Édition du 18 juin 2024

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Femmes et dettes dans les mailles du capitalisme et du patriarcat

Le livre présente une recherche collective combinant anthropologie, économie politique et histoire.

Tiré de CADTM infolettre , le 2024-05-23 07:56
21 mai par Christine Pagnoulle , Isabelle Guérin , Santosh Kumar , Govindan Venkatasubramanian

Isabelle Guérin, Santosh Kumar & Govindan Venkatasubramanian, The Indebted Woman. Kinship, Sexuality, and Capitalism¸ Stanford University Press (California), 2023, 229 p. dont 13 pages de notes, 23 pages de bibliographie et un index de 11 pages.


Note de lecture de Christine Pagnoulle

Elle s’appuie sur des observations menées conjointement pendant deux décennies dans une communauté du Tamil Nadu où habitent, dans des zones distinctes, des Dalits et des personnes appartenant à des castes reconnues. Cette étude vient compenser le peu d’attention accordée aux femmes dans le capitalisme financier, alors que les femmes et plus spécifiquement les femmes endettées, constituent un rouage essentiel de ses mécanismes. Il ajoute la dimension sexuelle, l’utilisation du corps en garantie de dettes, qui n’est sinon quasi jamais abordée. Deux des huit chapitres y sont consacrés. Ils montrent entre autres que les femmes endettées ne sont pas victimes passives, qu’il y ait ou non une véritable attirance amoureuse, la dette s’immisçant au plus intime de leur vie, elles négocient habilement, tant avec leur mari qu’avec un amant-créancier. En même temps, les rapports sexuels hors mariage sont jugés déviants et transgressifs, et cela de plus en plus compte tenu de la montée des conservatismes. Les femmes sont donc tiraillées dans leur féminité : comment être femme, avoir besoin d’un prêt et préserver sa respectabilité ?

L’endettement est omniprésent dans la vie quotidienne des classes exploitées. Or au sein d’un ménage l’endettement des hommes et des femmes est de nature différente. Les hommes se tournent davantage vers des créanciers qui sont des personnalités connues, leurs employeurs, des amis ou parents alors que les femmes recourent à des prêts sur gage et utilisent le microcrédit, qui est à la fois cher et dégradant. La destination des prêts varie également selon les genres, mais de façon moins marquée. Il s’agit relativement peu de lancer une entreprise, contrairement aux discours des promoteurs de microcrédit, mais plutôt de faire face aux dépenses quotidiennes, aux frais de scolarité et de santé, et – de façon écrasante – au coût des cérémonies (voir tableau page 76).

Certes le néolibéralisme a réussi à instiller chez les pauvres le sentiment qu’ils sont personnellement responsables de leur condition et doivent par conséquent se soumettre à tout ce qui peut leur être imposé. Mais dans le cas de la femme endettée, en tout cas dans la communauté étudiée, la dette (impayable) est avant tout envers la parentèle et la caste. Notons que le statut de la femme a subi une évolution négative, en parallèle avec la détérioration des politiques sociales, et la fin de la mise en cause de la hiérarchie de castes et le renforcement du patriarcat : là où elle représentait un bien désirable, une source de revenus sur le marché du travail et faisait l’objet de dons avant le mariage, elle est désormais perçue comme un poids et c’est la famille de l’épousée qui doit apporter une dot. Voilà qui constitue une dette initiale, tant morale que matérielle, vis-à-vis de leur propre famille. Pourtant, le recours à un endettement financier extérieur peut les aider à briser certaines contraintes familiales et le carcan des castes. Des groupes d’entraide permettent l’accès au capital financier mondialisé et ainsi d’échapper à une relation de dépendance personnelle et dans certains cas d’affirmer sa crédibilité en tant qu’agent économique. Ces groupes d’entraide ont hélas décliné avec l’emprise du microcrédit ; celui-ci permet de limiter les dettes de caste mais déplace plutôt qu’il n’élimine la domination : les femmes sont désormais dépendantes du marché : la domination se déplace et se multiplie.

La gestion des dettes par les femmes représente un travail considérable, indispensable au fonctionnement du capitalisme, et visible. Le travail, ce n’est pas seulement la production de biens et de services avec valeur marchande, c’est aussi le travail de reproduction sociale, dont fait partie la gestion du budget du ménage. Quand les ressources financières manquent, elles doivent jongler avec les créances, emprunter là pour payer ici. La complexité des opérations est illustrée par un schéma qui donne le vertige page 93. Ce travail trop souvent ignoré tant des chercheurs que des proches compense les failles du capital privé (salaires trop bas) et de l’État (manque de protection sociale). Les remboursements absorbent en moyenne 48% des revenus du ménage, dont 30% pour les intérêts. L’objectif visé par la gestion des dettes est d’en réduire le coût, en négociant les taux d’intérêt et les délais de remboursement, mais aussi en créant des circuits propres qui échappent au secteur financier. Par ailleurs le ‘travail de la dette’ génère de la plus-value pour le capital, et ceci de deux façons, directement par le paiement d’intérêt et indirectement, en compensant des salaires trop bas, source évidente de plus-value pour les patrons.

En plus de leur savoir-faire et de leur ingéniosité, les femmes doivent pouvoir compter sur la solidarité. Ensemble, elles créent des interstices hors capitalisme et obligations de parenté.

La situation des femmes endettées au Tamil Nadu rappelle la condition des ouvrières de l’époque victorienne, qui assumaient de la même manière la gestion des dettes, à une différence près : la culture capitaliste du 19e siècle valorisait l’épargne alors que la spéculation actuelle multiplie les sollicitations à la dépense à crédit. Elle est similaire à celles des femmes dans bien d’autres parties du monde.
Pour conclure, si les contraintes du mariage et des liens de parenté sont tout autant des formes de violence et d’oppression sur la ‘femme endettée’ que l’argent et le marché, il ne faut pas sous-estimer sa capacité à créer des espaces interstitiels de liberté (pour leur corps et pour leur parole) en dehors des règles du patriarcat et du marché.

Certains débiteurs sont davantage que d’autres astreints au remboursement, les femmes le sont au premier chef. Mais cela n’a rien d’inévitable et les campagnes pour l’annulation des dettes se multiplient. Cependant à elle seule une annulation ne suffit pas : il faut remédier aux causes structurelles de l’endettement. Enfin soyons conscient·es que si l’on tient compte de tout le travail gratuit fourni par les femmes, la situation d’endettement est renversée : les femmes sont en fait créancières d’une énorme dette de soins et à ce titre aussi il faut en finir avec la honte et la culpabilité que ressentent trop souvent les femmes endettées.

Isabelle Guérin est directrice de recherche en socio-économie à l’Institut de Recherche et Développement. Elle définit l’objet de ses travaux actuels comme étant « la financiarisation des économies, ce qu’elles produisent en termes de renforcement et reconfiguration des inégalités mais aussi d’émergence de pratiques alternatives et solidaires ».

Santosh Kumar, outre son activité de chercheur, est directeur de la Mithralaya International School of music, dance and arts qu’il a fondée en 2012.

Govindan Venkatasubramanian est un sociologue à l’Institut français de Pondichéry ; ses recherches portent entre autre sur les rapports entre travail, finance et dynamique sociale.

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