Bonjour,
Je dois tout d’abord vous dire que c’est avec une certaine hésitation que j’ai accepté de donner cette conférence. Répondre à la question « comment appréhender le mouvement féministe contemporain dans toute sa complexité ? » m’a paru fastidieux. Je me suis demandé : « mais comment je vais faire ça ? »... et j’admets que je ne prétends toujours pas pouvoir le faire. Il m’est impossible d’appréhender toute la complexité, ni du mouvement féministe, ni des autres mouvements, puisque je m’y situe à partir d’ un point de vue et qu’il m’est impossible de m’y situer à partir de tous à la fois. Mon combat féministe n’est pas neutre. Je ne suis pas neutre non plus face aux tensions entre les différentes tendances de ce mouvement. Je fais tout autant partie de celles qui absorbent que de celles qui créent les tensions à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement féministe, et ce, surtout en tant que militante pour l’abolition de la prostitution. La question des alliances entre les différentes tendances féministes et avec les autres mouvements sociaux se pose de la même manière pour moi. Mais puisque la complexité, les différences et les alliances à bâtir semblent centrales, non seulement à cet atelier, mais à plusieurs événements féministes, il m’a semblé pertinent de m’y attarder pour en dégager ma propre conception. Mon travail d’organisatrice communautaire et d’éducatrice populaire à La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) consiste à créer des conditions favorables à l’éveil d’une conscience motrice de changements. C’est de cette expérience que je tire mes réflexions.
Je dois admettre que j’ai développé depuis quelques années une allergie au mot « complexité », pas pour sa signification, mais pour son utilisation paradoxale. Par exemple, la complexité est invoquée pour justifier la prostitution. À partir de la prémisse voulant que la prostitution soit complexe, les tenantes et les tenants pro-travail du sexe concluent que la prostitution est un choix personnel dissocié de la violence sexiste, capitaliste et raciste. Lorsque les féministes abolitionnistes tentent de la décortiquer et de l’articuler en rapports à ces violences, et quand, enfin, l’inintelligible devient accessible, alors, elles se font reprocher d’être simplistes.
La notion de complexité est actuellement sur-utilisée dans les écrits universitaires et dans le mouvement féministe. La manière dont on y réfère me semble se réduire à une survalorisation des différences. Bien souvent, on découpe les sujets d’intérêt en plusieurs éléments différents qu’on énumère sans les lier entre eux et encore moins en en dégageant de points communs.
Tout cela, sous prétexte que les sujets abordés sont complexes . Il devient par exemple inacceptable de parler d’ un féminisme, et obligatoire de reconnaître les féminismes. Remarquez que j’aborde cette question dans le cadre d’un événement organisé par les nouveaux cahiers du socialisme et non par les nouveaux cahiers des socialismes.
J
!
Je présume pourtant qu’il peut exister des différences entre les socialistes, tout comme il en existe entre les féministes. Et il ne me semblerait pas moins complexe de structurer les différents féminismes ou socialismes entre eux et d’en dégager un sens commun que les dissocier.
Mais cette survalorisation des différences au nom de la complexité pose un problème plus important encore. Réfléchir uniquement en termes de différences génère de la confusion et surtout nous éloigne de notre objectif commun de libération des opprimées. Les femmes ont toujours été isolées les unes des autres. Il s’agit d’une base du patriarcat. Les féministes non plus ne sont plus censées mener de luttes communes. Dans ce contexte, j’appelle toutes les tendances féministes à s’allier autour d’un objectif commun, celui de la libération de toutes les femmes, plus particulièrement des femmes les plus opprimées, non seulement par le sexisme, mais aussi par le racisme et le capitalisme
Je ne suis pas la seule à le revendiquer. Cherry Smiley, une féministe abolitionniste autochtone l’a également affirmé lors du congrès mondial des femmes qui s’est tenu l’année dernière à Ottawa. Malgré nos différences, malgré le fait qu’elle soit une féministe autochtone canadienne et que je sois une féministe lesbienne ayant grandi en ex-Yougoslavie, nous affirmons une lutte commune et solidaire.
C’est à partir de cet idéal féministe que je propose une alliance des différentes tendances du mouvement. J’affirme que le féminisme est une démarche de transformation sociale visant l’abolition des rapports sociaux de sexes, de races et de classes. Ces rapports sociaux ont en commun la domination, l’exploitation et l’oppression. Je réclame donc que notre lutte vise l’abolition de la domination, de l’exploitation et de l’oppression La pluralité ne doit pas exister pour elle-même, parce ça nous éloigne de cet objectif commun. C’est seulement à l’intérieur de cet objectif qu’elle peut faire sens et constituer une richesse.
Mais pour atteindre cet objectif d’abolition des rapports sociaux, notamment de sexes, il faut d’abord savoir à quoi on s’attaque, comprendre ce qu’est l’oppression des femmes concrètement. Puisqu’il s’agit d’une question fréquemment escamotée, je crois devoir m’y attarder avant de poursuivre.
L’appropriation du corps des femmes constitue une pierre angulaire du patriarcat. Nous le savons parce que nous subissons toutes sortes de violences en tant que femmes. Tous les jours plusieurs d’entre nous mourront de la violence des hommes. Les femmes autochtones âgées de 25 à 44 ans risquent cinq fois plus de mourir à la suite d’agressions que les autres femmes (Amnestie International). La mort constitue l’ultime contrôle de notre corps.
L’appropriation du corps des femmes constitue une pierre angulaire du patriarcat. Nous le savons parce que nous sommes violées, parfois à répétitions, parfois par plusieurs hommes.
En Afrique du Sud, les lesbiennes subissent des viols correctifs, alors qu’elles tentent, justement par leur lesbianisme, d’échapper au contrôle masculin. Ici les lesbiennes subissent le harcèlement sexuel et la pornographie les dépossède de leur sexualité. Partout dans le monde les femmes se voient imposer un code vestimentaire contraignant leurs mouvements. Les femmes occidentales subissent la pression pour marcher sur des échasses qui déforment leur colonne vertébrale ; les femmes chinoises ont les pieds carrément bandés. Alors que certaines femmes sont stérilisées de force, d’autres servent de mères porteuses à des fins commerciales.
Des femmes sont intentionnellement privées de nourriture (notamment en Inde) ; l’industrie de la beauté fabrique l’anorexie en occident. Pendant que des hommes exigent l’excision des unes, ils exigent les implants mammaires et le blanchiment de l’anus des autres.
L’appropriation du corps des femmes est une pierre angulaire du patriarcat. Nous le savons parce que nous détestons notre corps. Parfois devant le miroir, parfois à coup de couteau. Nos corps sont des prisons.
Ici même au Canada, sur les terres dérobées aux peuples autochtones, l’industrie du sexe ne cesse de prospérer. Tous les jours, des hommes vendent et achètent le corps des femmes.
Parmi elles, les femmes autochtones sont surreprésentées. Les journaux débordent d’annonces de « massage dit érotique » référant en fait à l’exploitation de femmes asiatiques. Dans tous nos quartiers, les clubs vidéo louent des films donnant en spectacle l’esclavage sexuel des femmes. L’industrie pornographique torture sexuellement des femmes noires par l’utilisation des animaux. Qui peut prétendre qu’il ne s’agit pas d’une pratique déshumanisante ? Les femmes que j’ai rencontrées dans le cadre de mon travail sont toutes entrées dans l’industrie du sexe par la force, qu’elle soit physique ou économique.
Le continuum de l’appropriation du corps des femmes se révèle à travers tous ces exemples. Ils sont différents, mais aussi communs. Le corps des femmes est déformé et morcelé ; la sexualité masculine, imposée. Ces tortures se justifient par la tradition et ses coutumes (y compris des traditions occidentales comme l’injonction d’un modèle de beauté). Elles visent la subordination physique, psychologique et sexuelle des femmes envers les hommes. Dans ce continuum, les femmes racisées et les femmes pauvres sont davantage appropriées. Une analyse plus poussée ferait apparaître que les hommes blancs et riches sont aussi ceux qui tirent le plus de bénéfices de cette appropriation.
Vous m’objecterez qu’il existe des femmes ayant échappé à certaines de ces tortures. Je vous répondrai que si c’est le cas, c’est par ses privilèges de classe ou de race, ou tout simplement parce qu’elles ont eu de la chance. Aucune femme y échappant ne le fait par mérite. De même, aucune femme ne doit être blâmée de n’avoir pu échapper à la domination, à l’exploitation et à l’oppression commises par des hommes.
C’est par notre conscience commune d’exclues que nous démantèlerons les armes de nos oppresseurs. C’est par cette conscience que nous tisserons des liens de solidarité pour créer un autre pouvoir, un pouvoir partagé, créatif et solidaire. Il s’agit d’une démarche collective, permettant d’appréhender les structures communes de domination.
Ces pour ces raisons qu’à la CLES, nous en appelons à une solidarité avec les femmes les plus opprimées et les plus exclues. Non seulement le caractère sexiste, mais aussi impérialiste, colonialiste, raciste et capitaliste de l’institution de la prostitution doivent être dénoncés et combattus. La prostitution est un exemple très clair de l’alliance entre les rapports sociaux de sexes, de races et de classes. Ils se nourrissent et se renforcent mutuellement. Ils se développent ensemble ; il faut s’y attaquer ensemble. La solidarité s’accompagner d’égalité et de justice. Elle devrait s’exercer par les personnes ayant le plus de moyens vers celles en ayant le moins. Par exemple, ce n’est pas aux féministes qui ont été dans la prostitution d’éviter de partager leurs souffrances pour ménager les féministes qui y ont échappé, et qui cherchent à éviter de se positionner.
C’est ainsi que je conçois la différence entre moi blanche et la femme noire utilisée dans l’industrie pornographique. Ça signifie de renoncer à un tout petit peu de mes privilèges de blanche. Ça veut dire que j’accepte de me chicaner avec les autres femmes du mouvement par solidarité avec les femmes voulant sortir de la prostitution. Elles ont besoin que le mouvement se mobilise pour elles. C’est en tenant compte de ces différences, comme inégalités produites par le même système d’oppression, et en solidarité, qu’on doit faire alliance.
C’est un exemple de la manière dont le mouvement féministe peut se solidariser et allier sa lutte à celles portées par d’autres mouvements sociaux (se concentrant sur le capitalisme et sur le racisme). Mais, la question inverse se pose aussi. Comment les autres mouvements sociaux peuvent-ils et devraient-ils s’allier au féminisme ? Car il est plus souvent demandé au mouvement des femmes de s’allier aux autres mouvements sociaux que l’inverse. Loin de moi, en disant cela, l’idée de heurter la sensibilité du comité organisateur, et surtout de ma collègue adorée qui y milite. J Comprenez bien que je suis reconnaissante de l’ensemble de ce travail effectué dans un cadre strictement militant.
Mais, je crois important de faire remarquer que ce bloc de la plénière est le seul accordant un espace au féminisme, et dans le cadre de ce bloc, l’effort leur incombe de s’allier aux autres mouvements sociaux. Presque aucun autre bloc (sauf celui des autochtones) n’aura toutefois à se prononcer sur l’alliance de son mouvement avec le mouvement féministe. Pourtant, cette alliance ne devrait pas s’établir ainsi. Une alliance devrait être un geste de solidarité, de partage, dans laquelle toutes les parties des mouvements des oppriméEs consacrent une énergie proportionnelle à leur moyen pour se rejoindre. Les femmes étant doublement engagées, dans le mouvement des femmes, et dans d’autres mouvements sociaux, elles devraient pouvoir s’attendre à ce que les hommes leur soient solidaires.
Je termine pour cette raison ma réflexion en soulevant quelques pistes d’alliance à l’usage des hommes engagés dans les mouvements sociaux.
Des projets solidaires à la lutte antiraciste et antisexiste ont déjà été menés par des hommes.
Par exemple, aux États-Unis, des militants antiracistes ont développé des ateliers pour que leur communauté s’engage à lutte contre la pornographie. Liant pornographie et racisme, ils ont montré que la banalisation de la pornographie n’affectait pas seulement les femmes, mais aussi l’ ensemble de la communauté afro-américaine. Ils ont montré que la musique commerciale d’un certain hip-hop, dont les vidéo-clips sont extrêmement misogynes, était particulièrement écoutée par des Blancs et qu’elle renforçait le mythe des Noirs nécessairement proxénètes, en plus de légitimer l’objectification des femmes noires.
Il est valable de s’inspirer d’un tel exemple, mais pour aider véritablement, il faut d’abord arrêter de nuire. Il a plusieurs fois été avancé que la lutte contre l’exploitation du travail devait inclure l’abolition de la division sexuelle du travail, et cela, y compris dans la sphère militante. Trop souvent, effectivement, dans les événements militants, les hommes décident et les femmes exécutent ; les hommes prennent la parole et les femmes placent leur micro.
Il importe au contraire que les hommes de gauche vivant en couple hétérosexuel fassent le ménage, et toute autre tâche domestique, et s’occupent de leurs enfants pour que leurs compagnes puissent elles aussi participer à des tâches plus valorisantes menant à la révolution. Et aussi pour qu’elles puissent se reposer et s’amuser, ce qui fait également partie de la révolution.
Mais ce n’est pas tout. Ce que les hommes doivent faire est très simple : c’est de cesser de violer les femmes ...y compris lorsqu’ils déboursent de l’$ pour ce viol, c’est-à-dire lorsqu’ils utilisent la prostitution. Lors du Forum social mondial, à Nairobi, au Kenya, en 2007, des journaux locaux ont rapporté, autour de tentes destinées aux délégués du forum, des installations de prostitution. Des hommes de gauche du Nord ont exploité des femmes du Sud.
Messieurs, ne faites plus ça. Cessez également de consommer la pornographie, qui, loin d’être de simples images, constitue une prostitution, c’est-à-dire un viol, filmée. Cela peut et doit cesser. Parlez aussi aux autres hommes. Si les mots vous manquent, donnez la parole à Victor Malarek. Aux hommes recourant à la prostitution pour soi-disant éviter de s’encombrer de troubles relationnels, il rétorque : « Engagez alors une relation avec votre main droite ! Et si vous cherchez désespérément une relation exotique, utilisez la main gauche ! »
Merci.
Ana Popovic
Organisatrice communautaire
Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle