Édition du 19 novembre 2024

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États-Unis

États-Unis - « La Convention du Parti démocrate ignore pour l’essentiel la question morale la plus pressante de notre époque : Gaza »

Les prestations de la première nuit de la Convention nationale du Parti démocrate ont été impeccables. Les réactions aux discours tenus dans l’enceinte de la convention et aussi dans la fraction des réseaux sociaux libéraux [progressistes] ont été enthousiastes.

Tiré de A l’Encontre
23 août 2024

Par Natasha Lennard

Aux cris de « We love Joe », le président Joe Biden a accordé sa bénédiction d’homme d’Etat à sa future successeure, la candidate démocrate Kamala Harris. Hillary Clinton a parlé de briser le « plafond de verre ». Le sénateur Raphael Warnock (Géorgie), un pasteur baptiste, a prononcé un éloge vibrant selon lequel « un vote est une sorte de prière ». Et la représentante Alexandria Ocasia Cortez [New York, figure de la gauche démocrate et écartée de DSA pour son soutien à la politique de Biden face à Israël] a qualifié Donald Trump de « briseur de syndicats à deux balles » sous les acclamations de « AOC, AOC ».

La démonstration de l’unité du Parti démocrate était aussi parfaite qu’elle était sourde à ce qui est sans doute la question morale la plus urgente de notre époque.

Au-delà de clins d’œil, vous n’auriez pu saisir aucune mention effective de la guerre génocidaire qu’Israël, soutenu par les Etats-Unis, continue de mener contre les Palestiniens de la bande de Gaza.

Le fait que des dizaines de milliers de manifestant·e·s anti-guerre se soient rassemblés en solidarité avec les Palestiniens [devant la Convention réunie à Chicago], dès le matin du lundi 20 août, n’a pratiquement pas été mentionné à la convention lundi soir. Le silence a persisté alors que la campagne de Kamala Harris pourrait souffrir du prix de plus d’un demi-million de voix [1] dans des Etats clés, en particulier le Michigan, pour avoir refusé d’arrêter le flux d’armes à destination d’Israël.

Pendant que Biden parlait, un petit groupe de participants a déployé en silence une bannière sur laquelle on pouvait lire « Stop Arming Israel » (Arrêtez d’armer Israël). Prem Thakker, de Zeteo [organe de critique des médias dominants, animé entre autres par Mehdi Hasan], a rapporté depuis le United Center de Chicago que les chants « We Love Joe » des participants proches se sont alors renforcés. « Les lumières de la salle omnisports se sont alors éteintes et la bannière a été arrachée », a écrit Prem Thakker sur X.

Les quelques mentions fugaces ayant trait à la guerre, à Israël et à la Palestine dans les discours de lundi soir étaient insignifiantes et trompeuses, tout en dévalorisant les vies des Palestiniens par rapport à celles des Israéliens.

Alexandria Ocasio-Cortez a déclaré sous un tonnerre d’applaudissements : « Kamala travaille sans relâche pour un cessez-le-feu. » C’est peut-être vrai ou non, mais une telle approche trancherait avec le bilan de l’administration Biden-Harris. Depuis que Kamala Harris a accepté la candidature à la présidence, l’administration Biden-Harris a approuvé une vente d’armes à Israël pour un montant de 20 milliards de dollars, et cela sans aucune condition. Si c’est cela « travailler sans relâche » pour mettre fin aux combats, Kamala Harris n’est pas à la hauteur de la tâche proclamée.

Le fait que les appels au cessez-le-feu aient été chaleureusement accueillis dans le parterre de la convention pourrait être considéré comme un signe prometteur – une autre indication adressé à l’establishment démocrate qu’il existe un soutien populaire pour un cessez-le-feu permanent de la part du grand public. Mais c’est déjà le cas depuis longtemps. Il n’y a rien d’encourageant à applaudir un geste vide de sens en faveur de l’idée d’un cessez-le-feu, qui dissimule la complicité de l’administration dans la guerre.

Dans son discours, Joe Biden a fait un clin d’œil aux manifestations devant la Convention : « Ces manifestant·e·s dans la rue n’ont pas tort. Beaucoup d’innocents sont tués des deux côtés. » Pourtant, même ce clin d’œil a réussi à dénaturer les positions, établies de longue date, du mouvement de solidarité avec la population de Gaza.

Les manifestations contre la guerre de Gaza – qu’elles aient eu lieu au cours des dix derniers mois, cette semaine à Chicago ou par la présence de délégués « non engagés » (« uncommitted ») à la Convention – n’ont pas pour but de faire valoir que des innocents sont tués « des deux côtés ». Elles font partie d’une mobilisaton internationale contre le génocide et le nettoyage ethnique des Palestiniens par l’armée israélienne soutenue par les Etats-Unis.

Ce que veulent les manifestant·e·s

Plus tôt dans la journée de lundi, la DNC a accordé à la campagne « Uncommitted » un espace pour organiser une table ronde (forum) distincte consacrée à Gaza et aux droits de l’homme des Palestiniens. Selon les rapports, des centaines de personnes ont assisté et écouté les récits intolérables de médecins qui ont travaillé dans les hôpitaux dévastés de Gaza, où un grand nombre des patients qui arrivent sont des enfants mutilés.

La Dresse Tanya Haj-Hassan [membre de Médecins sans frontières], une chirurgienne américano-palestinienne qui a soigné des patients à Gaza, a raconté l’histoire d’un petit garçon qui avait perdu tous les membres de sa famille et qui a déclaré qu’il souhaitait mourir lui aussi parce que tous ceux qu’il aimait « sont maintenant au paradis ».

Tanya Haj-Hassan a expliqué que même les enfants qu’elle avait réussi à soigner et à faire sortir de l’hôpital risquaient de mourir à cause des bombardements, de la famine et de la déshydratation. Des « rapports alarmants » font état des premiers cas confirmés de poliomyélite infantile à Gaza.

Une autre participante, Hala Hijazi, s’est décrite comme une démocrate « de longue date » et « modérée », qui a travaillé comme collecteuse de fonds pour le parti, récoltant plus de 12 millions de dollars dans le passé. « Je suis ici parce que ma famille est morte », a-t-elle déclaré, expliquant qu’elle avait perdu plus de 100 membres de sa famille large au cours de l’offensive actuelle.

Hala Hijazi, qui siège au conseil d’administration du comité d’action politique pour les droits génésiques NARAL Pro-Choice California, a déclaré au public qu’elle se battait pour les libertés génésiques dans son pays, « mais que je ne pouvais pas aider les femmes de Gaza qui sont enceintes en ce moment ». Ces remarques étaient un rejet tacite des critiques selon lesquelles ceux qui poussent Kamala Harris à s’engager en faveur d’un embargo sur les armes sont des électeurs qui ne s’intéressent qu’à un seul sujet [la Palestine], négligeant d’autres domaines comme, par exemple, la menace qu’une deuxième administration Trump ferait peser sur les droits reproductifs aux Etats-Unis.

C’est pourquoi les organisateurs de la manifestation, les manifestant·e·s et les personnes concernées qui sont venus à Chicago ne se contenteront pas d’un forum mis à l’écart et d’un discours spécieux de la part des politiciens sur la scène principale. A l’heure actuelle, la plateforme de 92 pages du Parti démocrate ne mentionne pas un conditionnement des livraisons d’armes à Israël, et encore moins l’embargo sur les armes réclamé par les 30 délégués non engagés (uncommitted) et les plus de 200 groupes de la Coalition to March on the DNC (Coalition pour une marche sur la DNC).

Les spectacles de lundi soir n’ont pas donné l’impression que la campagne de Kamala Harris, certes rafraîchie et alimentée en émotions, changerait de cap sur la Palestine, se concentrant plutôt sur l’avortement, la menace autoritaire de Trump pour la démocratie et la protection des travailleurs et travailleuses. Dans un contexte de stricte politique interne, ce serait une bonne chose. Je pourrais moi aussi rire avec le réjouissant président des United Auto Workers (UAW), Shawn Fain, qui fait référence à une chanson du rappeur Nelly et traite Trump de briseur de grève [2]. Mais pas le même jour où, dans le même centre de la Convention, parmi d’autres horreurs, un chirurgien a décrit le traitement d’un enfant de Gaza dont le visage avait été arraché lors d’une frappe israélienne.

A l’heure d’une guerre génocidaire menée avec les armes, les dollars et le soutien diplomatique des Etats-Unis – une offensive militaire qu’un président américain pourrait sérieusement limiter –, la Convention nationale du Parti démocrate ne peut rester une sphère myope et fermée.

Alors que les débats se poursuivent jusqu’à jeudi soir, 22 août, les protestations [Coalition to March on the DNC] se multiplient et le désespoir s’intensifie. Si la campagne de Harris décide qu’elle peut gagner sans écouter, il n’y a pas lieu de s’en réjouir. (Article publié par The Intercept le 20 août 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Selon Ben Samuels dans Haaretz du 22 août, « le Mouvement national non engagé [« uncommitted », qui refuse de voter démocrate à cause de la politique de l’administration Biden envers Netanyahou] représenté au sein de la DNC-Democratic National Convention par 30 délégués qui représentent eux-mêmes 700 000 votes de protestation contre la politique israélienne de l’administration Biden, était un enjeu d’importance au début de cette semaine ». (Réd.)
[2] Le président de l’United Automobile Workers, Shawn Fain, a pris la parole lors de la première nuit de la convention nationale du Parti démocrate 2024 à Chicago. Shawn Fain a cité le rappeur Nelly, disant « il commence à faire chaud ici », avant d’enlever sa veste pour montrer un t-shirt sur lequel était écrit « Trump est un briseur de grève ». (Réd.)

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Natasha Lennard

Natasha Lennard (Londres, 1986) est une écrivaine et une journaliste vivant à New York. Son travail a été publié entre autres dans le New York Times, Nation, Esquire, Vice, Salon, The Intercept et le New Inquiry. Elle enseigne le journalisme critique à la New School For Social Research de New York.

Elle est co-auteure avec Brad Evans du livre Violence : Humans in Dark Times (City Lights, 2018) et l’auteure de Being Numerous : Essays on Non-fascist Life (Verso, 2019).

http://www.tlaxcala-int.org/biographie.asp?ref_aut=7219&lg_pp=fr

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