « hussardes noires » ?
Pour cet ouvrage, je n’ai pas mené d’étude sur une grande cohorte d’enseignantes de la Belle Époque. J’ai repéré celles qui avaient été les plus actives dans les débats autour de l’école, que ce soit par leurs textes publiés dans la presse, par leurs interventions dans divers congrès, ou parce qu’elles avaient été plébiscitées lors d’élections professionnelles.
Certaines d’entre elles sont de simples institutrices, comme Marguerite Bodin. Cette dernière est la fondatrice d’une association pacifiste qui cherche à réformer le système scolaire pour en faire un lieu où les enfants seraient socialisés dans un idéal de paix. Elle est aussi une militante féministe, qui, à la tête d’une école mixte (cas rare à la Belle Époque), fait voter filles et garçons lorsqu’il faut prendre des décisions collectives, éveillant les jeunes esprits au principe de l’égalité des sexes, comme elle l’explique dans son ouvrage Les Surprises de l’école mixte (1905).
Mais rares sont les institutrices à acquérir une visibilité publique équivalente à celle de Marguerite Bodin. La plupart des intellectuelles étudiées dans ce livre occupent des postes plus prestigieux dans la hiérarchie de l’Instruction publique : j’ai particulièrement porté mon attention sur une inspectrice générale (Pauline Kergomard), deux professeures d’écoles normales ( Marie Baertschi et Albertine Eidenschenk ), et sur une directrice de lycée de filles (Jeanne Desparmet-Ruello).
J’ai donc mobilisé la formule de « hussardes noires » dans un sens assez large pour caractériser une communauté d’enseignantes militant pour la laïcité de l’instruction. Toutes partagent les valeurs dont les « hussards noirs » de Péguy furent les porte-drapeaux : foi laïque, républicanisme, optimisme pédagogique, et surtout, sentiment d’être engagée dans une lutte capitale, à l’heure où l’affaire Dreyfus coalise les ennemis du régime et où se développent nationalisme, antiparlementaire et antisémitisme.
Vos « hussardes noires » ne sont donc pas uniquement engagées dans un combat pour la laïcité de l’instruction ?
Effectivement, si leur militantisme naît dans le monde scolaire et y reste étroitement attaché, elles s’engagent dans de nombreux combats. Pour beaucoup d’entre elles, c’est l’affaire Dreyfus qui apparaît comme l’occasion d’une remise en question de la manière dont fonctionne l’école. L’institution scolaire doit-elle être neutre entre ceux qui défendent les principes promus par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ceux qui condamnent une partie de la population en raison de son appartenance religieuse ? L’école doit-elle ignorer les bruits de la rue et se murer dans un isolement salvateur et propice à l’étude ? L’Affaire sonne pour plusieurs « hussardes noires » l’heure de l’entrée en dissidence dans une institution frileuse, craignant de voir ses enseignantes sortir de leur devoir de réserve.
Le nouveau siècle apporte également son lot de luttes scolaires, politiques et sociales. Les intellectuelles dont la trajectoire est analysée dans ce livre montent par exemple à la tribune des nombreuses universités populaires qui naissent au tournant du XIXe et du XXe siècle. Elles questionnent aussi l’institution scolaire à l’aune de la vague féministe qui se manifeste en France à la Belle Époque. Elles participent en outre à un combat alors fédérateur chez les enseignantes : celui pour l’égalité des salaires entre instituteurs et institutrices, qui n’aboutit pourtant qu’en 1919.
Ces « hussardes noires » sont donc à l’avant-garde de luttes, qui, prises dans un sens large, découlent d’un engagement commun en faveur de l’école républicaine et laïque. À leurs yeux, l’école laïque doit incarner la devise républicaine : elle doit être un lieu d’apprentissage de la liberté par l’acquisition d’une pensée critique dans tous les domaines ; elle doit être le ferment de l’égalité par le traitement équitable de tous les enfants, quels que soient leur classe sociale, leur origine, leur sexe et leur religion, et ce, pour participer à la construction d’une société plus démocratique et plus fraternelle.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda, 2024-03-08 Mélanie Fabre
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