Édition du 17 décembre 2024

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Front national et « populisme liquide »

Si de pseudo intellectuels médiatiques prospèrent, il existe, heureusement, d’authentiques intellectuels citoyens capables d’offrir à un large public, en de courtes synthèses, les résultats d’années de recherches. C’est le cas de deux sociologues qui viennent chacun de publier un livre d’une centaine de pages analysant, de façon très éclairante, le devenir politique actuel de la France. Le premier ouvrage est celui de Michel Wieviorka, Le Front national entre extrémisme, populisme et démocratie (Editions de la Maison des Sciences de l’Homme) ; le second celui de Raphaël Liogier, Ce populisme qui vient (Editions Textuel).

La convergence de ces deux ouvrages est d’autant plus significative que, rédigés au même moment, aucun des deux auteurs n’a eu connaissance de l’écrit de son collègue. Par ailleurs, leur contenu s’avère très complémentaire. Sans pouvoir retranscrire la richesse de ces livres, je vais en indiquer quelques aspects.

Comme son titre l’indique, Wieviorka retrace l’histoire et le présent du Front National. La nouveauté de son ouvrage, par rapport à d’autres livres, consiste à ne pas se situer dans une trop commode indignation diabolisante pour privilégier l’analyse froide et rationnelle et du FN et du contexte. Le directeur d’études à l’EHESS s’interroge d’abord sur les raisons qui ont permis au Front national de s’installer durablement dans le paysage politique français, il déconstruit, ensuite, les principales caractéristiques du « premier Front national », celui de Jean-Marie le Pen, et celles du second, celui de sa fille, en mettant en évidence les ruptures et les continuités.

Le propos de Raphaël Liogier part du succès de ce « nouveau Front national ». L’auteur, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, se demande si le populisme dont le Front est, en France, l’expression la plus manifeste (mais qui ne se réduit pas au seul FN) constitue un « retour » à la décennie 1930. La réponse est négative, et Liogier typifie la différence essentielle entre l’ancien populisme et le nouveau (qui sévit à l’échelle européenne) par l’expression de « populisme liquide » se stabilisant moins sur une idéologie précise que fluctuant au gré des sondages avec, cependant, certaines idées fixes. Il souligne que ce nouveau populisme infuse toute la classe politique, ronge progressivement l’Etat de droit et s’avère une « pathologie de la modernité ».

Wieviorka montre comment la sortie des Trente Glorieuses constitue la « matrice fondatrice » du FN. Celui-ci se crée en 1972 et va percer politiquement onze ans plus tard. Au début des années 1970, mais pour peu de temps encore, la France est une société industrielle, pourvue d’un Etat républicain assurant ses fonctions d’Etat-providence, et une nation qui, malgré la décolonisation, se vit toujours « comme puissante ou centrale ».

C’est ce dernier aspect que privilégie Liogier, en le replaçant dans la longue durée et en le situant dans un cadre européen. L’Europe, nous dit-il, « est en train de vivre la plus grave crise symbolique de notre histoire ». Elle était « le centre de gravité de l’ensemble de l’humanité », maintenant elle n’est plus qu’une « partie du monde » qui a du mal « à redéfinir sa place sur de nouvelles bases ». Et la France, en particulier, « n’arrive plus à raconter sa grandeur au reste du monde, alors elle continue à se la raconter à elle-même, un peu comme une personne qui radote. C’est une crise narcissique collective ».

Cette crise va constituer un élément fort du succès du second Front National. Le premier FN, montre Wieviorka, s’appuie sur les commerçants et les artisans « malmenés par la modernisation des Trente Glorieuses » tout en percevant les transformations de la société et en capitalisant plus largement la peur liée « aux thèmes de l’immigration et de l’insécurité » : les Français découvrent tardivement « les forces de l’individualisme et les logique de la mondialisation ». Ce premier Front demeure « viscéralement anticommuniste », il ne regrette pas le déclin des institutions républicaines, « s’intéresse avant tout à la Nation, à l’homogénéité culturelle, ethnique ou raciale du corps social que menaceraient les immigrés ou les Juifs. » J.-M. Le Pen fonctionne sur le « mode du scandale et de la provocation », se veut l’antithèse du « système », tout en participant au jeu démocratique des élections.
La fin du XXe siècle et le début du XXIe voient la déstructuration progressive du « modèle français ». Il se produit, par exemple, une baisse de la « conscience collective ouvrière » et beaucoup d’ouvriers, qui « se vivent comme loin du monde d’en haut », celui des élites et des riches, « veulent marquer une distance avec le monde d’en bas » qu’ils perçoivent comme composés avant tout d’immigrés, de pauvres et de jeunes. Un tiers d’entre eux vont voter pour le second FN aux élections cantonales de 2011 et le Front pénètre dans certaines organisations ouvrières… comme, d’ailleurs, dans certains milieux patronaux.

Si des villes, et même des banlieues dites « difficiles » (mais où se développe une vitalité associative) prennent leurs distance, le FN progresse dans des zones périurbaines et rurales, marginalisées, où les services publics font défaut. Cependant ce parti, en exploitant de nouveaux thèmes et en se « modernisant », attire également des cadres et membres de professions libérales, eux aussi inquiets devant des mutations de la société (mais, jusqu’à présent, plus on est diplômé, moins on vote pour lui). Et Wieviorka analyse la « mue » et les continuités qui existent dans le discours du FN, en lien avec ce changement de son électorat. Il montre en quoi les « oscillations » de Sarkozy (le premier leader « populiste liquide » à arriver au pouvoir, selon Liogier) ont été profitables au Front qui surfe maintenant sur la « crise idéologique » de la droite classique et vise à une « recomposition qui le mettrait au cœur d’une droite nouvelle ».

Wieviorka et Liogier se rejoignent sur les mutations idéologiques actuelles, dont le FN constitue un exemple significatif. La crise économique est insuffisante pour expliquer les progrès de ce parti, comme d’autres partis populistes en Europe. Il se produit, sur l’ensemble du continent, une crise identitaire majeure face à la mondialisation par le haut (les multinationales) et par le bas (les flux migratoires). Et si Wieviorka insiste sur les recompositions de l’électorat frontiste, Liogier, de façon complémentaire, met l’accent sur les personnalités politiques ralliées, dont certaines viennent de la gauche, ce qui – bien sûr – interpelle.

Et Liogier nous indique alors les différences majeures du « populisme liquide » avec les mouvements populistes des années 1930. Retenons celle qui a trait à la définition donnée du « vrai peuple » : elle n’est plus (explicitement du moins) « fondée sur la race, avec une référence biologique, mais sur la notion plus volatile de culture » : « dans les années 1930, les eugénistes préconisaient d’éviter le métissage biologique, alors qu’aujourd’hui les identitaires de tous poils s’érigent contre le métissage culturel » et recherchent la « pureté culturelle ». Ils défendent l’idée que la majorité serait « culturellement cernée » par des minorités puissantes, notamment à cause de la trahison des élites.

La culture dite « occidentale », ainsi essentialisée, devient un contenant qui peut prendre divers contenus, mêler « les valeurs républicaines universalistes à celles de la nation immémoriale ». Ainsi on peut invoquer aussi bien la chrétienté que la laïcité. De même, « dans cette mise en scène de la défense culturelle, les rôles sont fluides, interchangeables et les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés d’aujourd’hui. » L’ennemi-type devient alors le « musulman » qui symbolise l’anti-tradition pour les conservateurs et l’anti-modernité pour les progressistes. On ne peut pas croire, dans cette perspective, « qu’il existe des associations d’homosexuels musulmans ou de féministes musulmanes ». Cependant, d’autres figures peuvent devenir également des « musulmans de substitution », selon les besoin de la cause. L’antisémitisme de Dieudonné en est un exemple.

Liogier en donne d’autres. Il indique aussi, à travers l’exemple de l’affiche du Collectif contre l’islamophobie actualisant le Serment du jeu de paume de 1791, comment la volonté d’intégration est retournée contre ses auteurs. Il démonte également le rôle des « opérateurs d’opinions » se prétendant « politiquement incorrects », et le rôle contreproductif de « mesures non ciblées, inefficaces, souvent discriminatoires, qui visent à contrôler le mode de vie des personnes plutôt que les libérer de la violence réelle ».

Face à ce nouveau péril, ce « totalitarisme insidieux » (Liogier), ce populisme qui peut dériver en fascisme (Wieviorka), les deux auteurs proposent certaines solutions aussi bien intellectuelles que politiques et sociales. Entre autres, notons l’insistance de Liogier sur une critique de gauche des élites et sur la nécessité de bien distinguer le libéralisme économique et le libéralisme politique, de conjuguer ensemble un Etat fort, capable de mener une politique sociale, éducative et d’assurer la sécurité, et un Etat de droit. Pour Wieviorka l’évolution de la situation dépendra « de la capacité des tenants de la société ‘ouverte’ à mettre en œuvre les mobilisations sociales et culturelles, mais aussi les politiques locales, régionales, nationales et européennes qui réduiront l’espace de la société ‘fermée’ ». Vaste programme qui demande la mobilisation de tous les démocrates.

Jean Baubérot-Vincent

Jean Baubérot-Vincent (ce double nom est le résultat d’ajouter le nom de mon épouse au mien, puisqu’elle a fortement contribué à faire de moi ce que je suis). Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)

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