Édition du 25 mars 2025

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Économie

Entrevue avec Éric Toussaint : le conflit autour des fonds vautours

Docteur en Sciences politiques de l’Université de Liège et de Paris VIII, Éric Toussaint se bat depuis des dizaines d’années pour l’annulation de la dette du tiers-monde. Selon lui, si l’Argentine impose sa juridiction dans une future émission de bons, cela représenterait un acte souverain qui permettrait à d’autres pays endettés de suivre sa voie. |1|.

30 novembre par Eric Toussaint , Natalia Aruguete

Défendre la souveraineté nationale des pays en développement
Pourquoi proposez-vous que la résolution du litige avec les fonds vautours se concentre uniquement sur des décisions unilatérales souveraines ?

Je plaide pour des actions souveraines unilatérales parce que, depuis les années 80, un front commun de pays endettés ne s’est pas concrétisé. Une front commun de différents pays serait excellent pour un changement, mais les luttes politiques et sociales continuent de se développer dans un cadre national. D’où la difficulté d’obtenir un front de pays endettés et ce, malgré les tentatives qui ont été faites suite à la crise de la dette des années 1980 (la campagne internationale lancée par Cuba en 1985, l’appel du président Thomas Sankara en Afrique en 1987, etc.). En prenant en compte ce qu’à fait l’Équateur en 2007-2008, je crois qu’il y a une possibilité d’acte souverain unilatéral basé sur l’argument du droit interne et international.

Quels aspects de la stratégie équatorienne éviteraient de tomber dans une situation comme celle qu’est en train de vivre l’Argentine avec les fonds vautours ?

L’Argentine s’est retrouvée dans une situation de défaut technique avec les détenteurs de bons en décembre 2001, qui s’est maintenue jusque mars 2005, et avec le Club de Paris jusque 2014. Début 2002, l’Argentine a manqué l’occasion de réaliser un audit de sa dette pour identifier la part illégitime ou illégale de celle-ci. Parce qu’en effet, il peut y avoir des dettes illégales, qui sont nulles du point de vue du droit commercial, et des dettes illégitimes, qui ne sont pas nulles du point de vue du droit commercial mais qui le sont selon d’autres critères.

Qu’est-ce que la réalisation d’un audit aurait pu changer ?

Cela aurait permis à l’Argentine d’établir une distinction entre un montant considéré comme illégal ou illégitime et de le répudier, et de restructurer l’autre partie de la dette directement avec les créanciers. Le second point concerne le fait que l’Argentine a opéré un échange de dette. En Équateur, après l’audit de 2007-2008, la suspension de paiement n’a pas débouché sur un échange de dette sinon sur un rachat de dette. Il n’y a pas eu de restructuration de la dette.

En quoi se différencient ces deux décisions ?

Le gouvernement équatorien a racheté les bons de sa dette sans entrer en négociation avec ses détenteurs. Il ne s’est pas assis à une table en disant : "Messieurs, faisons un échange de dette et signons un nouveau contrat". L’Argentine, elle, a fait un nouveau contrat et a de nouveau accepté la compétence des États-Unis en cas de litige. Elle a autorisé des conditions très favorables aux détenteurs de bons, comme l’indexation du paiement des intérêts sur le taux de croissance économique.

Aurait-il été possible pour l’Argentine de racheter des bons de sa dette, compte tenu de la grande dispersion de ses créanciers ?

Quand un pays est en suspension de paiement, une grande partie des détenteurs cherchent à vendre les titres de la dette sur le marché secondaire. Durant la période de suspension de paiement, les bons peuvent changer de mains. Il y a des entités qui ont acheté les bons à leur valeur initiale et qui ensuite les ont vendu à 20 % de leur valeur sur le marché secondaire, et c’est là que peuvent intervenir les fonds vautours. L’Équateur a profité de cette occasion pour dire aux détenteurs de bons : "Messieurs, nous vous rachetons les bons à tel pourcentage". Peu importe la dispersion, ce qui est important, c’est que les détenteurs soient angoissés et qu’ils veuillent obtenir des liquidités, car il pensent que s’ils ne vendent pas, ils n’obtiendront rien par la suite.

À quoi aurait servi la distinction entre la part légitime et la part illégitime de la dette, dans le cas argentin ?

Cela aurait servi à montrer, tant aux créanciers qu’à la communauté internationale, à quel point le nouveau gouvernement ne pouvait se porter responsable de tout le mal qui avait été fait par les gouvernements antérieurs. Avec l’échange de 2005, cela a été fait partiellement parce qu’il y a eu une réduction de la dette. Le problème est que l’Argentine s’est arrêtée à la moitié du chemin : elle n’a pas réalisé d’audit. Je suis certain qu’il aurait pu y avoir une répudiation de dette.

En quoi consisterait cette répudiation ?

Répudiation signifie "la dette est nulle". Le débiteur n’annule pas, il répudie, c’est le créancier qui annule.

Comment se serait positionnée cette répudiation de l’Argentine face aux marchés financiers ?

L’Équateur, qui avait les liquidités, a suspendu le paiement de façon unilatérale. Il a réalisé un audit et a racheté 91 % des bons. En 2009, il a été dit que l’Équateur n’aurait pas la possibilité d’aller vers les marchés financiers. Cette année, en 2014, l’Équateur a émis des titres de dette publique au Luxembourg et à Wall Street à un taux d’intérêt de 7 %. L’Argentine, par contre, n’a toujours pas un accès facile aux marchés financiers. En matière d’émission de dette, c’est fondamental d’appliquer la doctrine Calvo |2| et de respecter la Constitution argentine qui stipulent qu’on ne peut renoncer à la souveraineté.

Vous avez proposé plusieurs fois de recourir à la doctrine Calvo et à la doctrine Drago |3|. Quels effets concrets auraient l’application de ces doctrines ?

La loi argentine dite « de paiement souverain » adoptée le 10 septembre 2014 dit ceci : "nous allons faire un nouvel échange de bons. Ceux qui participeront à l’échange peuvent choisir les bons qui reconnaissent la juridiction argentine en cas de litige, ou les bons qui reconnaissent la justice française". Cette seconde option est, encore une fois, une concession qu’il ne fallait pas faire. L’attitude de la France concernant l’Argentine est clairement opportuniste.

Dans quel sens ?

La France semble être plus solidaire maintenant, mais elle se comporte vis-à-vis de la Grèce exactement de la même façon que les États-Unis envers l’Argentine. En cas de litige, la juridiction française aura tendance à favoriser les créanciers.

Quel impact pourrait avoir la résolution du cas argentin sur la restructuration des autres dettes souveraines ?

La décision du juge Thomas Griesa, confirmée par la Cour Suprême des États-Unis, donne le ton pour le futur en défaveur des pays endettés |4|. Si dans une future émission de bons, l’Argentine impose sa juridiction comme unique option en cas de litige, cela représenterait un virage dans la direction opposée. Cela permettrait à d’autres pays de suivre cette voie, de retourner à une situation des années 1940 et 60 quand était appliquée la doctrine Calvo.

La possibilité de régler le conflit avec les fonds vautours à la Cour internationale de justice de La Haye pourrait-elle apporter des effets concrets ?

Les États-Unis ne reconnaissent pas la compétence de la Cour de La Haye. Politiquement, c’est totalement légitime de la part de l’Argentine d’aller à La Haye, parce que c’est le lieu pour intenter un procès entre deux États. Et La Cour a donné raison au Nicaragua en 1985 face aux États-Unis pour avoir miné les ports nicaraguayens pour soutenir l’opposition. C’est important politiquement, mais l’effet concret est nul.

Comment évaluez-vous le rôle du Fonds monétaire international dans ce litige, lui qui a critiqué les fonds vautours mais qui ne s’est pas présenté comme amicus curiae |5| devant le juge Griesa ?

Le FMI est activement responsable de ce qui est en train de se passer. Premièrement, il est coresponsable actif du volume insupportable de la dette argentine et de la dérégulation des contrats qui permettent aux fonds vautour d’agir tel qu’ils le font. Ensuite, le FMI critique les fonds vautours mais, ces dernières années, il a fait tout le nécessaire pour leur ouvrir la porte en disant "il faut dénoncer la souveraineté", et en donnant la primauté aux créanciers. Il n’y a aucune crédibilité dans le discours officiel du FMI.

Traduction en français : Hélène Capocci
Voir en ligne : http://www.pagina12.com.ar/diario/s...

Notes

|1| Le contenu de cette interview a été revu par Éric Toussaint pour la version française. La version originale en espagnol : http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/cash/17-8073-2014-11-09.html

|2| La Doctrine Calvo, du nom de son auteur Carlos Calvo (1824-1906), est une doctrine du droit international qui stipule que les personnes vivant dans un pays étranger doivent faire leurs demandes, plaintes et griefs dans le cadre de la compétence des tribunaux locaux, sans recourir à la pression diplomatique ou à l’intervention militaire. Toutes les voies juridiques locales doivent être épuisées avant d’envisager de saisir les voies diplomatiques internationales. Cette doctrine a été transposée dans plusieurs constitutions de pays de l’Amérique latine.

|3| La doctrine Drago fut énoncée en 1902 par le ministre des affaires étrangères argentin Luis María Drago. La doctrine Drago fut une réponse à l’intervention du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Italie qui avaient bloqué et bombardé des ports en raison du non paiement de la dette externe, élevée, contractée par le Venezuela et que le président Cipriano Castro refusait de payer. Bien que la doctrine Monroe l’exigeait, les États-Unis refusèrent de défendre le Venezuela, au motif que cela ne se justifiait pas dans ce cas-ci, face à un refus de paiement de dettes. En réaction à cela, la doctrine Drago affirme qu’aucun pays étranger ne peut utiliser la force afin de recouvrer des dettes. La doctrine Drago s’inspire de la doctrine Calvo mais elles ne doivent pas être confondues.

|4| En 2014, la Cour suprême des États-Unis a donné raison à Thomas Griesa, un juge new-yorkais qui a condamné l’Argentine à indemniser des fonds vautours. Ceux-ci veulent faire un profit de 1 600 % sur des titres de la dette argentine qu’ils ont achetés pour une bouchée de pain il y a quelques années. Comme l’Argentine jusqu’ici refuse de verser la somme voulue par les fonds vautours, le juge a fait bloquer sur un compte bancaire de la banque Mellon de New York la somme que l’Argentine y avait versée. Cette somme devait servir à payer les créanciers (il s’agit de sociétés financières privées : banques, fonds de placement, assurances…) qui ont participé en 2005 et en 2010 à une restructuration de la dette argentine. Par conséquent, à cause de cette décision du pouvoir judiciaire des États-Unis, l’Argentine est en suspension partielle de paiement. C’est une situation paradoxale : alors que le gouvernement argentin veut payer, un juge new-yorkais l’en empêche. C’est un peu le monde à l’envers. Vu de l’extérieur, l’Argentine a l’air de ne pas vouloir payer la dette, alors que la présidente argentine et son gouvernement affirment qu’ils veulent continuer à la payer « religieusement » (sic !). Ils se déclarent « payeur en série » (« serial pagador », re-sic !). Selon les déclarations de la présidente Cristina Fernández, l’Argentine aurait versé à ses créanciers 190 milliards de dollars depuis 2003.

Pour plus d’infos sur la politique du gouvernement argentin lire http://cadtm.org/Argentine-des-nouvelles (cette note de bas de page est extraite de l’article en question)

|5| L’ Amicus curiae est une « notion de droit interne anglo-américain désignant la faculté attribuée à une personnalité ou à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de fait ou de droit ». Il s’agit d’une personnalité ou d’un organisme, non directement lié à une affaire, qui se porte volontaire pour offrir des informations et assister une cour dans le but de trancher l’affaire portée devant elle. L’information fournie peut être une opinion juridique sous la forme d’un mémoire (qui est appelé un amicus lorsqu’il est offert par un amicus curiae). Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Amicus_curiae

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