Contretemps
30 août 2021
Par Stathis Kouvélakis
Malgré leurs différences, ces mouvements partagent un certain nombre de traits communs, en particulier dans les pays du pourtour méditerranéen : caractère de masse, composition transclasse, soutien majoritaire de la population, poids spécifique en leur sein de la catégorie des jeunes diplômé.e.s, large répertoire d’actions au sein duquel la dimension spatiale – l’occupation des places et des espaces publics – occupe une place centrale. Non moins remarquables toutefois sont les traits communs de leur constitution subjective : en faisant irruption en dehors des cadres organisationnels et des clivages politiques établis, ces mouvements ont fortement mis en avant l’auto-organisation et combiné l’affirmation de formes d’expression politique démocratiques et/ou participatives directes avec des revendications économiques et sociales. Enfin, tous affichaient un fort caractère « national », avec la présence généralisée de drapeaux nationaux, une prise de distance de facto à l’égard des références symboliques et historiques de la gauche, mais aussi un internationalisme réel, renvoyant à des pratiques de solidarité, d’influence mutuelle et de circulation transnationale de symboles, de modes d’action et de mots d’ordre.
Nous avons donc affaire à un cycle relativement unifié de mouvements populaires de grande ampleur, aux caractéristiques innovantes, avec une dimension insurrectionnelle pour les plus importants. En ce sens, l’expérience grecque, assurément l’un des points hauts de ce cycle, acquiert une signification plus large, à la fois dans l’espace et dans le temps, comme le suggère en particulier le nouveau cycle international de soulèvements qui a débuté en 2019 en Algérie et au Chili (sans doute faut-il aussi y inclure les Gilets jaunes français) et qui trouve son ancrage, et certains de ses traits marquants, dans celui du début de la décennie.
Le moment de la « crise organique »
La compréhension de l’expérience grecque permet ainsi de tirer quelques conclusions plus générales quant au paradoxe que ce cycle de mouvement a mis en évidence : la divergence entre sa dimension insurrectionnelle de masse et la faiblesse de son efficacité politique, en d’autres termes l’incapacité de ces mouvements à produire des avancées durables allant dans le sens des objectifs dont ils se réclamaient[2]. Dans les remarques qui suivent, nous tenterons d’apporter quelques éléments d’analyse susceptibles d’éclairer les raisons de cette évolution. Pour cela, nous partirons d’un concept que nous avons initialement proposé il y a une dizaine d’années lors d’une intervention « à chaud » dans les événements et repris par la suite dans quelques autres textes[3]. Ce concept est celui de « crise organique » élaboré par Antonio Gramsci dans ses Carnets de prison pendant les deux années qui encadrent la montée au pouvoir du nazisme[4].
La crise organique renvoie à une conjoncture marquée par la rupture brusque et radicale des relations de représentation entre les classes sociales et les forces politiques qui assuraient jusqu’alors cette fonction. Il s’agit d’une forme spécifique de crise politique, propre à un État parlementaire dans lequel un système institutionnel élargi et différencié, donc pluraliste, organise les conditions du consentement de ceux d’en bas à la domination du bloc bourgeois. Ce système hégémonique est ébranlé dans ses fondements et perd sa cohésion – d’où le caractère « organique » de la crise – sous l’effet d’un double facteur : d’une part, l’échec de la classe dirigeante dans une entreprise stratégique, par exemple une guerre ou une affaire d’importance nationale. D’autre part, par le passage soudain de grandes masses de la passivité à une attitude active.
Ce passage, souligne Gramsci, conduit à une explosion des revendications des masses en mouvement, mais ces revendications, dans les circonstances données, constituent un ensemble « inorganique » (disorganico), c’est-à-dire non cohérent. Un ensemble qui constitue néanmoins, toujours selon Gramsci, une « révolution », en d’autres termes un mouvement qui pose, sans la résoudre, l’exigence d’une rupture radicale capable de mettre fin à une crise qui prend le caractère d’une crise d’hégémonie, d’une crise de l’État dans son ensemble. La « crise organique » n’est pas en tant que telle une crise révolutionnaire, mais elle contient certains de ses éléments et peut y conduire ; son issue dépend avant tout de l’intervention « subjective », celle des forces politiques luttant pour s’emparer de la direction du processus pour lui imprimer une orientation déterminée.
Cette analyse de Gramsci nous est apparue d’emblée comme une clé irremplaçable pour comprendre les traits spécifiques et la direction que prenait la crise grecque au printemps 2011. La thérapie de choc instaurée par les mémorandums correspond manifestement à une défaite stratégique de la classe dirigeante grecque car elle défait les fondements du contrat social de la période post-1974[5], transformant la vision de l’« intégration européenne » du pays en chemin de croix et imposant un régime durable de mise sous tutelle du pays et de perte de souveraineté nationale.
La combinaison de ces trois dimensions (sociale, idéologique et nationale) conduit à la délégitimation non seulement du personnel politique mais également à celle du système hégémonique dans son ensemble. D’où l’effondrement de la crédibilité des médias, des « intellectuels organiques » de l’establishment et la remise en cause des institutions représentatives elles-mêmes, y compris des forces qui fonctionnaient dans leur cadre comme une opposition, c’est-à-dire la gauche. Tout cela signale à la fois une remise en question radicale de la capacité de ceux d’en haut à diriger la société et le pays et l’impossibilité de former des alternatives dans le cadre du système politique bipartisan tel qu’il s’est cristallisé depuis les années 1980[6].
Il convient de souligner à ce stade l’importance particulière de la dimension nationale de la crise. Le régime de tutelle imposé par les Mémorandums a conduit à la perte de la « fonction nationale » (Gramsci) de la classe dirigeante grecque et de son personnel qui s’est combinée à une attaque à l’encontre des classes travailleuses d’une brutalité sans précédent pour les normes de l’Europe occidentale de l’après-guerre – mais en tout point similaire aux « thérapies de choc » infligées à nombre de pays du Sud global et de l’Est européen à partir des années 1980-1990.
Cette combinaison de la dimension nationale et de la violence de l’offensive antipopulaire explique la profondeur et le caractère « multisectoriel » de la crise grecque si on la compare, par exemple, à la crise espagnole ou portugaise des mêmes années. Elle explique également pourquoi le drapeau national était à ce point dominant dans les places grecques, suscitant parfois l’incompréhension de ces militants de gauche qui ne saisissaient pas la signification de cette déclaration de séparation du peuple-nation d’avec les représentants parlant et agissant en son nom.
Mais l’affaiblissement brutal de la capacité hégémonique de la classe dominante qui a résulté de cette double dimension nationale et sociale est également au fondement de l’opportunité historique que la crise a représenté pour la gauche radicale, qui s’est trouvée soudainement, et sans l’avoir cherché, en position de lutter pour l’hégémonie, une opportunité qui, on le sait, se produit rarement dans les conditions d’un régime parlementaire parvenu à « maturité ».
Dynamique d’un soulèvement : vers une crise révolutionnaire ?
Le « moment des places » signale également le deuxième aspect de la crise organique : l’entrée en scène de masses plus larges, l’activation de couches populaires bien au-delà des forces politiques et syndicales qui avaient jusqu’alors tenu le haut du pavé dans le cycle des mobilisations qui avaient débuté dès mai 2010, avec le vote parlementaire du premier Mémorandum. En même temps, surmontant la méfiance réciproque des premières semaines – l’intervention des forces militantes de la gauche radicale et des secteurs syndicaux combatifs dans les assemblées populaires (en particulier celle de la place Syntagma) y furent pour beaucoup – une convergence dans l’action a pu se construire entre le « peuple des places » et le mouvement ouvrier et syndical, et cela malgré le discrédit de l’indéboulonnable direction confédérale contrôlée par des cadres issus du PASOK[7].
Les incontestables points hauts du mouvement ont été les trois journées de grève générale des 15, 28 et 29 juin, au cours desquelles la participation à la grève et aux manifestations a atteint des niveaux inédits depuis les années 1970. En cela, le cas grec diffère de l’espagnol, les Indignados et le 15M se signalant par une extériorité marquée d’hostilité avec les confédérations syndicales, et se rapproche davantage des cas égyptien et, surtout, tunisien[8].
Ce constat permet de rendre compte tout d’abord de l’exceptionnelle ampleur du mouvement grec, certainement supérieure en proportion de la population à celle des Indignados espagnols et soutenant aisément la comparaison avec les printemps arabes. Selon des enquêtes sérieuses, au début juin 2011, environ 2.800.000 personnes de plus de 18 ans, soit 31% de l’échantillon, déclaraient leur intention « certaine » de participer au mouvement, auxquelles il faut ajouter une part au moins des 21% qui déclaraient une « forte probabilité » de le faire. Au même moment, 35% des personnes interrogées déclaraient avoir déjà participé aux rassemblements et autres initiatives populaires organisés au cours de la période antérieure.
En gardant à l’esprit que le mouvement a atteint son apogée lors des rassemblements accompagnant la grève générale des 28 et 29 juin 2011, il apparaît certain qu’au moins un tiers de la population avait participé activement aux mobilisations de la période[9]. Il s’agit de niveaux tout à fait exceptionnels d’implication active de la population à des mouvements sociaux, comparables sans doute à ceux atteints lors d’événements de type Mai 68 ou « automne chaud » italien. A cela, il faut ajouter que pendant toute la période, le rejet des Mémorandums et de la Troïka n’est jamais descendu en-deçà des deux tiers des personnes interrogées.
Nous avons donc affaire à une dynamique majoritaire évidente, qui explique également la durée de la mobilisation populaire. En effet, malgré le reflux du mouvement des places suite au vote du Mémorandum « intermédiaire » le 29 juin, celle-ci atteignit un nouveau sommet en octobre 2011, avec la grève générale la plus massive depuis la chute du régime des colonels (le 19 et 20 octobre) et les manifestations insurrectionnelles du 28 octobre, lorsque les manifestants ont envahi la chaussée le jour de la fête nationale, mettant fin aux parades militaires et autres défilés officiels et chassant des tribunes les représentants de l’Etat (y compris le président de la République).
Dans la foulée, le premier ministre Georges Papandréou, qui venait de se faire humilier au sommet européen de Cannes en proposant de tenir un référendum sur les Mémorandums, démissionne et cède la place à un gouvernement de « grande coalition » piloté par l’Union européenne et dirigé par le banquier Loukas Papademos[10]. Celui-ci ne va pas tarder à recourir à un double scrutin anticipé (mai 2012, suivi de celui de juin 2012, le premier n’ayant dégagé aucune majorité), qui verra l’effondrement du système bipartisan, dont les piliers passent d’un total de 77,4% des voix lors du scrutin de novembre 2009 (44% pour le PASOK, 33,4% pour la droite) à 42% – dont 12% pour le PASOK, dont le déclin accéléré s’est avéré irréversible. Nous avons donc assisté à la désagrégation d’un système bipartisan jusqu’alors remarquablement stable et à l’effondrement de son parti pivot, le PASOK qui a été au pouvoir pendant 19 des 30 années de la période 1981-2011.
Il ne paraît donc nullement exagéré de dire que la crise grecque dégageait des éléments d’une situation révolutionnaire conformes à la célèbre définition de Lénine – qui a manifestement été l’une des principales sources d’inspiration de la notion gramscienne de « crise organique » : « Pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher.
Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs) » ; cette dernière consiste, toujours selon Lénine, en ce que « les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique) »[11].
La condition manquante, la plus décisive sans doute, restait toutefois celle que Lénine mentionnait dans ce même passage célèbre, mais qui n’a pas bénéficié, la plupart du temps, de la même attention : « pour qu’une révolution ait lieu, il faut, premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle »[12].
En d’autres termes, une révolution est impossible sans la disponibilité correspondante de ce que l’on appelle traditionnellement « le facteur subjectif », disponibilité qui, sous cette forme, était à l’évidence absente d’un soulèvement dont l’horizon était façonné par le rejet viscéral, et transpartisan[13], des politiques mises en œuvre par le personnel politique gouvernant et nullement par la volonté de renverser l’ordre social existant – nous développerons ce point dans un instant. Reste que, pour la première fois depuis les grands ébranlements des années 1960-1970, une possibilité de rupture radicale des équilibres sociaux et politiques fondamentaux se dessinait dans le pays européen qui devenait, une fois de plus, « le maillon faible » du centre continental du capitalisme.
Grandeur et limites du mouvement des places
Le mouvement des places de 2011 s’inscrit dans la longue série d’événements qui scandent l’histoire de la Grèce moderne marqués par l’entrée impétueuse des masses populaires. C’est là que réside sa grandeur. Mais le caractère soudain et explosif du soulèvement populaire détermine aussi le caractère contradictoire des formes dans lesquelles il s’est manifesté. Dépourvu, dans sa plus grande partie, de toute expérience préalable d’organisation et même de participation à l’action collective, le « peuple des places » a mis en avant un ensemble de revendications et de pratiques non-cohérentes, « disorganiques » pour reprendre le terme de Gramsci, souvent même contradictoires.
Quiconque a connu l’atmosphère de la place Syntagma à cette époque a goûté à ce mélange de colère et de combativité, d’une ambiance issue des tribunes de stades de foot et de radicalisme revendicatif, de rejet indiscriminé de la politique et de recherche de formes d’auto-organisation et de démocratie directe, qu’accompagnait une réelle fascination à l’égard de propositions qui se présentaient comme autant de « solutions magiques » à la crise – des appels à revenir à l’antique « démocratie athénienne » aux diverses théories complotistes sur les causes de la dette publique.
La contradiction la plus importante était peut-être celle que résumait le mot d’ordre le plus répandu et le plus communément accepté par les participants, à savoir la demande de « démocratie directe » [άμεσηδημοκρατία]. A noter que le terme grec άμεση devrait se traduire par « immédiat » car il comporte à la fois la signification de direct, se passant de médiations, et celle de quelque chose à réaliser immédiatement. Et c’est souvent dans ce deuxième sens qu’il fut compris par une grande part des participant.e.s, peu au fait des débats complexes sur les formes représentatives ou directes et/ou participatives de démocratie.
En ce sens, l’une des principales limites du mouvement des places réside précisément en qu’il n’a pas réussi à donner un véritable contenu à cette demande d’« immédiateté ». Pour beaucoup, cela signifiait une sorte d’antiparlementarisme spontané, voire à l’état brut (illustré par le slogan « que brûle-que brûle ce bordel de parlement » régulièrement scandé par des foules considérables sur la place Syntagma ) ; pour d’autres, cela signifiait une idée libertaire de démocratie sans médiations dont le modèle était à chercher dans les formes d’auto-organisation qui émergeaient sur les places occupées.
Pour d’autres encore, il s’agissait d’une réforme institutionnelle « citoyenne », indéfinie mais radicale qui irait dans le sens d’une « démocratie réelle », ou, plus simplement, de la restauration d’un fonctionnement démocratique élémentaire violemment bafoué par la mise sous tutelle de la Troïka et l’escalade autoritaire et répressive qui l’a accompagnée. L’appel initial, dont le titre fut repris par la page et le groupe fb qui ont lancé le mouvement d’occupation de la place Syntagma, s’intitulait du reste « Démocratie vraie [ou réelle] maintenant ! » en référence directe au mot d’ordre des Indignados de Madrid (Democracia Real Ya !).
Au bout du compte, le mouvement des places n’a pas réussi à synthétiser ces idées, ou du moins des éléments qui en seraient issus, en un projet alternatif de refondation politique. Tout comme il n’a pas réussi à faire émerger un plan de réorganisation économique alternatif qui aille au-delà du rejet des mesures des mémorandums et de la fin de la tutelle de la Troïka. En cela, il partage le caractère « négatif » des soulèvements de la dernière décennie dont parle Alain Badiou lorsqu’il souligne que leur facteur d’unification principal, sinon exclusif, est le rejet généralisé des gouvernants[14].
Il parait désormais démontré que l’absence d’un contenu positif, non pas tant au sens de l’affirmation d’une idée atemporelle, ou d’un imaginaire se posant simplement comme négation de l’existant, mais d’un projet politique alternatif, ancré dans des pratiques réelles et susceptible de donner une impulsion majoritaire, loin de constituer un nouveau paradigme de la politique, débarrassé des pesanteurs des « idéologies » et des « grands récits » (toujours suspects de « totalitarisme »), conduit à l’impuissance et, en règle générale, à une restauration réactionnaire dont la dictature du général Sissi est l’exemple le plus terrible.
La limite principale du mouvement doit cependant être recherchée à un autre niveau, qui a déterminé sans doute – « en dernière instance » selon l’expression consacrée – le reste. Elle ne réside pas tant dans l’incapacité à formuler une alternative globale, ni même à celle d’avoir échoué à faire obstacle au vote au parlement du Mémorandum intermédiaire le 29 juin 2011, car de tels objectifs paraissaient d’emblée hors de portée d’un mouvement éruptif, hétérogène, dont la durée de vie se comptait en semaines.
La lacune décisive réside en ce qu’il n’a pas laissé derrière lui un cadre, ou un projet, de cadre organisationnel capable de mener la lutte populaire à un niveau plus élevé. Il a certes fourni des éléments précieux pour une telle entreprise, dont certains sont avérés être pertinents et, pour une part, durables. Il a renouvelé de façon spectaculaire le répertoire des actions collectives[15] et impulsé – ou renforcé – un nombre significatif d’initiatives locales de solidarité, d’auto-organisation et d’action directe[16]. Mais il n’a pas permis l’émergence d’un cadre qui puisse organiser de façon autonome et coordonnée la lutte populaire dans la période qui a suivi, et c’est une limite qu’il partage avec les mouvements similaires qui éclataient au même moment au niveau international, mais aussi, de toute évidence, avec des mouvements plus récents[17]. C’est ici, à notre avis, qu’il faut chercher la raison principale du décalage entre l’impressionnante capacité de mobilisation de masse dont ils ont fait preuve et leur capacité à obtenir un résultat tangible et positif.
Du mouvement des places à la capitulation de l’été 2015
Considéré du point de vue de l’unification strictement négative telle que la critique Badiou, le cas grec apporte un démenti partiel. Démenti dans le sens où le mouvement des places et, plus généralement, le cycle de mobilisation populaire de 2010-2012 ont conduit à un véritable bouleversement des rapports de forces politiques. Le gagnant de la période a été, on le sait, SYRIZA parce que c’était la seule force qui, avec la proposition d’un « gouvernement de gauche », se présentait comme disposée à satisfaire la demande de rupture politique que les mobilisations mettaient en avant sans pouvoir la mettre en œuvre.
Pour le dire autrement, dans le contexte donné, et avec la charge symbolique qui entoure la gauche radicale dans un pays qui a connu une guerre civile, suivie par plusieurs décennies de persécutions anticommunistes, cette proposition est apparue comme une décision de sortir du cadre existant, de refuser le rôle oppositionnel, mais subalterne, qui lui a été assigné dans le cadre bipartisan et se confronter réellement à la question du pouvoir, fût-ce simplement au niveau du pouvoir gouvernemental. A cet égard, mais seulement à cet égard, SYRIZA est apparu comme l’acteur qui a compris la possibilité ouverte par la « crise organique ». Il s’agit là d’une leçon clé de toute la période : si la mobilisation populaire crée effectivement les conditions d’un basculement à gauche, mais pour les réaliser, une proposition politique structurée est nécessaire.
Sur ce point, s’ouvre un autre chapitre, celui des responsabilités de la force déterminée qui a assumé un tel rôle. Une analyse d’ensemble ne peut être menée dans le cadre de ce texte, nous avons tenté d’apporter quelques éléments ailleurs[18]. Disons seulement de manière schématique et ramassée, que Syriza s’est en fin de compte contenté d’une gestion électorale étroite de la dynamique créée par la mobilisation de celles et ceux d’en bas sans proposer à aucun moment un plan d’organisation de la lutte populaire, et donc sans préparer de manière élémentaire les conditions d’une issue victorieuse de la bataille. Et parmi ces conditions, une revêtait une importance stratégique déterminante : la confrontation avec l’Union européenne et les armes dont celles-ci ne manquerait pas de faire usage, de manière tout à fait prévisible, contre tout gouvernement qui oserait défier les programmes d’« ajustement structurel », à commencer par l’outil monétaire.
Cela ne signifie pas pour autant que le cycle politique marqué par la montée de Syriza fut indifférent à l’issue de la crise grecque. Pour le dire autrement, la capitulation de Syriza ne signifie pas qu’« il ne s’est rien passé », qu’un pari de portée historique ne s’est pas joué, et perdu, au cours de ces sept premiers mois fatidiques de 2015. Mais cela signifie que le véritable instant de vérité de cette séquence n’a pas été le succès électoral de Syriza de janvier 2015, à savoir la conquête d’une quasi-majorité parlementaire, mais le fait que ce succès électoral, malgré la volonté de ceux qu’il a amenés au gouvernement, a intensifié le cycle de conflit qui a commencé en 2010.
C’est le référendum de juillet 2015 qui est le moment de vérité de la séquence des cinq années qui a commencé en mai 2010. Le véritable héritage du mouvement des places, précisément parce qu’une telle issue n’était en rien prédéterminée mais qu’elle s’est constituée comme la synthèse en acte des contradictions de la période, a été l’extraordinaire rassemblement du 3 juillet 2015 place Syntagma et les 61,3% du OXI (NON) lors du référendum du 5 juillet.
Ce NON qui a provoqué la stupéfaction au niveau mondial a été renversé, on le sait, quelques jours plus tard et est devenu un OUI entre les mains de ceux qui ont assumé la tâche de gérer ce qui, à leurs yeux, n’était qu’un insoutenable fardeau. Avec la signature par Alexis Tsipras d’un 3e Mémorandum, la nuit du 13 juillet 2015, la Grèce est brutalement passée du statut de référence porteuse d’espoir à celui de synonyme d’un traumatisme que la gauche grecque et internationale est loin d’avoir surmonté. Aussi dure qu’ait pu être cette expérience, elle n’a cependant pas été perdue pour tout le monde. Ou du moins, il ne tient qu’à nous qu’il ensoit autrement.
C’est précisément parce que nous avons fait l’expérience d’un mouvement de masse d’une telle ampleur que nous savons qu’il ne peut à lui seul apporter des réponses aux problèmes qu’elle pose. Nous avons appris le rôle nécessaire et, en fin de compte, décisif de la politique. Mais nous avons également fait l’expérience que toute proposition politique qui se présente comme « de gauche » mais qui refuse obstinément de se donner les moyens d’une issue victorieuse, et renonce même à son autodéfense la plus élémentaire, ne mérite pas la moindre indulgence.
*
Ce texte est une version remaniée d’une intervention à la réunion publique organisée par les collectifs militants Anametrissi [Confrontation]-groupe de communistes et Synantissi [Rencontre] pour une gauche anticapitaliste et internationaliste le 17 juillet 2021 à Athènes sur le thème « Dix ans après le mouvement des places, y a-t-il encore un espace pour un espoir radical ? ».
Notes
[1] Le (premier) Mémorandum est un accord signé en avril 2010 entre la Grèce et ses créanciers, représentés par la Troïka (Union européenne, Banque centrale européenne et FMI), qui assure un refinancement de la dette publique grecque en échange d’un paquet de mesures articulées autour du triptyque habituel des thérapies de choc néolibérales austérité-dérégulation- privatisations. Le versement des prêts était soumis à l’approbation des émissaires de la Troïka dont les rapports trimestriels dressaient un suivi détaillé des « réformes » prévues par le Mémorandum. Le premier Mémorandum a été suivi de deux autres, identiques quant au contenu, le troisième étant celui signé par Alexis Tsipras en juillet 2015.
[2] Le cas de la Tunisie fait exception, le soulèvement ayant conduit non seulement au renversement du régime mais à un nouvel ordre constitutionnel et à une démocratisation réelle au niveau institutionnel. Néanmoins, l’absence de tout changement social et la détérioration des conditions de vie de la majorité de la population alimentent une crise politique chronique, qui fragilise les acquis de la révolution de 2011.
[3] Stathis Kouvélakis, « Η ώρα της κρίσης. Εξι θέσεις για την εξέγερση » [Le moment de la crise. Six thèses sur l’insurrection], Δρόμος της Αριστεράς, 13 juin 2011, disponible ici.
[4] Antonio Gramsci, « Remarques sur certains aspects de la structure des partis politiques dans les périodes de crise organique », Cahier 13, §23, in Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Cahier 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, 1978, p. 399-409 – également disponible ici. Le texte italien est disponible ici.
[5] Cette période, que les Grecs nomment Metapolitfesi, fait suite à la chute de la dictature des colonels (avril 1967-1974). Elle est marquée par une démocratisation qui démantèle l’Etat autoritaire en vigueur depuis la guerre civile (1946-1949) et par certaines avancées sociales, qui prendront une forme achevée entre 1981 et 1985, lors du premier mandat du gouvernement du PASOK [le parti socialiste grec, créé en 1974].
[6] Au cours des trois décennies 1981-2011, le système partidaire grec s’est caractérisé par une remarquable stabilité, structuré par l’alternance au pouvoir de deux grands partis, le PASOK et la Nouvelle Démocratie (droite), totalisant au moins 80% des suffrages et comptant des centaines de milliers d’adhérents.
[7] Le mouvement syndical grec est organisé autour de deux confédérations uniques (GSEE et ADEDY) couvrant respectivement le secteur privé et la fonction publique. La plupart des formations politiques disposent d’un front syndical qui leur est directement subordonné mais qui agit dans le cadre confédéral. Depuis le début des années 1980, le PASOK contrôle les deux confédérations, ainsi que les principales fédérations, dont les sommets se caractérisent par un niveau et un style de bureaucratisation, versant souvent dans la corruption, qui n’est pas sans rappeler celui des « parrains syndicaux » argentins ou étatsuniens. Fortement minoritaires au niveau fédéral et confédéral, les forces de la gauche radicale (à l’exception du parti communiste, qui s’est tenu à l’écart du mouvement des places tout en participant aux grèves) ont constitué une « coordination des syndicats de base » qui a été particulièrement active pendant le mouvement des places, et, plus généralement, tout au long du cycle des mobilisation des années 2010-2012.
[8] Sur le rôle des mouvements ouvrier et syndicaux dans ces trois pays, cf. pour la Tunisie, Najet Mizouni, « L’UGTT, moteur de la révolution tunisienne », Tumultes, n° 38-39, 2012, p. 71-91 et Hela Yousfi, « L’UGTT et l’UTICA, entre conflit ouvert et union sacrée », L’année du Maghreb, n° 16, 2017, p. 379-394 ; sur l’Egypte cf. Anne Alexander et Mostafa Bassiouny, Bread, Freedom, Social Justice : Workers and the Egyptian Revolution, Londres, Zed Books, 2014 ; sur l’Espagne cf. Josep Maria Antentas, « Spain : the Indignados rebellion of 2011 in perspective », Labor History, vol. 56, n° 2, 2015, p. 136-160.
[9] Cf. Angelos Kontogiannis-Mandros, « Reshaping Political Cultures. The ‘Squares Movement and Its Impact », in Panagiotis Sotiris (dir.), Crisis, Movement, Strategy. The Greek Experience, Leiden, Brill, 2018, p. 165. Les chiffres sont ceux des enquêtes de l’Institut Public Issue accessibles ici.
[10] Sur cette séquence cf. notre texte « Grèce : coup d’Etat européen face au soulèvement populaire », Contretemps, 15/11/2011, accessible ici.
[11] Lénine, La maladie infantile du communisme, le « gauchisme » (1920), Œuvres, Paris-Moscou, Editions sociales/ Editions du progrès, t. 31, p. 85, accessible ici.
[12] Ibid.
[13] Au cours des premières semaines du mouvement d’occupation des places, 41% de ses participants ne se positionnaient pas sur l’axe gauche-droite, tandis que 16% s’identifiaient à la droite ou au centre-droit et 27% à la gauche ou au centre-gauche. Cf. Angelos Kontogiannis-Mandros, « Reshaping Political Cultures… », op. cit., p. 166.
[14] Cf. Alain Badiou, Un parcours grec, Paris, Lignes, 2016. Pour une reformulation récente cf. son texte « A propos de la conjoncture actuelle », 2/12/2020, disponible sur le site de Quartier général.
[15] Sur cet aspect cf. l’analyse de Loukia Kotronaki, « Les mobilisations des Indignés : politique du conflit et politique conventionnelle aux années du Mémorandum en Grèce », Pôle Sud, n° 38, 2013, p. 53-50, disponible ici.
[16] Pour une synthèse cf. Christos Giovanopoulos, « La Grèce après l’espoir : en attendant le possible. Réflexions sur le mouvement des solidarités locales », Vacarme, vol. 83, no. 2, 2018, pp. 99-108 disponible ici.
[17] Sur le cas espagnol, cf l’analyse de Josep Maria Antentas, « Spain : the Indignados rebellion… » , art. cit., p. 19. Sur celui des Gilets jaunes (GJ), cf. les remarques de Laurent Denave dans son récent ouvrage consacré au mouvement (qu’il a vécu de l’intérieur) : « Pour changer l’ordre établi, il ne suffit pas, en effet, de renverser le pouvoir, il faut une organisation prête à le remplacer et à mettre en place un nouveau régime. (…) Finalement, que l’on opte pour la voie électorale ou pour la voie insurrectionnelle, la nécessité de s’organiser semble s’imposer. Des organisations existent déjà, mais peinent à emporter l’adhésion des GJ, beaucoup étant toujours très rétifs à toute forme d’organisation ou de représentation », S’engager dans la guerre des classes, Paris, Raisons d’agir, 2021, p. 122.
[18] Cf. Stathis Kouvélakis : La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale, entretiens avec Alexis Cukier, Paris, La Dispute, 2015 ; « Montée et chute de Syriza », version française, Le Grand soir, 6 juillet 2016, disponible ici. 1ère publication, New Left Review, n° 97, janvier-février 2016, disponible ici.
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