Tiré de Médiapart.
Istanbul (Turquie).– Ce mardi 15 mars au soir, le quartier contestataire et festif de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, résonne une fois de plus du slogan : « Non à la guerre ! » Cette fois, il n’est pas crié en turc ou en kurde, mais en russe. Le célèbre rappeur russe Oxxymiron, critique de longue date de la politique autoritaire de Vladimir Poutine, y donne un concert intitulé « Les Russes contre la guerre », dont les bénéfices sont destinés à des associations ukrainiennes.
Stepan, 32 ans, patiente parmi la foule de plusieurs centaines de personnes qui se pressent et tentent de négocier leur entrée. Comme le chanteur, il a fui la Russie quelques jours après l’entrée en guerre de son pays. « Je travaille dans le secteur de la culture et je suis un militant écologiste, je ne me sentais déjà pas en sécurité en Russie, mais avec cette guerre, l’atmosphère est devenue franchement irrespirable », raconte le jeune homme. Il dit aussi avoir craint la répression des services de sécurité, ou même d’être forcé à aller combattre dans cette guerre qu’il désapprouve, en cas de mobilisation générale.
Autour de lui, plusieurs centaines de personnes, opposant·es, artistes ou journalistes, qui se sont retrouvées à Istanbul ces dernières semaines, fuyant une répression qui se durcit et une guerre honnie. La Turquie ne demande pas de visa aux Russes, et elle est l’un des rares pays de la région à ne pas avoir fermé son espace aérien aux avions russes. Elle est donc devenue un point de convergence pour ces exilé·es, dont peu entendent rester sur place.
« J’ai des amis qui sont déjà partis d’ici vers la Géorgie, je compte me rendre en Scandinavie ou en Europe de l’Ouest. Istanbul est un point de passage utile pour fuir rapidement et reprendre nos esprits », dit l’un d’eux. Pour le plus grand soulagement, probablement, des autorités turques. Le pays entend en effet poursuivre sa « politique d’équilibre » envers Moscou, et ne voudrait pas devenir une base arrière pour l’opposition russe en exil.
La Turquie a condamné en des termes fermes l’invasion de l’Ukraine, pays avec lequel elle avait développé d’excellentes relations et venait de démarrer un très ambitieux programme de partenariat en matière d’industrie militaire, destiné à équiper les futurs drones et avions sans pilote turcs.
La vingtaine de drones TB2 Bayraktar (fabriqués par une compagnie dirigée par le gendre du président Recep Tayyip Erdogan) déjà livrés à l’Ukraine ont d’ailleurs fait des ravages dans les colonnes blindées russes. Les vidéos de frappes des drones turcs sont régulièrement diffusées par l’armée ukrainienne, et des chansons ont même été écrites à leur gloire.
Pourtant, Ankara veille à ne pas fâcher Moscou. Début mars, Ethem Sancak, homme d’affaires pro-Erdogan et pro-Poutine, s’est rendu dans la capitale, en compagnie d’une délégation d’eurasistes. Ce courant fermement opposé à l’Otan plaide pour un rapprochement avec la Russie et la Chine et dispose de relais non négligeables dans l’armée et les services de sécurité, depuis que le président Erdogan a conclu une alliance avec eux au lendemain de la tentative de coup d’État de juillet 2016.
« Les eurasistes font beaucoup de bruit, et ils ont un écho certain dans l’opinion, mais ce ne sont pas à eux que reviennent les prises de décision », relativise cependant Soli Özel, professeur de relations internationales à l’université Kadir Has.
Fermeture du Bosphore
Après une longue hésitation, Ankara a finalement décidé de fermer le détroit du Bosphore à la marine russe, comme le prévoit, en cas de guerre, la Convention de Montreux (1936) régissant le trafic sur le détroit. Une décision forte au plan symbolique, car elle empêche les bâtiments militaires russes de la base de Tartous, en Syrie, de rejoindre la mer Noire. Mais dans les faits, elle pèse peu dans la balance militaire, la flotte militaire russe amassée en mer Noire avant le conflit étant déjà suffisante face à une marine ukrainienne quasi inexistante depuis l’annexion de la Crimée en 2014.
Il apparaît hautement improbable que la Turquie accepte, comme certains en rêveraient à Washington, de fournir à l’Ukraine son système russe de défense antiaérienne S-400, qu’elle s’est procuré auprès de Moscou en 2017. Ce qui avait entraîné des tensions avec ses alliés de l’Otan et la suspension de la Turquie du programme d’avion de nouvelle génération F-35.
Fournir une telle aide, semblable à celle de la Slovaquie qui a accepté de livrer à Kyiv (Kiev) son système – moins développé – de défense antiaérienne russe S-300, vaudrait à Ankara les foudres de Moscou. La Russie a de nombreux moyens de riposter, au niveau économique mais aussi et surtout géopolitique. Notamment en Syrie, où la Russie, qui soutient le régime d’Assad, et la Turquie, du côté des rebelles djihadistes, ont pour le moment accepté de geler le conflit.
- Il ne reste plus beaucoup de pays en lice pour jouer ce rôle de médiateur.
- - Soli Özel, professeur de relations internationales
La diplomatie turque fait feu de tout bois pour tenter de faire cesser les hostilités entre ses deux précieux partenaires et pour s’attribuer les mérites d’une conciliation. Puissant symbole à mettre à son crédit, c’est à Antalya, que les ministres des affaires étrangères ukrainien et russe ont accepté de se rencontrer pour la première fois après le début du conflit, le 10 mars.
Lors de ses visites à Moscou et à Kyiv, les 16 et 17 mars, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoglu, a réitéré sa proposition d’accueillir en Turquie des pourparlers entre Volodymyr Zelensky et Vladimir Poutine. « Après tout, la Turquie est l’un des rares pays à avoir de bonnes relations avec les deux parties, et il ne reste plus beaucoup de monde en lice pour jouer ce rôle de médiateur maintenant qu’Israël est hors jeu », estime Soli Özel.
Un havre pour les oligarques
Ce rôle de médiateur potentiel explique en partie que les alliés occidentaux de la Turquie, qui est membre de l’Otan et candidate à l’entrée dans l’Union européenne, ne fassent pas davantage pression sur Ankara pour qu’elle applique à son tour la politique de sanctions décidée à l’encontre de Moscou.
Signe de la mansuétude turque envers le régime de Vladimir Poutine, les ports de la côte égéenne sont devenus le point de ralliement des yachts des oligarques russes, dont les biens sont saisis en Europe. C’est ainsi à destination de la Turquie que devait appareiller le bateau du milliardaire russe Igor Setchine, avant d’être intercepté par la police française début mars à La Ciotat.
Le méga-yacht My Solaris (500 millions d’euros), propriété du célèbre Roman Abramovich, a réussi à quitter Barcelone pour jeter l’ancre dans le très chic port de Bodrum le 21 mars, malgré une action de marins originaires d’Odessa vite dispersés par la police locale.
« En revanche, les institutions financières européennes et américaines ont renforcé leur surveillance pour que des banques turques n’aident pas la Russie à contourner son bannissement du système Swift [système de messagerie pour les paiements internationaux – ndlr], ils ne veulent pas d’un nouveau cas Reza Zarrab », souligne l’analyste économique Attila Yesilada. Il fait référence au cas de cet homme d’affaires turco-iranien qui, avec la banque publique Halkbank et l’apparente bénédiction du pouvoir politique, se serait livré à des transactions financières violant les sanctions contre l’Iran (le procès est toujours en cours aux États-Unis).
Des opportunités pour Ankara
Si les entreprises turques peuvent espérer récupérer certains marchés face à l’embargo contre Moscou venu d’Europe, des États-Unis et de certains pays asiatiques, la guerre va porter un rude coup à une économie turque déjà à la peine du fait de la politique monétaire voulue par Erdogan.
« Même si nous doublons nos exportations avec la Russie, cela ne fera jamais que 7 milliards de dollars en plus, et cela ne compensera pas les milliards venus de contrats dans le bâtiment que nos entreprises avaient signé avec l’Ukraine et la Russie, souligne l’économiste. Ni la perte des touristes russes et ukrainiens, au nombre de 8,5 millions par an, soit 27 % du total de touristes annuels en Turquie. »
Malgré un coût certain pour l’économie turque et la popularité de son président, en partie indexée sur l’inflation, la guerre en Ukraine pourrait aussi créer des opportunités pour Ankara. « Si la Turquie manifeste plus clairement son attachement au camp occidental dans cette crise, elle peut peut-être espérer que les banques européennes se montrent un peu plus généreuses pour lui faire crédit », estime Attila Yesilada.
Et le retour de la guerre en Europe pourrait redorer le blason d’un pays parfois considéré comme un allié encombrant au sein de l’Otan, mais dont l’armée est la deuxième en nombre d’hommes derrière celle des États-Unis : « Je ne pense pas que l’on réentende de sitôt des doutes quant au fait qu’il faille ou non garder la Turquie dans l’Otan », prédit Soli Özel.
Zafer Sivrikaya
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