Tiré de Contretemps
1er juin 2023
Par Etienne Pénissat
L’Anticapitaliste : Peux-tu nous donner ton point de vue sur les contradictions qui existent dans la dynamique de ce mouvement ?
Étienne Pénissat : Effectivement, il y a une forme de paradoxe : d’un côté la dynamique puissante d’opposition à la réforme dans la rue et dans l’opinion publique et de l’autre des grèves minoritaires qui ne se sont pas étendues au-delà de quelques secteurs stratégiques (cheminot-es, ouvriers/ères des raffineries, éboueurs).
Il y a eu beaucoup de grévistes lors des journées appelées par l’Intersyndicale, sinon elles n’auraient pas dépassé régulièrement un et même deux millions de manifestant-es. En revanche, la reconduction des grèves, surtout après le 7 mars lorsque l’Intersyndicale appelait à mettre « le pays à l’arrêt », est restée limitée, ce qui n’a pas permis leur généralisation. C’est un problème car face à un pouvoir autoritaire comme celui de Macron, le nombre ne suffit pas. D’ailleurs Macron l’avait annoncé en laissant entendre dès février qu’il faudrait que le pays soit bloqué économiquement pour qu’il retire sa réforme.
Si l’on replace ce conflit dans les deux dernières décennies, la difficulté à organiser la grève dans la durée et à l’élargir n’est pas une surprise. Avec d’autres collègues, on a montré qu’il y avait depuis le milieu des années 2000, une baisse de la pratique gréviste. Si plus de 16 % des salarié-es des établissements de 20 salarié-es et plus dans le secteur privé déclaraient avoir participé à une grève ou un débrayage sur la période 2002-2004, ils ne sont plus que 12 % sur la période 2014-20161. Plus encore, les taux de participation aux grèves ont fortement décliné : en 2008, 10 % des salarié-es avaient participé à une grève, ils ne sont plus que 6 % en 2016.
Ces chiffres masquent de fortes disparités entre salarié-es car l’occurrence des grèves est dépendante de la taille des entreprises : très rare dans les petites et moyennes entreprises, elle est plus fréquente dans les entreprises de grande taille. Si l’on s’en tient aux salarié-es qui ont été confronté-es à une grève dans leur entreprise, le constat est encore plus net : 47 % des salarié-es déclaraient y avoir participé en 2008, ils et elles ne sont plus que 31 % huit ans plus tard.
Ces taux de participation étaient déjà faibles dans le secteur privé depuis les années 1990-2000. Ils ont beaucoup chuté dans le secteur public : parmi les salarié-es de l’État confronté-es à un conflit, seul-es 29 % y ont participé en 2016, contre 57 % en 2008. Ce recul de la participation se retrouve parmi les salarié-es des collectivités locales, des offices HLM et des hôpitaux publics. Même si les taux de grévistes ont remonté en 2019 avec la première bataille contre la réforme des retraites puis, en 2022, avec de nombreuses mobilisations pour l’augmentation des salaires dans un contexte inflationniste, la participation gréviste demeure fragile.
Quels sont les facteurs qui l’expliquent ?
On peut se rendre seul-e à une manifestation appelée par des organisations syndicales, mais on fait rarement grève sans être inséré dans un collectif de travailleurs/ses mobilisé-es. La grève a un coût économique mais aussi symbolique et affectif élevé. Encore plus s’il s’agit de tenir face au chef ou au patron. Concrètement, elle nécessite une infrastructure militante, elle se construit dans l’émulation avec les collègues, par le fait de se tenir coude-à-coude, par l’entraide et par la solidarité financière, par l’échange et l’élaboration des stratégies pour y parvenir. Bref, faire grève, ce n’est ni spontané ni une pratique isolée et individuelle. Elle nécessite une puissante organisation collective et militante.
Or, les équipes syndicales se sont affaiblies ces dix dernières années. D’abord, la syndicalisation a reculé de 11 % en 2013 à 10 % en 2019 ; ce reflux touche aussi bien le secteur public (de 19,8 % à 18,4 %) que le privé (de 8,7 % à 7,8 %). Ce déclin syndical va de pair avec une moindre participation des salarié-es aux élections professionnelles ainsi qu’aux activités syndicales (réunions, tractages, etc.). Ensuite, la présence des syndicats a décliné sur les lieux de travail. Le taux de couverture des entreprises de plus de 10 salarié-es par un délégué syndical ou une instance élue est passé de 44 % en 2016 à 41 % en 2020. De même, en 2020, 47 % des salarié-es des entreprises de plus de 10 salarié-es sont couvert-es par une instance dédiée aux questions de santé, sécurité et conditions de travail (CHSCT ou CCST) contre 60 % en 2017.
La présence des militant-es syndicaux au plus près de leurs collègues sur les lieux de travail s’est donc amoindrie ces dernières années, même dans le secteur public. Si elle reste importante dans quelques « bastions » (transports publics, ports et docks, énergie) où des grèves ont pu être reconduites, les capacités d’organisation syndicale de la grève ont globalement reculé. L’enquête par sondage (4 000 enquêté-es) réalisée par une équipe de sociologues fin février montrait d’ailleurs que les salarié-es déclarant avoir fait grève depuis le début du mouvement (15 % des personnes interrogées) entretenaient des liens avec les syndicats et des relations de solidarité au travail ; à l’inverse l’isolement constituait un frein à l’engagement dans la grève.
Cette faiblesse des équipes syndicales a d’abord une explication économique. Le déclin de l’emploi industriel et des grandes usines, l’atomisation des salarié-es sur plusieurs sites et dans de petites et moyennes entreprises, l’individualisation du travail (contrôlé par des technologies numériques comme chez Amazon), les restructurations permanentes des organisations de travail, la précarisation des emplois (contrats précaires, autoentrepreneuriat, ubérisation), l’allongement des chaines de sous-traitance (qui fait que, sur une même chaine de valeur, plusieurs entreprises et des salarié-es sous différents contrats interviennent) déstabilisent et fragilisent les collectifs de travail.
Ceci rend plus difficile la syndicalisation et la constitution d’équipes syndicales actives. Ensuite, il y a eu une volonté politique très claire d’affaiblir considérablement les syndicats sous Hollande puis sous Macron. Ce sont les réformes visant à donner la priorité à l’accord d’entreprise sur les accords de branche et à fusionner les instances représentatives et à en réduire le rôle. Désormais une très grande partie des ouvriers/ères et des employé-es sont soumis à ce type d’organisations du travail et de l’emploi, et une grande partie du prolétariat ne peut compter sur des équipes syndicales solides.
Concrètement, de ce fait, des pans entiers du prolétariat sont éloignés des syndicats et plus encore d’équipes syndicales solides et combatives. Si les cheminots sont environ 300 000 et les ouvriers des raffineries quelques milliers, les ouvriers de la logistique sont plus de 800 000, les ouvriers du BTP 900 000, les personnels des services aux particuliers (aides à domicile, assistantes maternelles, femmes de ménage, etc.) 1,8 millions les employés de commerce (vendeuses, caissières) 1,7 million.
Certains secteurs sont plus stratégiques puisqu’ils bloquent l’économie en empêchant la circulation des travailleurs et des marchandises (transports publics, ports) et l’approvisionnement en énergie (industrie pétrolière, EDF, centrales nucléaires), et qu’il suffit qu’ils et elles se mobilisent par la grève pour faire vaciller le gouvernement et le patronat. C’est le cas, mais ça ne semble plus suffisant.
D’abord, plusieurs de ces secteurs ont mené par le passé des grèves dures qu’il est difficile de reproduire. C’est le cas des agents de la RATP qui ont été le fer de lance de la grève en 2019 et qui manifestement ont moins les moyens de se mobiliser aussi fortement. Ensuite, ces secteurs ont connu comme les autres des restructurations et des attaques fortes contre leur statut. Dans une interview (publiée sur ce site), Laurent Brun, secrétaire CGT de la fédération des cheminots, rappelle que la SNCF ne réalise plus que 9 % du transport de marchandises là où c’était 60 % auparavant.
Dans le secteur pétrolier, de nombreux sites ont fermé depuis vingt ans, des raffineries sont transformées en dépôts de produits pétroliers ou certaines connaissent des reconversions en plateforme de bio-carburants comme à Grandpuits. Peu mis en difficulté par des grèves prolongées dans le secteur public, le gouvernement a ciblé les raffineries en prenant des arrêtés de réquisition des salarié-es. On a vu à cette occasion que pour faire fonctionner a minima un site il suffisait de quatre ou cinq ouvriers/ères.
Quel est l’impact des difficultés financières et des problèmes de « fin du mois » ?
Il y a un impact surtout dans le contexte d’inflation. Fin 2022, les salaires réels – une fois tenu compte de l’augmentation des prix – ont baissé de 2 %, ce qui rend plus difficile encore l’engagement dans des grèves longues.
À l’automne 2021, nous avions réalisé, avec d’autres collègues, une enquête par sondage (2 500 personnes représentatives de la population française) et environ un tiers indiquait n’avoir pas fait grève, alors qu’il y en avait eu au moins une dans leur entreprise, car le coût économique serait bien trop important à assumer. Ça pèse, notamment sur les salarié-es les plus précaires et les moins qualifié-es. Et ça peut peut-être expliquer la désertion des AG de salarié-es ou interprofessionnelle : ne pas aller voter la reconduite de la grève car on a « peur » d’y aller…
Toutefois, je ne pense pas que ça soit la seule raison. Les échecs passés jouent également ; qu’on se souviennent des longues grèves des enseignant-es en 2003 soldées par une défaite. En même temps, quand on les interroge, les salarié-es considèrent majoritairement encore aujourd’hui que la grève est « un mode d’action efficace ». Sûrement enfin que la répression patronale est opérante et que tout a été fait, à l’image des « primes de présence » à la RATP, pour dissuader l’engagement dans la grève. Rien de surprenant en même temps. On en revient toujours à la faiblesse syndicale et militante pour organiser et protéger la grève.
La stratégie de l’intersyndicale, qui n’a jamais appelé à la grève générale, a-t-elle empêché le durcissement du mouvement par l’extension de la grève ?
Je ne partage pas la thèse de la « trahison des directions syndicales » car de fait elles n’ont pas été « poussées » par la montée des grèves et par des demandes pressantes des salarié-es de se lancer dans la grève. Les AG de grévistes étaient relativement faibles. Et si l’idée de la grève et du blocage de l’économie était majoritaire dans l’opinion, on n’est pas sorti d’une logique de « grève par procuration ». Dans ce contexte de faiblesse des équipes militantes dans les entreprises, on comprend que les syndicats plus combatifs (CGT, FSU, Solidaires, FO) aient joué la carte de l’unité syndicale et ont suivi la stratégie de Laurent Berger et de la CFDT de gagner la bataille de l’opinion. De fait, la CFDT n’aurait pas appelé à la grève générale reconductible.
Toutefois, il n’est pas inutile de questionner la stratégie de ces syndicats notamment lorsqu’il s’est agi d’enclencher une dynamique de grèves : tout le monde ayant bien compris que Macron ne céderait pas face aux manifestations massives. En dehors des quelques fédérations et syndicats qui ont l’habitude de construire la grève (cheminot-es, ouvriers/ères des raffineries, etc.), on aurait pu imaginer une politique de la grève plus volontaire, parallèlement aux communiqués de l’intersyndicale.
La seule mise en avant des secteurs les plus coutumiers de la grève a, peut-être, été trop peu articulée à une pédagogie de la grève pour tous et toutes contre l’idée que la « grève par procuration ». C’est d’ailleurs l’ambiguïté de la médiatisation des caisses de grève : d’un côté, leur succès met en lumière le soutien populaire à la mobilisation donnent confiance et aide financière à ceux et celles engagé-es dans la grève, de l’autre, elles peuvent parfois légitimer la « délégation » de la grève à d’autres. J’ai été étonné, par exemple, que les leaders des syndicats plus combatifs n’aient pas rendu exemplaires, par leur présence sur les piquets, les grèves le 7 puis le 8 mars.
La belle idée de la « grève féministe » du 8 mars n’a ainsi pas trouvé de traduction visible, même de façon minoritaire, par la mise en avant de grèves ou d’assemblées de femmes grévistes. Au passage, ceci aurait été une bonne occasion de mettre en avant des responsables syndicales car on a surtout vu des responsables syndicaux dans ce mouvement ce qui est en décalage avec la forte féminisation du prolétariat contemporain.
On peut également s’interroger sur la préparation du 7 mars et de ses suites dans le cadre des AG. On en revient là aux capacités d’action des équipes syndicales. Il semble qu’il y ait eu peu d’AG de salarié-es dans les entreprises et sur les lieux de travail et lorsqu’il y en a eu, elles se sont souvent résumées à quelques interventions des responsables syndicaux sans véritable débats et sans appropriation de la stratégie par les travailleurs/ses. Cette délégation de la lutte est un problème et constituera surement un point de questionnement à l’avenir.
De ce fait, le calendrier de la mobilisation a été dicté uniquement par l’intersyndicale, et en son sein par la CFDT, sans qu’un autre agenda, autour de la construction des grèves et de blocages, puisse se mettre en place à grande échelle, après le 7 mars ou au moment du 49.3 lorsque le mouvement pouvait basculer. Enfin, des formes de substitution à la grève ont pu émerger ici ou là, comme le blocage de plateformes logistiques (Nice) ou des incinérateurs, en appui aux éboueurs grévistes de la région parisienne, mais sans appels à y participer au-delà des secteurs militants organisés. Or, on avait vu pendant les Gilets Jaunes que ces formes de blocage de l’économie permettaient à des salarié-es ne pouvant pas faire grève (aides à domicile, infirmières, ouvriers/ères dans l’artisanat et dans les PME, chômeurs/ses, etc.) de participer concrètement à la lutte et de se relayer.
De même, il n’y a pas eu vraiment de tentatives d’élargir le front des revendications à la question des salaires et des prix alors même que c’est une urgence immédiate pour les classes populaires et qu’il y a eu des grèves locales ou d’entreprises (Intermarché, groupe Rexel, etc.). Reste que même si ces pistes avaient été suivies, leur effet sur la dynamique demeure très incertain dans un contexte de faiblesse structurelle des équipes syndicales.
La force du mouvement ouvre toutefois des perspectives positives : la relégitimation des syndicats, qui semble se traduire par de nouvelles adhésions, la reconnexion d’une grande partie du salariat avec des pratiques combatives et la politisation que la mobilisation suscite peuvent constituer une base de renouvellement de l’action syndicale et l’intérêt d’adopter des politiques de syndicalisation dans les franges du prolétariat qui en sont exclues. La déclinaison néolibérale du capitalisme est en crise. Les cycles de mobilisations et de protestations sont sûrement devant nous.
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Étienne Pénissat est chercheur au CNRS et membres du Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales de Lille.
Cet entretien a d’abord été publié dans L’Anticapitaliste.
Illustration : Photothèque Rouge /Martin Noda / Hans Lucas.
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