Tiré du blogue de l’auteur.
Atteinte aux principes démocratiques qui gouvernent les Etats modernes. Violation récurrente des droits élémentaires de l’être humain. Aggravation et extension du seuil de pauvreté. Absence de valeurs éthiques et philosophiques censées orienter l’action politique. Au sommet de l’Etat gabonais, s’est installé, depuis 2009, un homme sans boussole axiologique, incarnation de l’imposture postcoloniale.
A l’image de son père, Ali Bongo a consolidé son pouvoir par le viol démocratique. Crime qui, pour le peuple gabonais, correspond à une mort symbolique. A un mécanisme de dépossession de soi. Une véritable blessure ontologique qui aliène peu à peu le peuple gabonais du sens de son être et de son devenir.
Au lendemain de la disparition d’Omar Bongo, les Gabonais espéraient voir s’ouvrir la page d’un destin nouveau, quand cette page fut arrachée. Déchirée. Réduite en miettes. Avant d’être jetée à la poubelle. Une fois encore, ils se retrouvèrent face à un horizon bouché par un Ali Bongo biberonné au petit lait empoisonné du règne absolu.
S’éloigne alors de jour en jour le projet d’émergence d’un corps social, le Peuple, formé à partir des valeurs culturelles, politiques et morales partagées, dont la coagulation fait naître le « principe spirituel » (Ernest Renan) d’appartenance à une Nation.
Qu’advient-il à un Peuple lorsque sa conscience est annihilée à travers la violence politique ? Il se trouve en déroute. Se meurt. Dépérit lentement. En ce sens, le penseur américain Henry David Thoreau, dans De la désobéissance civile, s’interrogeait : « N’y-a-t-il pas effusion de sang quand la conscience est blessée ? » En d’autres termes, la négation des droits fondamentaux d’un peuple mène à sa « dé-potentialisation » (par opposition à la potentialisation, empowerment, née du sens de la valeur de soi), à sa dévitalisation, à l’érosion du potentiel nécessaire à son développement et à son bien-être. Il ne peut nourrir ni confiance en lui-même ni espérance en l’avenir. Ne lui reste plus que les chemins de l’exode, qui se terminent, pour beaucoup, dans le ventre de la Méditerranée.
Nihilisme. Le terme procède du radical latin « nihil » lequel signifie « rien ». Souvent appliqué à des domaines aussi divers que la philosophie, la littérature, la politique et l’art, il désigne toute idéologie, attitude ou doctrine se caractérisant par la négation des valeurs établies.
Quant au nihilisme d’Etat, nous le définirons comme une forme de totalitarisme, dont le but premier vise à anéantir, à réduire à « rien » l’essence juridique d’un peuple par la non reconnaissance de son droit à décider de la conduite de son destin. Le nihilisme d’Etat correspond ainsi au terme anglais de disenfranchisement car, en privant l’individu du choix de délibérer en toute conscience et par son libre arbitre, il le confine au statut d’esclave. Il sous-tend une violence morale et physique consécutive à la domination tyrannique exercée sur la population. Cette violence atteint l’humain dans cette faculté essentielle qui le rattache au monde : la conscience. Il n’est donc pas étonnant que le nihilisme politique mène à l’état d’apathie, de soumission, d’auto-négation rendant difficile toute forme révolte.
Dépossédés du droit à la justice et à l’expression démocratique, nombre de Gabonais sont réduits à la survie. Ils ne travaillent ni pour le développement économique de leur pays ni pour leur bien-être. Ils semblent plutôt condamnés, à l’image de Sisyphe, à rouler la pierre de leur misère sous la menace des fusils mitrailleurs de « l’armée en or » d’Ali Bongo.
Marqué par les casses et hold-up électoraux, le règne des Bongo au Gabon relève du gangstérisme politique. Il renvoie à une conception mafieuse du pouvoir qui laisse aux adversaires une unique alternative : mourir ou collaborer.
La reconnaissance d’un tel régime est une indécence. Une aberration morale. Elle revient à pactiser avec le « parti du crime » pour devenir soi-même criminel. Contre un tel parti ― sur lequel nous avons choisi de lâcher, à l’instar du grand poète Victor Hugo, une « meute de strophes » ― il n’y a qu’une seule attitude morale à même de le faire vaciller un jour : la résistance et la résilience. La démocratie conviviale et les retournements de veste n’ayant fait que renforcer le règne autocratique des Bongos.
Le « parti du crime » est un poème de Victor Hugo. En 1853, exilé sur l’île de Jersey, Hugo et d’autres proscrits républicains français écrivaient au lendemain de coup d’État du 2 décembre 1851 qui vit la restauration du régime impérial par Louis-Napoléon Bonaparte :
Amis et frères ! en présence de ce gouvernement infâme, négation de toute morale, obstacle à tout progrès social, en présence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la République et violateur des lois, de ce gouvernement né de la force et qui doit périr par la force, de ce gouvernement élevé par le crime et qui doit être terrassé par le droit [...] le citoyen digne de ce nom ne fait qu’une chose et n’a qu’une chose à faire : charger son fusil, et attendre l’heure (Les châtiments).
Est-il besoin de souligner que cette dénonciation virulente d’un « gouvernement infâme, négation de toute morale, obstacle à tout progrès social, meurtrier du peuple, assassin de la République et violateur des lois » se trouve en parfaite résonnance avec la lutte à mener contre le régime nihiliste d’Ali Bongo.
Marc MVE BEKALE
Maître de conférences (Université de Reims)
Essayiste
Dernier ouvrage : Méditations senghoriennes : vers une ontologie des régimes esthétiques afro-diasporiques (2015)
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