7 avril 2022 | tiré du site alencontre.org
La lutte des classes ? Quelle lutte des classes ? Plutôt une blitzkrieg interminable et unilatérale. Les grandes entreprises et les petites, les compagnies et les sociétés de capital-investissement, les actionnaires et les employeurs ont tous matraqué les travailleurs et travailleuses pendant des décennies. L’opposition féroce et unifiée des patrons étatsuniens à l’idée d’accorder à leurs salarié·e·s ne serait-ce qu’un soupçon de pouvoir a été le fondement de la vie économique des Etats-Unis au cours des 40 dernières années. Mais aujourd’hui, cela a changé, peut-être.
Avec le décompte final de JFK8, l’entrepôt géant d’Amazon à Staten Island, les salarié·e·s ont voté pour le syndicat par 2654 voix contre 2131 [avec 67 absentions]. L’entreprise la plus riche, la plus puissante et la plus apparemment indispensable des Etats-Unis a perdu face à une coalition spontanée de salarié·e·s qui ont mené leur campagne sans affiliation ni assistance d’un seul syndicat existant. Une nouvelle génération, c’est clair, s’agite [1].
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Les grondements sont audibles depuis un certain temps, mais jusqu’à récemment, ils étaient confinés à des secteurs privilégiés de l’économie. Le fait que les jeunes travailleurs et travailleuses ont supporté le poids des dysfonctionnements économiques des Etats-Unis est clair depuis le crash de 2008. Qu’ils aient compris que le capitalisme américain devrait être radicalement modifié s’ils voulaient gagner une certaine sécurité économique s’est exprimé clairement dans leur soutien à Bernie Sanders en 2016 et 2020, ainsi que par leur enthousiasme en faveur d’Alexandria Ocasio-Cortez en 2018. Dans le sondage de Gallup, ils ont exprimé leur approbation des syndicats à un taux de 77% l’année dernière ; il était plus élevé que celui de tous les sondé·e·s (68%) ; ce taux était lui-même le plus élevé en faveur des syndicats au cours des 50 dernières années.
Mais le patronat pouvait encore se consoler en pensant que les restes de la loi nationale sur les relations de travail, qui ne protégeait plus les travailleurs syndiqués contre le licenciement (c’est illégal, mais c’est une illégalité pour laquelle aucun employeur n’a subi de conséquences significatives au cours du dernier demi-siècle), lui permettraient de supprimer les campagnes de syndicalisation, quelle que soit la volonté des salarié·e·s de se syndiquer. C’est ainsi que fonctionne le monde économique étatsunien depuis le début des années 1980, où les illégalités commises par les employeurs sont si courantes et si peu contrôlées que la plupart des syndicats renoncent aux campagnes d’organisation des salariés.
Au cours des deux dernières années, cependant, les salariés qui pensaient que leurs compétences particulières les mettaient à l’abri de la menace d’un licenciement ont commencé à se syndiquer. (Pour la poignée de travailleurs véritablement indemnes et établis – athlètes professionnels, acteurs de cinéma, pilotes de ligne – cela a été vrai même pendant les années de vaches maigres.) Ces dernières années, les journalistes et les membres de groupes dits d’experts, les professeurs adjoints et les assistants de recherche, les animateurs et le personnel des musées se sont syndiqués en masse. Il s’agit d’une révolte de professionnels, à laquelle s’ajoutent les milléniaux [génération Y, nés dans les années 1980 et 1990] qui bénéficient au moins d’une apparence de sécurité de l’emploi, ainsi que les membres de la génération Z [nés de la fin des années 1990 et début 2000] qui ne peuvent être remplacés. En début de semaine, les étudiant·e·s de premier cycle qui travaillent dans les réfectoires du Dartmouth College ont voté lors d’une élection supervisée par le NLRB (National Labor Relations Board) pour se syndiquer, dans un syndicat qu’ils ont eux-mêmes créé. Le vote a été de 52 contre 0.
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Ces derniers mois, cependant, la révolte s’est étendue aux milléniaux qui ne sont pas des professionnels, que les employeurs pourraient facilement remplacer. Et surtout, cette révolte s’est étendue aux serveurs et serveuses de Starbucks, une main-d’œuvre disproportionnellement jeune et éduquée, mais soumise à tous les caprices d’horaires et à toutes les menaces de licenciement que la direction peut déployer. Et oui, Starbucks a cultivé une image d’« employeur bienveillant » qu’il ne pouvait pas risquer de ternir trop publiquement, bien qu’il ait joué le jeu de l’employeur classique (soumettant ses salariés à des menaces implicites véhiculées lors des réunions antisyndicales obligatoires et autres) lorsqu’il pensait que personne n’y faisait attention.
Mais les salarié·e·s de Starbucks ont gagné dans suffisamment d’établissements pour qu’aujourd’hui, des milliers de baristas dans des centaines de magasins aient déposé une demande de syndicalisation [voir à ce propos sur ce site l’article publié le 24 février 2022].
Mais Starbucks n’est pas Amazon. Et Amazon a clairement fait savoir à Bessemer, en Alabama [voir les articles sur ce site des 11 et 16 avril 2021], et partout ailleurs où son organisation du travail a été remise en question, que son personnel d’entrepôt n’est qu’un mal nécessaire jusqu’à ce que l’entreprise puisse robotiser l’ensemble de sa main-d’œuvre. Par ses actions, Amazon a fait savoir qu’il n’y a pas de problème à ce que le taux de rotation annuel dans ses entrepôts dépasse 100%, qu’en fait les emplois sont conçus pour provoquer un taux de rotation annuel de plus de 100%. L’entreprise veut que ses travailleurs s’en aillent ; c’est une alternative largement préférable à celle où ils restent et cherchent à se défendre.
En outre, Amazon est le deuxième plus grand employeur du secteur privé du pays, après Walmart, le champion de la lutte contre les syndicats. L’idée qu’un employé d’un entrepôt d’Amazon vote pour se syndiquer était, jusqu’à aujourd’hui, pratiquement impensable. Or, maintenant, cela a été pensé, et fait.
De nombreuses règles standard, tant en matière de syndicalisation que de lutte contre les syndicats, ont été brisées par cette victoire, d’une manière qui suggère que quelque chose de plus profond est en train de se produire. Pensez-y. Les travailleurs de l’Amazon Labor Union (ALU) qui se sont chargés de l’organisation – rappelez-vous qu’aucun syndicat ne leur a fourni des militants professionnels ; les animateurs militants étaient les travailleurs eux-mêmes – n’ont obtenu que les signatures du strict minimum de travailleurs légalement requis pour demander un vote [afin de décider le droit à la syndicalisation], soit 30%. Pratiquement aucun syndicat n’organise d’élections s’il n’a pas obtenu les signatures de 70% de la main-d’œuvre, car ils prévoient que les menaces et l’opposition de l’employeur feront baisser ce chiffre d’ici à ce que le vote ait lieu.
L’efficacité de la menace des directions de licencier les salarié·e·s qui exigent d’avoir leur mot à dire sur les conditions de travail est également remise en question. Sur ce point, la situation du « monde des affaires » semble renforcer le courage des salariés. Le nombre d’entre eux qui quittent leur emploi n’a jamais été aussi élevé. De nombreux employeurs cherchent désespérément à embaucher, ce qui a fait grimper les salaires dans les villes habituellement animées qui cherchent à retrouver leur dynamisme.
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C’est le cas à New York, où Amazon a été contraint d’augmenter les salaires pour garder les travailleurs qu’il a, mais où d’autres employeurs les ont augmentés encore plus. Ce n’est pas le cas, devrais-je ajouter, à Bessemer, en Alabama, où le taux de rémunération d’Amazon dépasse celui des autres firmes « offrant » des emplois locaux comparables. (Même à Bessemer, cependant, le résultat du deuxième vote sur la syndicalisation – après l’échec du premier – est encore trop serré pour qu’il soit reconnu [au 31 mars] et il sera décidé par le décompte des bulletins contestés. C’est également du jamais vu ; la seconde votation ne change généralement pas beaucoup par rapport à la première.)
En outre, les salarié·e·s d’Amazon pourraient s’inspirer de l’exemple de ceux de Starbucks : ce sont des gens comme eux, soumis au stress et aux indignités du régime salarial ordinaire, non syndiqué, mais qui ont surmonté l’opposition de la direction pour obtenir le droit de se syndiquer dans un, puis deux, puis trois établissements, et qui ont fait campagne pour la syndicalisation, sans se décourager, dans des centaines d’autres. Si c’est possible chez Starbucks, pourquoi pas chez Amazon ?
Et maintenant, si c’est possible chez Amazon, pourquoi pas ailleurs ? Parfois, une seule victoire peut déclencher une vague de victoires. C’est ce qui s’est passé en 1937, lorsque la grande grève sur le tas de l’UAW (United Auto Workers), qui occupait les usines de General Motors à Flint, dans le Michigan, leur a permis d’obtenir un contrat avec General Motor et a inspiré des dizaines de campagnes similaires et des centaines de campagnes de syndicalisation réussies dans tout le pays.
Bien sûr, les travailleurs de Staten Island dans l’entrepôt JFK8 d’Amazon doivent maintenant négocier un contrat avec leur employeur qui refuse obstinément de le faire (bien que le nouveau régime du National Labor Relations Board semble déterminé à pénaliser les employeurs qui temporisent dans l’espoir que les travailleurs abandonnent). Il y a près de 20 ans, les travailleurs d’un magasin Walmart au Québec ont voté en faveur de la syndicalisation et, dans les six mois qui ont suivi, l’entreprise a fermé le magasin. Mais Amazon, en vertu de ses engagements de livraison en un jour, ne peut tout simplement pas fermer de grands entrepôts employant des milliers de travailleurs dans les grandes métropoles où vivent un grand nombre de ses clients. L’entreprise a plutôt besoin de plus d’infrastructures, pas de moins. L’omniprésence d’Amazon l’oblige à employer une main-d’œuvre qui exige autre chose pour son travail.
Alors peut-être, juste peut-être, que le fossé économique et politique entre l’Amérique urbaine et rurale a une nouvelle dimension aujourd’hui. Peut-être que les millions de salariés des services, du commerce de détail, de la chaîne d’approvisionnement, de l’hôtellerie et de la restauration dans les villes se sentiront non seulement suffisamment en colère mais aussi suffisamment en sécurité pour faire ce que font leurs collègues de Starbucks et maintenant d’Amazon, et s’organiser en syndicat. (Ce sentiment de sécurité pourrait s’estomper, bien sûr, si la Fed relève les taux d’intérêt suffisamment haut pour mettre fin au boom de l’embauche dans les villes.) Dans les zones hors des grandes cités des Etats-Unis, où les bons emplois restent rares, il est encore difficile d’imaginer que cela se produise, mais dans les villes, les travailleurs de Starbucks et d’Amazon ont montré la voie.
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Pourtant, je ne peux m’empêcher de penser que cela pourrait présager la montée revendicative non seulement d’une partie de la main-d’œuvre, mais aussi d’une génération, dont l’attitude politique est au moins aussi à gauche que n’importe quelle génération dans l’histoire des Etats-Unis. Les salariés et les organisateurs de la dernière grande poussée syndicale dans le secteur privé, les organisateurs du CIO (Congress of Industrial Organizations) qui, dans les années 1930, ont construit le seul mouvement syndical véritablement puissant que nous ayons jamais vu dans ce pays, étaient eux aussi jeunes de manière disproportionnée. Les frères Reuther (socialistes) et Bob Travis (communiste), qui ont contribué à la grève sur le tas de l’UAW, avaient une vingtaine d’années. Chris Smalls, l’organisateur principal de JFK8 à Staten Island, a une trentaine d’années ; les serveurs qui mènent les campagnes de Starbucks sont tout aussi jeunes.
Plus vite des salarié·e·s comme ceux-là élargiront leur rôle de leader, soit au sein du mouvement syndical établi, soit dans de nouveaux syndicats qui peuvent s’élever aux côtés des anciens, mieux ce sera. Certains syndicats existants – comme le SEIU (Service Employees International Union), qui soutient les serveurs de Starbucks et a mené la lutte pour un salaire minimum de 15 dollars au cours de la dernière décennie – pourraient être plus réceptifs à une telle transformation. D’autres peuvent être méfiants. (Je pense à l’UAW, qui, incapable d’organiser les usines automobiles non syndiquées du Sud des Etats-Unis, s’est tournée vers l’organisation des campus universitaires, et constate aujourd’hui que près d’un quart de ses membres sont des étudiants diplômés.)
Mais Staten Island nous dit que quelque chose a changé. Prenez les griefs qui couvent depuis longtemps dans une génération et les sensibilités politiques de certains de ses membres, ajoutez-y des secteurs favorables du marché de l’emploi (pour l’instant) des villes américaines, et l’équation du pouvoir qui a régi les lieux de travail et la vie des Américains au cours des 40 dernières années pourrait être modifiée. Pour le bien du pays, espérons qu’il en soit ainsi. (Article publié sur le site The American Prospect, le 1er avril 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Selon un reportage du New York Times, en date du 2 avril, on peut avoir un aperçu de la brutalité avec laquelle les employeurs d’Amazon ont combattu les animateurs de la campagne de syndicalisation. Amazon a créé une véritable équipe de combat, intégrant des agents de sécurité issus de l’armée, des spécialistes en surveillance, pour briser les initiatives devant conduire à la syndicalisation. L’attaque a visé d’abord Christian Smalls qui a été licencié sur un prétexte, au moment où un premier mouvement d’organisation se manifestait ; il portait sur la question de la santé au moment du covid. Christian Smalls a pu s’appuyer sur un ami, Derrick Palmer – qui, lui, avait gardé son emploi –, et en organisant un véritable réseau de contacts, en utilisant des vidéos sur TikTok, ils ont multiplié les liens avec les salariés, dans un entrepôt qui fonctionne 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 ; JFK8 compte 8000 salarié·e·s. Par exemple, ils organisèrent des lieux de rencontre avant que les travailleurs rentrent chez eux à l’aube, avec des panneaux indiquant : « Free Weed and Food » – « De l’herbe et de la nourriture gratuites » –, des travailleurs immigrés amenaient leurs spécialités culinaires. Christian Smalls explique : « Nous avons commencé avec rien, avec deux tables, deux chaises et une tente. » Ils reçurent une petite aide des syndicats. Par contre, selon le New York Times, « Amazon a dépensé plus de 4,3 millions de dollars uniquement pour des consultants antisyndicaux dans tout le pays, selon des documents fédéraux ». (Réd. A l’Encontre)
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