Édition du 17 décembre 2024

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Espagne

Espagne - La République libre et autogestionnaire de Sol

L’aube illumine la Puerta del Sol, les tentes de campagne et les nombreuses personnes qui ont dormi sur des cartons avec des sacs de couchage distribués par le groupe « Infrastructure ». Sol n’est pas un « anti-système », c’est un système en soi, qui n’exclut personne, même pas ceux qui veulent se sentir exclus. C’est une démocratie que je n’avais encore jamais expérimentée, une société dans laquelle j’aimerais vivre à grande échelle car elle est le reflet de toutes les valeurs que nous avons apprises mais qui, en réalité, n’ont jamais été appliquées de manière aussi claire.

La Puerta del Sol est une véritable République indépendante. Aujourd’hui, personne ne parle des élections. Il y a bien assez de choses à faire, bien assez de propositions à classer et de thèmes à discuter. Il y a un groupe de travail qui parle de la politique, un autre d’économie, un autre d’enseignement et de culture, un autre de la santé, un autre sur l’environnement…

Il y a des horaires d’assemblées qui parfois ne sont pas très clairs, qui changent subitement, mais personne ne le prend mal. Dans les rues adjacentes, dans chaque petit recoin ou petite place, on trouve partout des petits groupes de gens assis en cercle, attentifs. Les citoyens parlent et s’écoutent attentivement. On est surpris par la quantité de gens qui ont autant besoin de parler dans ce pays.

À Sol, les gens — dans le sens très large du terme — sont civiques et respectueux jusqu’à un point inimaginable. Les pancartes incitent au sourire, à l’exigence, au rejet de la violence physique ou verbale. Le groupe de travail qui avait d’abord pris le nom de « Sécurité » s’est rebaptisé « Respect », et le mot apparaît sur les brassards ou sur la poitrine des fiers volontaires.

Aujourd’hui, on avait prévu de faire une « fabada » (un ragoût traditionnel espagnol) pour 300 personnes. Au matin, après le réveil, les gens ont reçu des tasses de chocolat chaud et des biscuits. Tout se partage et il n’y a aucun intérêt individuel qui motive ces gestes. Il y a comme une contagion de l’esprit communautaire. L’attention des personnes qui vous entoure est constante et s’exprime par mille petits gestes ; il n’y a pas une pièce de monnaie qui tombe par terre qui ne retourne pas dans la poche de son propriétaire ; si le bruit dérange les voisins, on informe par mégaphone et cela s’arrête instantanément ; si quelqu’un te vois fatigué, il te propose immédiatement une place sur une chaise ou sur une couverture et t’encourage.

Les gens, ce sont des jeunes, des grands pères et des grands-mères… Certains se sentent plus libres dans cet espace comme ils n’avaient jamais rêvé d’être. Tous sont fiers, joyeux et heureux de partager une tâche commune, heureux de collaborer, de s’asseoir à l’une des tables de « volontariat » pour gérer le travail, heureux de diffuser des tracts et souriants parce qu’ils se savent aussi participants, inspirateurs et indignés que n’importe qui d’autre.

Une femme s’approche d’un poste de volontaires : « Je peux collaborer ? », « Bien sûr » lui répond-on. « Que veux tu faire ? Quel temps disponible as-tu ? ». « Je suis secrétaire de direction mais je suis au chômage ». « Veux tu aider à noter les procès verbaux de ce groupe de travail et nous aider à mettre un peu d’ordre dans le cahier des tâches ? ». « Oui, bien sûr ».

Très tard dans la nuit, les nombreux volontaires du groupe « Nettoyage » (qui faisait partie auparavant du groupe « Infrastructure », qui construit, avec du matériel recyclé, le support matériel du campement), rassemblent les détritus et balayent avec des brosses et des ramassettes, non seulement la Puerta del Sol, mais aussi toutes les rues adjacentes. À nouveau, aussi étonnant que cela paraisse, malgré la quantité de monde qui passe par ici toute la journée et tous les membres permanents du camp, plusieurs volontaires du nettoyage ont du mal a remplir leurs sacs à détritus.

Une femme d’une cinquantaine d’années s’étonne en voyant des gens balayer devant sa porte à une heure du matin et, après une brève discussion, elle offre des sacs poubelles. Les dons sont constants et viennent de citoyens et de citoyennes plus ou moins engagés avec le mouvement, mais sans savoir qu’ils sont ainsi pleinement engagés et en font partie intégrante. Des volontaires pour l’infrastructure arrivent dans un poste avec un cahier : « Quels sont vos besoins ? Quelqu’un a offert des cahiers et des marqueurs. On vient de nous dire que nous avons le Wifi sur la place ». Et demain, il y aura une radio.

Hier après-midi, une femme est arrivée avec un sac rempli de médicaments pour savoir où se trouvait l’ « Infirmerie ». Il y en a plusieurs, et j’y ai vu des infirmières, des médecins qui ne se limitent pas à soigner les urgences ; ils travaillent inlassablement, comme les autres, et ne perdent pas leur temps (une pancarte dit : « Nous sommes au chômage mais nous ne chômons pas »), donnent des massages ou apportent y compris un soutien émotionnel à ceux qui en ont besoin.

Quantité de gens viennent à Sol pour offrir un soutien sous des formes très variées : des écrivains arrivent chaque jours pour lire des textes que le Mouvement leur a inspiré ; des artistes organisent un théâtre de rue ou des danses auxquelles participent tous les spectateurs, car ils ne peuvent éviter de partager l’allégresse généralisée. Il y a des économistes, des journalistes, des travailleurs de nombreuses nationalités, des rêveurs qui se sont réveillés pour réaliser enfin leurs rêves ; il y a des avocats, et beaucoup d’entre eux participent au groupe « Légal » vers lequel tout le monde peut se diriger pour obtenir des réponses ou des conseils afin de préserver ses droits. Ce Mouvement sort réellement des terrains battus, et il est véritablement « hors normes » et comme le dit une autre pancarte : « Plus nous serons fous, plus les fous, ce seront eux ».

Le groupe « Environnement » se réunit dans un coin de rue, et comme dans tous les groupes, on aide à gérer l’auto-suffisance du campement. Dans ce cas ci, c’est avec des panneaux solaires et des prises sur lesquelles tout le monde peut recharger les batteries de ses appareils téléphoniques, photographiques, MP3, caméras ou ordinateurs portables.

Autre exemple de la capacité d’auto-gestion des gens dans ce campement ; les potagers écologiques, dans lesquels poussent des laitues, des tomates, des poivrons, des courgettes et qui informent de leur origine. « Pour résister sur la place, il faut manger des courgettes » dit une petite pancarte.

La zone de la bibliothèque est remplie de livres (d’occasion, donnés, « libérés », perdus et trouvés…). Elle reflète l’expansion culturelle d’un Mouvement qui fait constamment des références à Cervantès, Luther King ou à des grands écrivains, artistes et révolutionnaires qui avaient à cœur le progrès de l’humanité dans un monde pour tous et toutes. Dans l’espace audio-visuel, on diffuse la vérité d’un Mouvement informé, responsable et totalement préparé.

Le mégaphone central de la commission « Organisation » diffuse rapidement les messages les plus urgents, les appels, les informations. À plusieurs endroits, d’autres mégaphones demandent et encouragent les volontaires quand c’est nécessaire. Il y a plusieurs postes où l’on peut se restaurer et boire gratuitement, tous ravitaillés grâce aux dons. La distribution des aliments (qui inclus une aide sociale directe) se fait cinq fois par jour.

Les gens se rassemblent autour de ce qui les unis, débattent, raisonnent, critiquent. Tout incite au débat, non pas celui que nous sommes habitués de voir dans les médias, mais bien un débat ouvertement démocratique, qui ne connaît comme seule limite que le respect. Que ce soit les gens qui restent en permanence ou ceux de passage, tous partagent des idées et qu’elles soient convergentes ou divergentes, tout le monde les respecte. Des jeunes classent et ordonnent toutes les propositions qui arrivent. D’autres placent les comptes rendus des réunions sur Internet. On a créé des forums sur le web pour chaque groupe de travail, où tous ceux qui n’ont pas pu assister aux réunions quotidiennes sur la place peuvent discuter et commenter les propositions.

Des infirmeries, une zone d’étude, un espace audiovisuel, un potager, une crèche pour les petits enfants… La politique, c’est s’occuper de gérer la vie en commun dans son sens le plus large. Quand quelqu’un arrive avec des raffraîchissements pour les gens réunis en assemblée, quand l’installation sono tombe en panne et qu’on distribue des mégaphones qui transmettent un par un les messages, c’est que l’on fait de la politique. Quand une dame âgée s’approche d’un groupe de jeunes qui prennent des notes par terre et leur dit : « Je vous ai acheté des bombons », elle aussi, elle fait de la politique. Il n’y a rien de plus émouvant que de voir croître la Puerta del Sol, rien qui réconforte autant que le réveil à la politique d’un peuple qui a été léthargique pendant si longtemps.

À Sol, l’avenir est dans le présent. Ils pourront bien déloger ce campement, mais pas les idées qu’il a mis en mouvement. Les Assemblées populaires qui ont lieu deux fois par jour rassemblent des centaines de citoyen-ne-s qui expérimentent et qui concrétisent la « véritable démocratie » qu’ils exigent. Chaque proposition décidée dans les groupes de travail y est présentée, au milieu d’un énorme demi-cercle de gens assis et qui vote directement avec ses mains. Il y a plusieurs « Boîtes à suggestions » disposées dans le campement où les gens peuvent également déposer par écrit leur propositions et idées, elles sont régulièrement levées et on y voit tout le temps des gens lire, résumer et classer chaque petit papier déposé.

Les gens des quartiers, les travailleurs précaires, les ménagères, les étudiants, viennent à la Puerta del Sol et demandent comment faire pour occuper leurs places, les lieux de travail ou leur propre foyer. Il y a une commission d’extension où un groupe s’occupe des quartiers. Ce matin, des étudiants ont organisé une assemblée dans leur faculté pour parler sur la démocratie, et pas sur les élections. Des étudiants en sciences politiques veulent organiser un débat sur la démocratie et demandent si quelqu’un peut les aider pour cela. La mère d’Ana lui demande tous les jours ce qui s’est passé à Sol, de quoi on a parlé, quelles propositions ont été faites, comment on s’organise. Aujourd’hui, Ana est repartie l’après-midi chez elle car elle a un examen demain, mais c’est son père qui a été à l’Assemblée d’économie, c’est un employé de banque à la retraite.

Les Assemblées générales de Sol donnent aujourd’hui le pas aux Assemblées de quartiers qui s’organisent dans tout Madrid. Le Mouvement n’est pas enfermé dans une quelconque place, il s’étend chaque jour avec le travail intense, organisé et coordonné de centaines de personnes, par la volonté des citoyens et citoyennes qui participent aux assemblées proches de leur logement, dans leur quartier.

Ce que les politiciens professionnels n’ont jamais su faire (le travail, en fait, pour lequel ils sont payés), ce sont des gens qui ne poursuivent aucun intérêt lucratif qui le font. Ces assemblées par quartiers préservent l’avenir et le succès ouvert par le Mouvement « Democracia real ya ». Et rien ne sera plus comme avant, plus personne ne peut rester indifférent.

Extraits d’articles de Ángeles Diez et Carmen y Amaia, publiés sur www.rebelion.org les 24 et 25 mai. Traduction française pour le site www.lcr-lagauche.be

Ángeles Diez

rebellion.org

Carmen y Amaia

rebellion.org

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